Assise sur un bout de matelas, faisant office de canapé le jour et de lit la nuit, Maria, la cinquantaine majestueuse, a le regard triste de ceux qui ont perdu tout espoir. Mais son mari, condamné à mort par le régime irakien, est sauf. Elle a réussi à le faire évader en payant un " bakchich " de 4 millions de dollars. " Depuis la guerre du Golfe, tout s'achète à Bagdad ", précise-t-elle. Ils se sont aussitôt enfuis à Amman. C'était il y a quatre ans. Aujourd'hui, Maria est seule. Elle attend que son mari, parti en Suède, obtienne le statut de réfugié pour pouvoir le rejoindre. À Bagdad, elle vivait comme une reine dans un des quartiers résidentiels de la capitale. À Amman, elle fait des ménages et vit avec une cousine, Nada, et ses deux enfants dans une cave de 10 m2, dans une des zones les plus misérables de la ville. Le mari de Nada, aussi, est en Suède. 150 000 à 400 000 Irakiens vivent dans la capitale jordanienne Le cas de Maria et celui de Nada n'ont rien d'exceptionnel. La dislocation des familles est presque une règle absolue pour les Irakiens d'Amman. Pour nombre d'entre eux, vivre en Jordanie n'était pas un objectif en soi. Il y aurait, selon les sources, 150 000 à 400 000 Irakiens dans la capitale jordanienne, les uns faisant du trafic avec Bagdad, les autres y attendant un visa pour l'Occident. D'après un chrétien irakien, "les autorités locales gonflent les chiffres pour obtenir des aides". Un autre précise : " Sur les 150 000 Irakiens, 50 % sont Chrétiens ", soit dix fois plus que leur poids en Irak. Les chrétiens d'Irak sont considérés par les musulmans comme une incarnation de l'ennemi américain " Davantage de chrétiens quittent l'Irak, car ils sont plus menacés ", explique Salem, originaire de Ninive. Et, généralement, ils n'y retournent pas. " Avant la guerre du Golfe, le régime était laïc. Mais depuis, les musulmans nous considèrent comme une incarnation de l'ennemi américain et il y a un large mouvement de conversion à l'Islam ". Cependant, une fois arrivés à Amman avec un visa de touriste de cinq mois, Salem et les autres sont suspects, aux yeux des pays occidentaux, d'être des agents de Saddam – il y en aurait pas mal à Amman, d'après plusieurs diplomates ou journalistes occidentaux. Aussi l'attente pour partir en Occident est souvent longue et la situation s'est encore dégradée depuis les attentats du 11 septembre. Salem est arrivé à Amman en 1998. Début février, sa femme et ses enfants ont enfin été autorisés à partir aux États-Unis. Lui doit encore attendre. " Les services de sécurité font des vérifications, parce que j'ai fait mon service militaire en Irak. Mais, c'était il y a vingt ans ", précise cet homme au doux regard, sans comprendre pourquoi il est séparé des siens. Maurice pense à ses frères et soeurs qui sont restés au pays. « On a laissé beaucoup de nous-mêmes là-bas », confie-t-il. Originaire de Mossoul, une ville qui compte 15 à 20 % de chrétiens, Maurice a quitté l'Irak fin 1991 : « le pouvoir totalitaire était resté le même, explique-t-il. Je suis parti parce que j'avais atteint un seuil de saturation et pour assurer un meilleur avenir à mes trois enfants. Cela n'a rien de politique, c'est une réaction normale d'individu ». Maurice estime être un privilégié : il fait partie des 5 à 10 % d'Irakiens d'Amman qui ont un statut légal de résident, renouvelé chaque année grâce à leurs employeurs. Tous les autres sont clandestins. À ce titre, ils devront, quand ils quitteront le pays, payer une somme de deux dollars par jour et par personne pour le temps passé sur le sol jordanien au-delà du visa initial de cinq mois. Comment Hallil pourra-t-il s'acquitter de cette somme ? À Amman depuis dix mois, il y a dilapidé toutes ses économies pour nourrir sa femme et ses quatre enfants. Ingénieur, il voulait transiter par la Jordanie pour partir aux Etats-Unis : " J'avais un contrat de travail avec une société américaine mais, ici, le consulat a refusé de me donner un visa pour des raisons de sécurité. Le plus dur est de ne pas savoir quand on pourra partir. On ne peut faire aucun projet. Si les Américains me disaient " non ", ce serait clair, mais là je ne sais pas. " Cette incertitude sur l'avenir a eu un effet dévastateur sur l'éducation des jeunes. Convaincus de vite repartir, beaucoup n'ont pas mis leurs enfants à l'école, d'autant que les établissements chrétiens sont des institutions privées payantes. " En attendant, tous ces enfants constituent une génération perdue ", souligne Edmond Hermez, irakien d'origine et fondateur de l'AEED, Association pour l'Éducation et le Développement. Cette organisation qui gère cinq centres à Amman-est, la partie pauvre de la capitale, offre gratuitement des cours d'arabe et d'anglais à quelque 1.500 personnes, enfants, adolescents et adultes. Dans la classe d'arabe des 6-12 ans, tous ont la nostalgie de leur pays, de leur école, de leurs amis, de leur maison, mais tous, aussi, savent pourquoi leurs parents ont décidé de partir. Sarah, une jolie fille de 12 ans, commente : « Nos parents se sont sacrifiés pour qu'on puisse être libres » En attendant, les enfants rasent les murs quand ils sortent du centre. Clandestins à Amman, ils peuvent être arrêtés par la police. « Ici on n'est pas libres, on ne peut même pas jouer dehors », remarque Yossef, 13 ans, le regard triste. Et tous, enfants et adultes, craignent la prochaine guerre pour ceux qui sont restés en Irak. Pour cette raison, ils apprécient la position de la France. « Virer Saddam c'est bien, mais après ? Les Américains font l'erreur d'exclure les Irakiens de l'intérieur et le parti Baath de leur plan politique. La majorité des Irakiens sont contre Saddam, mais ils ne peuvent pas le dire. Il faut donc les associer aux réformes », souligne Maurice. Cependant, contrairement à ses amis Irakiens, il ne se fait aucune illusion sur la France. « Il n'y a aucune raison d'être flatté par l'opposition de la France à la guerre. Elle ne fait pas ça pour nous, mais pour se distinguer des Américains et, finalement, elle participera à la guerre ». En fait, les adultes sont si désespérés qu'ils n'espèrent même plus. Maria conclut : « Tous les jours, on prie pour que Saddam meure, mais il est toujours là. On ne compte même plus sur Dieu ».