La bataillle nucléaire est en route
Les Allemands protestent contre la reprise des convois de déchets.

Par LORRAINE MILLOT

Le lundi 26 mars 2001

 






La Hague, allers et retours

 

La Cogema exploite à La Hague (Cotentin) la plus grande usine de retraitement nucléaire du monde. Elle reçoit des combustibles usés en provenance des centrales EDF et de réacteurs étrangers. Après quelques années de «refroidissement» en piscine, ces assemblages très radioactifs sont soumis à des traitements chimiques complexes, afin d'en extraire l'uranium, le plutonium et divers déchets.

La loi impose à la Cogema de retourner l'ensemble de ces produits aux pays d'origine. Mais ces derniers, confrontés à des opinions publiques très réactives, se font tirer l'oreille. D'autant que chaque retour de déchets ou de matières fissiles (uranium, plutonium) prend vite une tournure dramatique. La réexpédition de 1,5 tonne de plutonium au Japon, en 1992, avait suscité un tollé sans précédent. Depuis, la Cogema renvoie ce plutonium à l'Archipel sous forme de Mox (mixed oxide: combustible mixte uranium/ plutonium) plutôt que «sec». Ce qui, au vu des événements de ces derniers jours, ne change rien à l'affaire...

L'usine de La Hague devait démontrer la faisabilité du «cycle nucléaire»: on brûle du combustible (oxyde d'uranium), on le retraite et on fabrique avec les produits du retraitement un nouveau combustible (le Mox) qui, à son tour, est brûlé etc. Le problème est que le retraitement du Mox n'a aucun intérêt économique et que, du coup, le «cycle» reste ouvert. Le retraitement n'aura fait que reculer de quelques années le problème de la gestion des déchets. Et le rendre plus ardu: les combustibles Mox usés sont extrêmement radioactifs. E.La.

 

Gorleben envoyée spéciale

Les camps de huttes sont dressés, les ordinateurs branchés pour coordonner les offensives, les tracteurs prêts à bloquer les routes, et les policiers en faction à chaque carrefour: tout est en place autour de Gorleben, bucolique région du nord de l'Allemagne, entre Berlin et Hambourg, pour la première bataille du Castor sous le gouvernement rouge-vert de Gerhard Schröder. Un convoi de six Castor (acronyme pour Cask for Storage and Transport of Radioactive Material), contenant chacun 12 tonnes de résidus nucléaires vitrifiés, doit partir ce lundi à 6 h 30 du terminal de Valognes, près de La Hague. Transportés par train, sur 1 500 km jusqu'à Dannenberg, les déchets devraient y arriver mardi, pour être transférés sur camions et parcourir mercredi les 20 derniers km jusqu'au centre de stockage de Gorleben.

Sur le parcours français ce lundi, le collectif Sortir du nucléaire et les Verts ont annoncé quelques rassemblements de protestation, mais qui devraient rester limités, comme d'habitude. Ce week-end, les manifestations contre les transports nucléaires n'ont rassemblé qu'une trentaine de personnes devant la gare de Rouen, une centaine à Caen et un millier à Kehl, la ville allemande frontalière de Strasbourg. Dans la région de Gorleben, les prémanifestations de ce week-end ont déjà réuni plus de 10 000 militants qui se sont juré, comme pour les deux précédents convois de ce type, en 1996 et 1997, de tout faire pour bloquer la cargaison. Près de 30 000 policiers allemands sont mobilisés pour assurer la sécurité du convoi: par comparaison, le contingent international déployé au Kosovo, la Kfor, compte 35 000 hommes.

Que le gouvernement rouge-vert de Gerhard Schröder ait négocié avec les électriciens allemands l'abandon du nucléaire, d'ici à 2022 environ, et l'arrêt des envois de déchets en retraitement en 2005 n'a pas apaisé les militants locaux, bien au contraire. «Que les Verts nous fassent ce coup-là, cela rend les militants particulièrement furieux», explique Gecko, 28 ans, un des organisateurs d'un camp de militants, près de Dannenberg. La coprésidente du parti vert allemand, Claudia Roth, et la co-leader du groupe parlementaire, Kerstin Müller, venues manifester hier à Gorleben, non pas contre ce transport, «car l'Allemagne doit bien reprendre ses déchets», mais pour une sortie accélérée du nucléaire, ont été accueillies aux cris de «traîtres!».

Les militants allemands sont d'autant plus remontés que ce convoi doit relancer tout le cycle des transports nucléaires entre la France et l'Allemagne, que le gouvernement Jospin avait bloqué pour obliger l'Allemagne à reprendre ses déchets. Ces six Castor attendaient à La Hague depuis plus de deux ans que le chancelier Schröder et ses ministres verts, jadis du côté des manifestants à Gorleben, osent imposer un transport. Le gouvernement allemand n'avait cessé d'implorer des délais à la France, demandant d'attendre la négociation du compromis sur la sortie du nucléaire, la réparation d'un pont près de Gorleben, puis les élections régionales de ce dimanche dans le sud de l'Allemagne (lire aussi page 14).

Piscines. Sitôt ce premier convoi arrivé à bon port, les transports de déchets d'outre-Rhin vers La Hague pourront reprendre: quinze convois de combustibles nucléaires usés provenant de centrales allemandes sont programmés pour l'année 2001. A condition bien sûr que les transports retour, de La Hague vers Gorleben, se poursuivent régulièrement. La Cogema prévoit une quinzaine d'autres transports retour, au rythme de deux par an. «Pour les militants, la motivation n'a jamais été aussi grande, explique Gecko. Si nous arrivons à stopper ces Castor, nous empêchons la reprise des transports vers La Hague et au moins trois centrales allemandes, dont les piscines à déchets sont pleines, devront être débranchées. Pour la première fois, notre action aurait pour conséquence directe l'arrêt de trois centrales!»

Canons à eau. Forts de l'expérience des trois convois précédents, les militants comptent protester plus en amont, tant que les Castor sont sur rails. «L'avantage, c'est aussi que les policiers ne peuvent guère employer leurs canons à eau sur les rails», explique Maren, une autre militante. Pour déloger les protestataires, les policiers devront soit les porter un à un, comme ils l'avaient fait en 1997, soit les tabasser sous les yeux des télés, ce que le gouvernement Schröder pourra difficilement se permettre trop longtemps. «Cette fois, les chances que le convoi passe sont à 50-50», assure un militant, encore plein d'espoir. A voir les bataillons de policiers déployés dans la région, le gouvernement Schröder prend aussi l'épreuve de force très au sérieux.

 

La Cogema a du mal à vendre son Mox

 

L'usine de retraitement de déchets nucléaires perd ses clients.

Par CATHERINE COROLLER

 





En plus d'être extrêmement radioactif, le MOX souffre d'un grave défaut: il coûte plus cher que les autres combustibles.

 

'année commence décidément très mal pour la Cogema, entreprise spécialisée dans la production et le retraitement de matières nucléaires. Les livraisons controversées de combustible nucléaire MOX au Japon et de déchets radioactifs en Allemagne interviennent après une série d'offensives écologistes sur le terrain juridique: le 15 mars, le tribunal de Cherbourg interdisait le débarquement de déchets australiens; une semaine auparavant, le 7 mars, à l'initiative du Comité de réflexion, d'information et de lutte antinucléaire (Crilan), la Cogema était assignée pour importations illégales de rebuts de MOX allemand.

La polémique qui agite le Japon à propos du MOX (lire ci-contre) ouvre aujourd'hui un nouveau front dans les luttes antinucléaires. Elle est suivie de très près par les écologistes français. «Les attendus du jugement du tribunal de Fukushima vont renforcer la position des gouverneurs japonais qui ont décidé de ne pas accepter le chargement de MOX dans leurs réacteurs nucléaires», se réjouit Jean-Luc Thierry, chargé de mission nucléaire pour Greenpeace France. Selon Mycle Schneider, directeur de Wise-Paris, expert nucléaire indépendant, le virage antinucléaire de l'opinion japonaise «peut avoir des effets dévastateurs pour l'industrie du plutonium en France. Elle clarifie l'impasse de cette filière».

Débouchés. Pour la Cogema, la fronde nippone est indiscutablement une mauvaise nouvelle. Car la production de MOX, combustible nucléaire composé d'un mélange d'oxydes de plutonium et d'uranium issu du retraitement des combustibles usés en provenance des centrales nucléaires, représente une bonne part de son activité. Le MOX objet de l'ire japonaise a été fabriqué par la Belgonucléaire - dans le capital de laquelle se trouve la Cogema -, et à partir de plutonium fourni par cette même Cogema.

A ce jour, le Japon demeure l'un des derniers pays susceptibles d'acheter du MOX à la France. Lorsque la Cogema s'est lancée dans la production de MOX, dans les années 90, elle comptait le vendre aux six pays équipés de réacteurs pouvant utiliser ce combustible: France (par le truchement d'EDF), Belgique, Pays-Bas, Suisse, Allemagne et Japon. Depuis, ces débouchés se sont successivement fermés. Dans un proche avenir, ne devrait rester que le Japon, baptisé «l'autre pays du nucléaire» par les promoteurs de l'électronucléaire français. Mais si l'opinion publique s'en mêle, le Japon ne risque-t-il pas de réviser ses choix?

D'autant que le MOX souffre d'un grave défaut: il coûte plus cher que les autres combustibles. Client historique de la Cogema, EDF a fait ses comptes, et conclu dans une note interne publiée par Wise-Paris (1) que «l'option retraitement/recyclage se révèle comme extrêmement coûteuse». Une analyse confirmée par les trois spécialistes auxquels Lionel Jospin a confié une mission sur le sujet (2): «L'utilisation par EDF de MOX dans ses réacteurs représente, du point de vue d'un électricien, une augmentation de son coût du kWh, ceci apparaissant comme un obstacle à sa compétitivité, élément de moins en moins supportable dans un marché qui s'ouvre à la concurrence.» EDF est d'ailleurs en train de renégocier les contrats qui la lient à la Cogema.

Bombes. Pour les écologistes, le MOX souffre d'un autre défaut: son usage est problématique en termes de sûreté et de prolifération. Si Greenpeace s'est opposé, le 19 janvier, au départ du Pacific Pintail de Cherbourg pour le Japon, c'est notamment au motif que sa «cargaison à hauts risques renfermait environ 220 kg de plutonium, de quoi fabriquer une vingtaine de bombes atomiques». Que l'avenir de ce combustible soit peut-être compromis réjouit donc les antinucléaires.

Il se trouve, hasard du calendrier, que cette polémique autour du Mox coïncide avec le départ vers l'Allemagne de déchets vitrifiés hautement radioactifs retraités à l'usine de La Hague. Didier Anger, cofondateur du Crilan, et conseiller régional vert de Basse Normandie, estime que ce retour des déchets nucléaires chez leur producteur est plutôt une «bonne nouvelle». Mais il regrette qu'il n'y ait «qu'un ou deux retours prévus en 2001, alors que, pendant la même période, l'Allemagne s'est réservé la possibilité d'envoyer en France une quinzaine de convois de combustibles à retraiter».

(1)www.puinvestigation.org/intronosbulletins.html

(2) «Etude économique prospective de la filière électrique nucléaire», J.-M.Charpin, B. Dessus, R. Pellat, La Documentation française.