L'Irak méprisé Dans une carte blanche publiée dans Le Soir du 15 novembre, Jean Bricmont rappelait aux lecteurs que les Etats-Unis ont une politique de puissance et que leurs préparatifs de guerre contre l'Irak trahissent une volonté impériale de remettre au pas un régime qui leur est récalcitrant, tout en rebattant au Moyen-Orient les cartes du grand jeu pétrolier. Si Jean Bricmont s'était contenté de ce rappel, nous nous serions tout au plus interrogés sur l'utilité d'un texte qui ne faisait qu'enfoncer des portes largement et depuis longtemps ouvertes. L'ennui, c'est que M. Bricmont n'en reste pas là. Dans une démonstration mélangeant le vrai et le faux, il se lance ensuite dans ce qui ressemble à un exercice de réhabilitation par défaut du régime baasiste au pouvoir à Bagdad depuis 1968. Certes, Jean Bricmont a l'habileté de ne pas encenser le régime ce qui serait intellectuellement et moralement suicidaire mais de lui donner une identité de victime face à « l'impérialisme le plus agressif du moment ». En procédant de la sorte, il s'approprie (en l'inversant) le discours manichéen de l'administration américaine sur « la guerre du Bien contre le Mal ». Surtout, il peut également se payer le luxe de faire de « l'Occident » le seul acteur politique de la planète, face un régime irakien jamais décrit ni gratifié du moindre qualificatif, et face à un « tiers-monde » qui viendrait de subir un nouveau « Munich » de la part d'un Occident dominé, lui et lui seul, « par une soif de puissance et de profit ». Plus précisément, en faisant jouer à l'Irak le rôle de victime sacrificielle d'un combat mythologique et universel entre un « Occident » naturellement impérialiste et un « tiers-monde » naturellement victime, il encourage les lecteurs à choisir clairement leur camp entre celui du « Bien » et celui du « Mal », le Bien étant, aujourd'hui et par défaut, incarné par la figure victimaire de l'Irak . Mais de quel Irak et de quels Irakiens nous parle Jean Bricmont ? A le lire, l'Irak se résume aux soldats irakiens qui n'auront plus « qu'à livrer un baroud d'honneur » et aux « dirigeants irakiens » qui n'auront plus qu'à « choisir entre le tombeau et la prison ». « Les Irakiens », c'est aussi ceux qui, « parmi leur personnel politique », seront « éliminés » (par « l'Occident ») parce qu'ils « risquent de défendre un tant soit peu la souveraineté du pays ». « L'Irak », c'est enfin un Saddam Hussein qui aura été seul à avoir « osé dire après le 11 septembre : Ceux qui pensent que la vie de leur peuple est précieuse doivent se rappeler que la vie des autres peuples du monde est précieuse aussi. » Cette dernière citation ramasse et recadre parfaitement les précédentes. Pour nous, chercheurs et journalistes à la Revue Nouvelle et à Courrier International, qui couvrons avec passion et avec conviction l'actualité israélo-palestinienne, turque, arabe, iranienne et kurde, la lecture que propose Jean Bricmont est non seulement terriblement manichéenne, mais elle passe surtout par pertes et profits la nature, l'idéologie et la pratique effroyables du régime baasiste, un régime qui fait de la violence et de l'élimination physique le cœur de sa doctrine politique*. En nous proposant une telle lecture, Jean Bricmont peut ainsi détourner notre regard des souffrances endurées par la société irakienne depuis l'arrivée au pouvoir du Baas en 1968 et de Saddam Hussein en 1979, tout comme il peut imputer les conséquences inhumaines du terrible embargo qui frappe ce pays aux seules diplomaties occidentales et s'abstenir de mettre en cause la coresponsabilité du régime baasiste dans ce drame. Lorsque M. Bricmont annonce que, lors de l'offensive américaine à venir, les dirigeants irakiens n'auront plus qu'à « choisir entre le tombeau et la prison », il omet de rappeler (par méconnaissance ou par désintérêt ?) que ces dirigeants n'ont systématiquement laissé à leurs opposants que le choix entre le tombeau et le peloton d'exécution. Lorsqu'il s'inquiète que, sous prétexte de démocratisation, on élimine de leur personnel politique les Irakiens qui se risqueront « à défendre la souveraineté de leur pays », il omet de rappeler que, en Irak, il n'y a plus de « personnel politique » autre que celui du parti Baas, de ses milices et de ses ayants droit. Il omet enfin de préciser que, dans l'Irak d'aujourd'hui, ceux qui se font impitoyablement éliminer sont ceux qui ont la « naïveté » de croire que la véritable souveraineté d'un pays n'est pas exercée par des milices ou des escadrons de la mort spécialisés dans les déportations massives et les crimes contre l'humanité, mais par des citoyens et des organisations politiques et sociales libres et autonomes. Le comble de l'aveuglement est atteint lorsque, après avoir annoncé que « beaucoup d'ONG et de défenseurs des droits de l'homme se réjouiront de la disparition d'un tyran (sans avoir le courage d'en remercier G. W. Bush) », M. Bricmont se dit persuadé que, « lorsque les Irakiens seront suffisamment découragés, on organisera des élections libres ». De quels Irakiens parle-t-il ? Manifestement pas des dizaines de milliers d'entre eux qui, toutes origines confondues et encouragés par l'écrasement de l'armée irakienne par les Occidentaux en 1991, s'étaient soulevés dans 14 des 18 provinces irakiennes en 1991. Avant d'être écrasés impitoyablement (100.000 morts) et dans l'indifférence de « l'Occident » par les forces spéciales du parti. Il ne parle apparemment pas non plus d'une société irakienne qui, échaudée par les bains de sang sans précédent qu'avait provoqués un premier coup d'Etat baasiste en 1963, avait vu avec horreur ce même parti revenir au pouvoir en 1968 et ne plus le quitter depuis. S'il est légitime de s'interroger sur la politique américaine, voire de s'y opposer, nous avons la faiblesse de croire que la société irakienne, par-delà ses contradictions et ses faiblesses, mérite de meilleurs défenseurs que ceux qui, convaincus de la protéger de l'Occident, voudraient voir dans ses tortionnaires baasistes le dernier bastion des luttes du tiers-monde. · * La Revue Nouvelle, La question irakienne, dix ans après, octobre 2002, Bruxelles. carte blanche Pascal Fenaux Pierre Vanrie Journalistes à la « Revue Nouvelle » et au « Courrier International »