C'était à la fin des années 1950. A Jérusalem, David Ben Gourion et Nahum Goldmann eurent une conversation qui dura jusqu'au petit matin. Les deux personnalités en présence, en dépit de leurs convictions sionistes communes, étaient fondamentalement différentes: le fondateur d'Etat plein d'énergie faisait face au grand diplomate, un sceptique ironique dans la tradition de la diaspora. Ben Gourion exprimades pensées étonnamment sombres. Il estimait qu'il pourrait encore être enterré en Israël, mais sans doute plus son fils Amos. Goldmann l'interrogea sur les raisons d'un tel pessimisme. Après quelques hésitations, Ben Gourion livra son doute le plus profond: jamais les Arabes n'accepteraient Israël. Assurément, Dieu avait promis le pays au peuple d'Israël. Mais, poursuivit Ben Gourion, ce dieu est notre Dieu, cela n'engage aucunement les Arabes. L'anéantissement des juifs d'Europe, l'Holocauste? Il faudrait plutôt vider la Rhénanie des Allemands pour faire de la place à un Etat juif. Mais en quoi les Arabes étaient-ils concernés par cela? Après un long silence pensif, Goldmann répliqua ironiquement qu'il espérait que les Arabes ne penseraient pas comme Ben Gourion. Cette conversation nocturne entre Nahum Goldmann et Ben Gourion touchait le coeur du conflit entre Arabes et Juifs: la question de la légitimité. Autrement dit, comment les Juifs et les Arabes palestiniens justifient-ils les uns par rapport aux autres leur prétention sur cette terre? En ce qui concerne Israël, sa légitimité n'est pas évidente, mais se partage en trois variantes. On peut appeler la promesse divine à laquelle se réfère Ben Gourion la légitimation unilatérale. Une telle prétention ne peut guère obliger les Arabes, qui sont ses adversaires directs dans le conflit. C'est pourquoi elle doit être pour ainsi dire imposée physiquement, par la poursuite de la colonisation des territoires occupés au nom de la Bible. Cette promesse lie également, dans une version séculière amoindrie, les Israéliens qui, pour des raisons pragmatiques, se sont tenus à l'écart des territoires occupés depuis 1967. Qui renonce à Hébron, leur dit-on, abandonne la prétention sur Tel-Aviv. Pourtant, les arguments contraires sont nombreux. Les frontières de 1948 sont d'une certaine façon sacro-saintes. [Mais non, en aucune façon. D'ailleurs ce ne sont pas des frontières et elles ne sont reconnues comme telles par personne, pas même Israël. ] Il s'agit après tout des "frontières d'Auschwitz", comme les appela Abba Eban, l'ancien ministre israélien des affaires étrangères, après la foudroyante victoire militaire de 1967. Il voulait dire par là qu'un repli sur les frontières de 1948, en raison de leur précarité militaire, n'entrait pas en ligne de compte. Abba Eban forgea l'expression "frontières d'Auschwitz" dans une intention péjorative. Mais cette image pourrait, en un tout autre sens, fonder une légitimité puisée dans les horreurs de l'Holocauste. [C'est à ça que servent la loi Gayssot et toutes sortes de chantages grotesques ] Israël tire de l'anéantissement des Juifs le droit impérieux de protéger ces "frontières d'Auschwitz", y compris par la menace de destruction au moyen de l'arme ultime. [D'Auschwitz à Hiroshima, on voit ce qu'est l'éthique juive... la rationalité du massacre ] La légitimité des frontières d'Auschwitz -- les frontières d'Israël de 1948 à 1967 -- n'est pourtant que partiellement universelle. [On peut même franchement dire qu'elle n'est pas universelle du tout ! ] En effet, l'Holocauste n'oblige catégoriquement que le monde occidental. Il est étroitement solidaire de l'antisémitisme, lequel appartient à une tradition noire de la chrétienté. [C'est un froid mensonge, mais il sert encore beaucoup. En réalité, et de plus en plus de gens s'en rendent compte, le Zolo n'oblige personne. C'est un truc du siècle dernier, basta ! ] Si l'antisémitisme devait "s'universaliser" au-delà de l'Occident, la légitimation de l'Etat juif liée à l'expérience de l'antisémitisme pourrait également prétendre à une validité universelle. Ce serait le cas par exemple si les Arabes et les musulmans engagés dans le conflit faisaient leur la vision du monde paranoïaque de l'antisémitisme. [C'est un raisonnement idiot qu'il convient de remettre sur ses pieds: si les juifs justifient par leurs actes la haine universelle, ils devront s'arrêter ou disparaître. ] A côté de la légitimité unilatérale de la promesse divine et de la légitimité partiellement universelle des frontières d'Auschwitz, il y a une troisième légitimation possible d'Israël. Elle est à la fois simple et complexe: Israël a un droit irrévocable à l'existence pour la simple raison qu'il existe. Une telle tautologie apparente du pur état de fait est fondée en termes de droit naturel. Elle est par là universelle. [Ça, c'est la meilleure. C'est la légitimation du fait accompli, l'abolition complète du droit, la reconnaissance de la nature exclusivement brutale et prédatrice du sionisme, l'aveu irréfragable de la nature colonialiste et terroriste de cette entreprise. Ben Gourion avait bien raison de douter qu'on puisse accepter ses descendants. ] C'est précisément ce qui fait de cette variante de la légitimité la seule valable d'un point de vue politiquement réaliste. Du côté des Arabes, il suffirait de reconnaître l'état de fait de l'existence d'Israël, indépendamment de toute légitimation israélienne interne, qu'elle se réfère à la Bible ou à Auschwitz. [Pourquoi prendre les autres pour des idiots ? Ben Gourion, et avant lui Jabotinsky l'avaient bien dit: jamais les Arabes (ni quiconque d'ailleurs) n'accepteront de se voir déposséder de leur pays. Les juifs devront donc en partir. ] Nahum Goldmann a dû penser à une reconnaissance de l'état de fait quand il a répliqué à Ben Gourion qu'il espérait que les Arabes ne penseraient pas comme lui. Les trois espèces de légitimité, la sioniste, la juive et l'israélienne, n'apparaissent sans doute pas dans leur pureté, mais dans des mélanges de compositions variées et parfois contradictoires. Elles n'en déterminent pas moins souterrainement l'agenda politique. Ainsi la clôture élevée à présent entre Israël et les territoires occupés tout au long de la frontière de 1948, si elle se justifie par des arguments de sûreté, trace surtout une ligne entre les emblèmes physiques des deux principaux discours de légitimation de l'Etat juif : la légitimité unilatérale, telle qu'elle est réclamée par les colons et leurs partisans, et la légitimité partiellement universelle, qui s'appuie sur le vieil Israël de 1948 et les frontières d'Auschwitz. Au lieu de décider politiquement de la priorité à établir entre ces légitimités, le débat est déplacé au moyen de la clôture. Il se traduit par une plus grande sécurité pour les Israéliens de l'intérieur et une sécurité moindre des colons dans les territoires occupés. Les négociateurs israéliens et palestiniens envoyés à Oslo en 1993 ne pensaient pas comme Ben Gourion, ou plutôt ne pouvaient pas penser comme lui. Il leur était vite devenu clair que parler de la légitimité historique et, du même coup, du passé ne pouvait conduire qu'à une collision de leurs consciences respectives et à une rupture des discussions. Le passé pouvant être lu et interprété différemment dans le sens des autolégitimations respectives, ce n'est qu'au présent que les Israéliens et les Palestiniens prêts au compromis peuvent se rencontrer. Pour parvenir à la conclusion d'une paix, il convenait de neutraliser le passé. C'est ce qui arriva, les deux partis s'imposant une amnésie provisoire. Il convenait de différer les questions ultimes du conflit -- le problème de Jérusalem, de l'esplanade des Mosquées ou mont du Temple comme le problème du "droit au retour" palestinien -- pour éviter l'échec. Ce calcul ne tint pas. Il fut contrecarré dans les deux camps par les adversaires de l'accord israélo-palestinien. Les discussions finirent ainsi dans l'impasse des "questions ultimes" existentielles et, en principe, non négociables de l'appartenance et de la légitimité. Camp David échoua sur la question de Jérusalem, nommément celle de la souveraineté sur le mont du Temple ou esplanade des Mosquées, comme sur la question des réfugiés arabes de 1948, précisément sur la question du "droit au retour" réclamé par les Palestiniens. La question de Jérusalem et de la souveraineté sur le mont du Temple ou esplanade des Mosquées est rattachée à la légitimité biblique et unilatérale d'Israël. Ce ne fut pas toujours le cas. Les premiers sionistes et même Ben Gourion, le fondateur de l'Etat, s'étaient efforcés pendant des décennies de se tenir à l'écart des Lieux saints. Ils pressentaient les menaces apocalyptiques qui pouvaient en provenir. Avec la guerre de juin 1967, le discours de légitimation d'Israël s'est déplacé. Le mont du Temple est devenu une icône de la conscience politique, et cela bien que tous les gouvernements israéliens aient maintenu le statu quo sur ces Lieux saints sous le contrôle des musulmans. L'exigence palestinienne d'une reconnaissance israélienne du "droit au retour" eut aussi des effets dramatiques pour les réfugiés arabes dela guerre de 1948, au demeurant une pièce centrale de la conscience palestinienne. Au-delà de l'accueil d'unnombre à convenir de réfugiés arabes et de leur descendance en Israël, un tel aveu équivalait à une reconnaissance de culpabilité pour la fuite et l'expulsion des Arabes de Palestine. A Camp David, il y a deux ans, les questions de l'appartenance et de la légitimité ont fait l'objet des négociations. Les deux partis, Arafat et Barak, étaient menacés par le risque d'une guerre civile en cas de concession sur les points centraux de leur conscience collective respective. Mais l'alternative au risque interne de guerre civile est la guerre avec l'extérieur.