Voici une info diffusé par l'association Attac France Les multinationales à l'assaut de la vie privée ____________________________________________________________ par Marc Laimé « Il y aura bientôt un seul point d'entrée dans la maison pour l'image, le multimédia, l'accès Internet et la voix », assurait en 1997 M. Jean-Marie Messier. Depuis, le PDG de Vivendi-Universal (ex-Compagnie générale des eaux) s'évertue à réaliser ce projet. Dernier épisode en date, l'absorption de Seagram par Vivendi projette le groupe de M. Messier au deuxième rang mondial du secteur de la communication. Son concurrent direct pense avoir déjà la main sur la clé du coffre : « Les gens dépendent de nos produits pour gérer leur vie quotidienne, et à ceux qui voudront être soulagés de leur inexorable ennui, nous raconterons des histoires » , expliquait au New York Times le PDG d'AOL-Time Warner, M.Gerald Levin. Sa « vision », il l'exprimait un an plus tôt: « Les médias globaux seront le business dominant du XXIe siècle, se réjouissait-il. [Ils] seront plus importants que le gouvernement. Plus importants que les institutions éducatives et les associations. » Et il hissait son ambition un cran plus haut : « Nous allons voir ces corporations se redéfinir comme des instruments de service public (...) et cela peut être une manière plus efficace de régler les problèmes de la société que ne l'est le gouvernement. » . Mais M. Messier vend la mèche : « Il faut être capable, pour conserver les marges, de maîtriser toute la chaîne : contenu, production, diffusion et lien avec l'abonné. » Il ne suffit pas de collectionner musiciens, d'Aznavour à Zebda, titres de presse, maisons d'édition, opérateurs de téléphonie fixe et mobile, chaînes et satellites de télévision, plates-formes de jeux ou d'information en ligne, etc.. Car, malgré toute cette sollicitude, le client pourrait être tenté de s'échapper vers la concurrence... Maîtriser le lien avec l'abonné, si possible dès son plus jeune âge, c'est avant tout disposer d'une bonne base de données, et savoir l'exploiter. « La raréfaction du temps et de la disponibilité d'esprit des citoyens à l'âge de l'information est unique. Les consommateurs sont prêts à payer pour gagner du temps pendant que les services de marketing dépensent des fortunes pour capter leur attention » écrivait-il dès 1999 dans son ouvrage « Permission marketing » . Les outils du marketing Pour ne pas « faire perdre son temps au client », les experts du marketing s'appuient sur les gigantesques bases de données privées créées par les entreprises spécialisées dans l'étude du comportement. L'analyse de ces données, ou « datamining », bénéficie aujourd'hui de la montée en puissance fulgurante des outils informatiques. On peut ainsi effectuer de puissants traitements en un dixième de seconde dans un « datawarehouse », ou entrepôt de données, grâce à un logiciel spécialisé, implanté sur un ordinateur d'entrée de gamme. « Avant le produit était au coeur de la stratégie globale et de la réflexion marketing de l'entreprise, aujourd'hui c'est le client », insiste M. Didier Perraudin, directeur commercial de la société Marketic, filiale du groupe publicitaire DDB. Grâce au SFA (« selling force automation »), ou automatisation des forces de vente, les commerciaux d'une entreprise ont par ailleurs désormais accès en temps réel aux comptes de leurs clients, aux tarifs, aux stocks, à leur carnet de rendez-vous, à leur base de « prospects », ou clients potentiels. C'est donc toute l'architecture fonctionnelle de l'entreprise qui est réputée évoluer grâce à la gamme d'outils informatiques. L'objectif est clair : regrouper les bases existantes, afin de permettre aux entreprises de réduire le nombre de messages en direction d'un client, tout en augmentant leur impact. Tous les canaux de communication et fonctions de l'entreprise s'articulent ainsi en temps réel autour des nouveaux outils. Pas un coup de téléphone, un courrier, un entretien, une requête par Minitel ou Internet, gérés par de gigantesques « Web call-centers », ne doivent échapper. Il s'agit, en procédant à des recoupements et traitements incessants en temps réel, de tout connaître d'un client. Déjà en France Axa, la Société générale, la BNP, les AGF, les géants de la VPC, comme les opérateurs de télécommunications et les groupes multimedias, investissent massivement. La société américaine Siebel, leader mondial, double son chiffre d'affaires chaque année. Créée en 1993, elle emploie 6000 personnes et affiche 35 milliards de dollars de capitalisation. M. Laurent Carrière, directeur avant-vente de Siebel France décrivait ainsi le marché en octobre 2000 : « L'industrialisation des processus commerciaux concerne à priori tous les secteurs d'activité. La pharmacie, l'automobile, l'énergie ou encore les industries mécaniques. » Et d'ajouter que le secteur public « sera le plus grand marché à terme (...) Plus le pays est socialiste et plus le marché est énorme ». Avec, à la clé « la réduction des coûts de traitement et une plus grande satisfaction du client ». Internet, terrain de jeu pour le marketing et la publicité « pro-active » Chaque adresse e-mail innocemment fournie à tout prestataire Internet vaut de l'or. Pour la quasi-totalité des acteurs présents sur la Toile, la revente de ces adresses constitue une source de revenus essentielle. Ainsi des fournisseurs d'accès Internet (FAI) gratuit. Les informations qu'ils possèdent sur leurs abonnés constituent leur capital et leur principale ressource. Une autre approche consiste à étudier le comportement d'achat de l'internaute à son insu, mais de manière anonyme, en enregistrant son cheminement à travers chaque « click » de souris (« click-stream tracking »). On parle dès lors de filtrage collaboratif : en se reposant sur « l'expérience » des utilisateurs possédant un profil similaire, le commerçant recommande un nouveau service ou un nouveau produit au client. L'utilisation combinée des données déclaratives et celles issues du comportement permet donc d'obtenir une vision plus affinée du profil de l'internaute. Ces différents fichiers sont ensuite loués à des entreprises à des fins de marketing direct. C'est par ce biais que les internautes reçoivent des messages qu'ils n'ont pas sollicité, les invitant à visiter un site commercial ou à consulter un catalogue en ligne. M. Hervé Simonin, directeur général de Freesbee, un fournisseur d'accès gratuit, précisait ainsi en 1999 au mensuel Web Magazine : « Quand un abonné à notre service tape une adresse dans son navigateur, un logiciel compare cette adresse avec celles d'un annuaire de type Yahoo ! De cette manière, nous savons à quel thème appartient cette adresse : informations générales, vente de disques, etc. Cela nous permet d'établir des profils de comportement. » Ce type de fichiers sera ensuite revendu aux entreprises désireuses de connaître le mode de vie des consommateurs. Le commerce de données personnelles n'a certes pas attendu l'avènement d'Internet pour exister. Mais, grâce à Internet, une entreprise peut acheminer un message publicitaire par courrier électronique, pour un coût n'excédant pas quelques centimes, alors qu'un mailing envoyé par la Poste coûte cinq francs. Intimités à l'encan C'est donc un double mouvement qui se dessine. La montée en puissance des bases de données comportementales privées qui hébergent des millions d'informations nominatives, et la multiplication des outils : puce du portable, de la carte bancaire, de la carte santé, processeur de badge d'accès à une entreprise ou à un ordinateur, adresse e-mail... supports informatiques de plus en plus connectés au réseau des réseaux, et qui conservent la trace de tous les déplacements, contacts, transactions, achats... Une logique implacable soutient la démarche des experts du marketing : la promotion d'une société où chaque publicité que nous verrons sera une publicité « désirée », personnalisée, taillée à la mesure du profil que nous aurons volontairement dessiné à l'intention des promoteurs du « permission marketing ». Un spécialiste de l'e-marketing confirme le potentiel considérable de la formule : « On aboutit à des taux de retour sur les propositions faites en ligne de l'ordre de 25%, alors que le simple e-mail se traîne en dessous de 0,01% ». Plus encore, CRM et « permission marketing » semblent autoriser la réalisation des rêves les plus fous des commerçants. Comme de fixer ses prix « à la tête du client ». Le Washington Post relatait ainsi en 2000 la déconvenue d'un internaute qui avait pris en flagrant délit de « dynamic pricing » le site Amazon.com. Ce n'est qu'après avoir effacé de son ordinateur les données qui le désignaient comme un fidèle client du site, qu'il avait vu le prix d'un DVD, qui lui avait précédemment été proposé à 24,49 dollars, baisser jusqu'à 22,74 dollars... Reste que les vecteurs de l'Internet et de la téléphonie mobile ont aussi leurs faiblesses. Les services « gratuits » sont menacés par les taux d'abandon Il semble bien que, lassés par le courrier inutile qui vient encombrer leur boite, nombreux sont ceux qui changent d'adresse pour retrouver un peu de calme. Les perspectives mirifiques vantées par les détenteurs de bases de données comportementales doivent donc être tempérées par cette « évasion » douce, qui tend à s'accroître au fil des ans. Le client, même copieusement fiché, n'est donc guère fidèle. Début 2000, alors que le monde semblait nager en pleine euphorie boursière, un article des Echos levait un coin du voile : « Banques, opérateurs de téléphonie et assurances sont confrontés à une frénésie de changement de la part de leurs consommateurs, qui passent d'un fournisseur à l'autre au gré des promotions. ». Et, en ce qui concerne le téléphone mobile, chiffrait à 25%, tous réseaux confondus, le taux de résiliation de contrat en fin d'abonnement : « Chaque nouveau client, qu'il faut bien reconquérir pour remplacer ces infidèles, coûte en moyenne 2000 francs, principalement à cause des frais de publicité et de promotion nécessaires pour attirer un nouveau venu. » La publicité personnalisée avec « consentement préalable » Sur Internet aussi, nos experts redoublent d'ingéniosité. Les promesses grandioses de la publicité « classique » sur la Toile ont fait long feu. Les internautes boudent massivement les fameux « bandeaux » ornant les sites commerciaux. Début 2001, une étude américaine révèlait que le taux de clics (nombre d'internautes qui cliquent sur une bannière publicitaire pour s'informer), s'effondre. Des 300 personnes sur 1000 qui cliquaient pour accéder à la publicité en 1996 il en reste à peine 30 aujourd'hui... Place au sponsoring éditorial, au « co-branding », à l'affiliation. Des entreprises sponsorisent directement la production de contenus « éditoriaux ». C'est ainsi que des sites à vocation « informative » laissent apparaître en fond d'écran le logo d'une firme. Pour M. Georges Gallette, directeur des 48 agences interactives du réseau Euro RSCG, quatrième groupe publicitaire mondial et filiale de Havas Advertising : « Le sponsoring est une forme de marketing (qui) se développe sur Internet. En Europe, notamment, les sites de « B to B » (« business to business » ou commerce interentreprises), sont demandeurs de contenu adapté spécifiquement à leur audience, qui brouille la frontière entre message éditorial et message publicitaire. » . Rien d'étonnant dans ce contexte si une enquête publiée au printemps dernier par le cabinet d'études Forrester Research, « Internet AdWatch », prévoyait que l'e-pub devrait rejoindre les niveaux de la publicité diffusée dans les cinémas en 2001, ceux de l'affichage en 2002, et ceux de la publicité radio à l'horizon 2004. Dans un rapport remis à la Commission Européenne en janvier 2001, M. Serge Gauthronet, consultant spécialiste de la protection des données personnelles, soulignait que nombre de dérives accompagnent cette véritable explosion de la publicité par e-mail. L'eldorado de la téléphonie mobile Depuis plus d'un an, une nouvelle application a littéralement explosé dans le secteur de la téléphonie mobile, le SMS (Short Message Service). Soit un message court qui peut être expédié d'un mobile à l'autre, dans le monde entier. Près de 15 milliards de SMS ont ainsi été expédiés dans le monde en décembre 2000, pour 727 millions d'utilisateurs de téléphones mobiles alors recensés sur la planète. Les SMS représentent d'ores et déjà 20% des bénéfices des opérateurs de télécommunications. Demain, ce sont les perspectives de la localisation géographique des utilisateurs, offertes par la téléphonie mobile de 3ème génération, qui attisent la convoitise des conglomérats géants engagés dans la course à la convergence. La possibilité d'être situé géographiquement à partir de son téléphone portable, même en veille, laissant entrevoir d'innombrables débouchés commerciaux : informations touristiques, trafic routier, réservations d'hotels, localisation d'amis, réception d'offres promotionnelles dans l'enceinte d'un centre commercial... Avec le risque majeur d'être littéralement submergé de messages publicitaires dès que l'on s'approche d'une zone de chalandise. Si les technologies requises sont encore en cours de validation, les premières offres en la matière apparaîtront en France dans quelques mois. Législations obsolètes Que pèsent, au regard des menaces sans cesse croissantes d'intrusion dans la vie privée des citoyens, de fichage généralisé des consommateurs, les contraintes juridiques réputées préserver le droit à l'intimité, à la vie privée et à la non divulgation d'informations personnelles sensibles ? Une directive européenne de 1998 sur la confidentialité des données interdit la divulgation des données à caractère personnel des ressortissants de l'Union européenne à des pays tiers n'ayant pas mis en place des moyens « adéquats » de protection de la vie privée. Elle stipule notamment que les entreprises européennes devaient cesser de commercer avec les entreprises de pays tiers à parir du 1er juillet 2001, si elles n'avaient pas adopté avant cette date de déclaration de protection de la vie privée. Après deux années de négociations tendues, les Etats-Unis et l'Union européenne ont conclu un accord, dit « Safe Harbor », entré en vigueur depuis le 1er novembre 2000. Il prévoyait de mettre à l'abri des sanctions de l'Union européenne les entreprises américaines qui accepteraient de se plier à des principes de « sphère sécurisée », garantissant aux consommateurs européens l'information et les moyens de contrôle essentiels sur l'utilisation de leurs données personnelles. Dès le mois de novembre 2000, M. Simon Davies, directeur de l'organisation londonienne Privacy International prévoyait que cet accord resterait lettre morte : « Il sera réduit à néant parce que personne ne va le suivre. » De fait, nombre de firmes ont fait remarquer qu'il leur serait trop coûteux de se soumettre à ces normes volontaristes, et qu'elles risquaient en outre de subir une pression les contraignant à appliquer les mêmes mesures à leur clientèle américaine... Plusieurs firmes phares de l'Internet, telles Double-Clik, AOL-Time Warner, Real Networks, E-Bay, Yahoo !, ou Microsoft réfutent très vigoureusement la conception européenne de protection des données. La Federal Trade Commission reconnaît officiellement par ailleurs que la plupart des sites américains ne respectent pas les « codes de bonne conduite » réputés définir leur politique en matière de données personnelles, et a appelé le Congrès à légiférer. Reste que cette intense activité législative, et diplomatique, dissimule mal les failles d'un dispositif juridique qui peine à s'adapter à des enjeux pourtant cruciaux. Ainsi, l'explosion même de la bulle Internet, qui a provoqué la faillite d'innombrables start-up, aux Etats-unis comme en Europe, a-t-elle généré un nouveau, et très profitable, marché. De gigantesques fichiers de données personnelles constitués par les start-up aujourd'hui faillies ont été revendus à prix d'or dans un flou juridique équivoque. Le profil d'un client « bien ciblé » vient ainsi d'être côté près de 50 francs chez Amazon.com. Une simple adresse e-mail sur un site peu renommé n'est évaluée qu'à quelques francs. Multipliées par quelques millions, ou dizaines de millions « d'abonnés », ces chiffres dérisoires sont pourtant au coeur des empires que batissent Mrs Jean-Marie Messier, Gerald Levin, Michel Bon, et leurs épigones. Le prix de nos vies, impitoyablement dévoilées, aux yeux des nouveaux « Maîtres du Monde. » Marc Laimé. Version abrégée d'un article publié en collaboration avec uzine.net http://www.uzine.net/article1249.html ______________________________