Depuis l'invasion de l'Egypte par les armées de Napoléon
en 1798, qui a marqué les débuts de l'implication
moderne de l'Ouest dans le monde arabe, le nationalisme arabo-islamique
a assumé trois fonctions successives, avec un certain degré
de recouvrement: le nationalisme libéral, le socialisme
arabe, et l'islamisme (1: Ces trois formes de nations arabo-islamiques
sont liées intégralement à la trajectoire
du capitalisme, qui soumet le monde aux impératifs de la
production de valeur: le nationalisme libéral à
la phase ascendante du capitalisme; le socialisme arabe à
la phase fordiste de production capitaliste, et l'Islam à
l'impact du post-fordisme et à la mondialisation qui règne
maintenant en maître. Une question intéressante de
poursuivre malgré ou peut-être à cause de
l'opposition des Gauches Communistes au nationalisme est la suivante:
un nationalisme des classes exploitées a-t-il jamais été
possible; un nationalisme non lié intégralement
au projet du capitalisme a-t-il jamais été possible?
Par exemple, comment peut-on analyser la rebellions indienne de
1857, la guerre déclenchée par Chamil et les Tchétchènes
contre la Russie tsariste au 19ème siècle, pour
ne prendre que ces deux exemples? Ces mouvements étaient-ils
des manifestations des classes exploitées? Ne se situaient-ils
pas en dehors des ambitions du capital? Etaient-ils «progressifs»
ou réactionnaires? Marx lui-même semble avoir changé
d'avis à la fin de sa vie, dans sa correspondance avec
Vera Zasoulitch. C'est une question qu'il est intéressant
d'examiner, même si elle ne change pas le fait que les formes
successives du nationalisme arabo-islamiste moderne que nous discutions
ici sont toutes des manifestations du capital.).
Le nationalisme libéral en tant que mouvement politique
a été représenté par le régime
étatiste, de développement national de Mohamed Ali
en Egypte, caractérisé par son but de dépassement
du «féodalisme oriental» et son projet (qui
finit par échouer) de modernisation, et de développement
du capitalisme. Du point de vue idéologique, ce nationalisme
libéral recherchait, dans les écrits de Jamal al-Din
al-Afghani, à unir la nation musulmane, la 'umma,
à résister à l'impérialisme occidental
en réconciliant l 'islam et le rationalisme moderne, grâce
auquel une nation musulmane puissante pouvait être forgée;
une vision élaborée par Mohammed Abdhuh qui croyait
que la raison et la révélation (islamique), l'Islam
et la science moderne, pouvaient être réconciliés,
bien que cette réconciliation nécessitât le
démantèlement des institutions sociales, économiques
et politiques traditionnelles du monde musulman, qui représentaient,
dans son esprit, des perversions de l'Islam. (Il est intéressant
de noter que les disciples d'Abdhuh, comme Qasim Amin, défendaient
l'émancipation des femmes, avec l'idée que la Charia
fournissait une base pour l'égalité des femmes,
qu'il considérait cruciale pour le progrès de la
société humaine.) Ce qui est remarquable dans ces
idéologies et dans leurs projets politiques est le fait
qu'elles étaient intimement intégrées au
processus de capitalisation qui s' était répandu
de l'Europe vers le monde islamique; qu'elles étaient inséparables
du projet de la révolution bourgeoise, de l'anti-féodalisme
et du développement économique national, qui constituaient
les signes distinctifs du capitalisme ascendant. La dernière
manifestation de ce nationalisme libéral dans le monde
islamique est peut-être le mouvement politique du Wafd en
Egypte, et son leader Sa'd Zaghlul. Héritiers de Abdhuh,
Zaghlul et le Wafd cherchaient également à créer
les conditions d'un état moderne, démocratique et
bourgeois en Egypte. Mais, alors que Mohammed Ali au début
du 19ème siècle était prêt à
défier directement l'impérialisme occidental, qui
s'était mobilisé pour le défaire, le Wafd
dans les années 30 a fait des compromis avec l'impérialisme
britannique. Ces compromis démontrèrent que le projet
de capitalisation et d'industrialisation dans des sociétés
à prédominance agraire, comme celles du monde islamique,
allaient rompre avec le libéralisme des nationalistes arabo-islamiques
de la phase ascendante du capitalisme.
Les précurseurs du socialisme arabe étaient les
mouvements politiques qui, dans les années trente, prenaient
pour modèle le fascisme italien ou le nazisme allemand.
Des mouvements tels que les Green shirts of Young Egypt ou le
parti populaire syrien de Antun Sa'adé étaient déterminés
à rompre avec la domination impérialiste de l'Angleterre
et de la France au Moyen Orient, et à s'embarquer dans
un projet étatique de promotion de l'industrialisation
capitaliste. L'échec de l'impérialisme allemand
à dépasser son rival anglo-saxon, a conduit les
nationalistes comme Michel Aflak et son parti Baath en Syrie et
en Irak et Gamal Abdel Nasser et les Officiers libres en Egypte
à adopter le «socialisme» comme route vers
l'industrialisation et la modernité, et à s'aligner
sur la Russie stalinienne dans son conflit avec l'Ouest. Tous
ces mouvements étaient résolument laïques dans
leur idéologie, avec souvent des chrétiens, comme
Saadé et Aflak à leur tête. La nation arabe,
et non la 'umma musulmane, fournissait la base sociale
que ces mouvements cherchaient à mobiliser dans les intérêts
du modèle de développement étatiste qu'ils
représentaient. Le socialisme arabe de Nasser, et son alliance
avec la Russie, illustraient ce projet. Il n'a abouti ni au développement
économique national, ni à l'élimination de
l' impérialisme occidental du monde arabo-islamique. Le
transfert de l'Egypte du camp soviétique dans le camp de
l'impérialisme américain sous Sadate, le traité
de paix avec Israël et la subordination du Caire à
la banque mondiale, le FMI et d'autres institutions d'hégémonie
mondiale américaine, ont marqué l'échec du
socialisme arabe à accomplir ce que Mohammed Ali avait
échoué à accomplir plus d'un siècle
auparavant. Dans le vide créé par la faillite du
socialisme arabe, s'est engouffré un nouveau mouvement
politique et une nouvelle idéologie: l'islamisme.
Les précurseurs de l'islamisme contemporain étaient
les frères musulmans de Hassan el-Banna en Egypte (fondé
en 1928), qui, à la différence des nationalistes
libéraux qui cherchaient à réconcilier l'Islam
et la modernité ou les socialistes arabes résolument
laïques, étaient déterminés à
rejeter la modernité et à restaurer la règle
de la vertu islamique. Et pourtant l'islamisme arriva au pouvoir
non grâce aux frères musulmans sunnites (mouvement
décapité une première fois par le régime
wafdiste, et les Anglais, et ensuite par les nassériens),
mais par le pouvoir de l'ayatollah Khomeyni en Iran. Alors que
Khomeyni cherchait à rallier les shi'ites du monde musulman
à sa cause, le fait que les shi'ites étaient une
minorité, haie par la majorité sunnite, a limité
sérieusement le succès de Khomeyni et des iraniens.
De nouvelles versions, sunnites, de l'islamisme se révélèrent
plus aptes à mobiliser les masses de musulmans à
la fois dans le monde arabe et en Asie centrale et du sud: le
Groupe armé islamique en Algérie, la Jihad islamique
et Al-Gama al-Islamiyya en Egypte, le Hamas en Palestine, les
Talibans en Afghanistan, et le réseau al-Qaeda d'Ossama
ben Laden. Alors que l'islamisme semble être une idéologie
et un mouvement politique fondamentalement opposé à
la modernité, et qui cherche à revigorer les croyances
et les institutions traditionnelles islamiques, il est en fait
le produit de la destruction du monde pré-capitaliste arabo-islamique
et son idéologie ainsi que son projet politique sont irrémédiablement
marqués de l'empreinte de la modernité et du capitalisme.
(Dans cette perspective, l'islamisme a beaucoup de points communs
avec le nazisme, avec son recours idéologique à
la communauté pré-capitaliste, et la religion aryenne,
même s'il incarne les réalités les plus brutales
du capitalisme et de l'impérialisme dans ses relations
sociales et son projet politique.)
La connexion étroite entre l'islamisme et le capitalisme
apparaît dans les deux dimensions de l'islamisme en tant
qu'idéologie et projet politique. Malgré ses appels
à la tradition islamique; l'islamisme constitue une forme
de proto-état ou de racisme étatique. Nous ne parlons
pas ici du racisme dans le sens ordinaire du terme où il
s'agit d'une question de couleur (noirs, blancs, etc.), mais plutôt
comme toute idéologie basée sur une séparation,
une coupure, dans l'entreprise sociale basée sur la naissance,
la biologie, la génétique, sur les qualités
de l'être même de quelqu'un, opposé à
la coupure de l'entreprise sociale basée sur les croyances,
les visions du monde ou, comme dans le marxisme, les relations
sociales de production (les classes), qui constituent l'antithèse
de la biologisation des coupures dans l'entreprise sociale de
l'humanité sur lesquelles est basé l'islamisme.
La vision misogyne de la femme en tant qu'être biologiquement
inférieur, qui fait partie intégrante de l'idéologie
des talibans et de al Qaeda (et qui n'a aucune base dans l'islamisme
traditionnel), le badge jaune que le régime taliban impose
à la minorité hindoue en Afghanistan, la reconceptualisation
de la 'umma sur des bases génético-biologiques,
opposé à la communauté basée sur les
croyances, qui fait partie intégrante de la vision du monde
de ben Laden et de l'Islamisme, tout cela atteste du fait que
la racialisation de l'Islam est au coeur de cette idéologie.
Le racisme étatique et la biologisation des relations sociales
font partie intégrante de l'obsession de «purification»
qui anime l'islamisme, non pas la purification de l'âme
individuelle, mais la purification de l'entreprise sociale elle-même.
Les discours de purification qui caractérisent l' islamisme
sont eux-mêmes l'antichambre de la purification ethnique
et du génocide. Le destin des hindous en Afghanistan des
talibans (une minorité de quelques centaines) ou les Hazaras
chiites face à la purification ethnique préfigurent
la catastrophe qui attendrait les coptes en Egypte (une minorité
de 6 millions) si le Jihad islamique en arrivait à prendre
le pouvoir Le racisme étatique, et la biologisation des
relations sociales, sont des caractéristiques d'une des
dimensions de la modernité capitaliste, son côté
sombre, représenté par Auschwitz, Babi Yar, Dresde
et Hiroshima, tous des purs produits de la civilisation capitaliste
développée, et inséparables de celle-ci.
Le développement de l'islamisme atteste de l'extension
dans le monde arabe-islamique des relations sociales et des idéologies
capitalistes qui ont donné son visage au monde capitaliste
dans sa phase de décadence, quoique sous des formes historiques
et culturelles spécifiques.
Malgré l'affirmation selon laquelle son projet politique
consiste simplement à obliger l'Ouest à se retirer
du sol de la «nation musulmane» (maintenant re-conçue
biologiquement), et à entamer la purification qui en découle,
l'islamisme ne peut espérer atteindre ce but (aussi futile
soit-il) qu'en essayant de concurrencer l'ennemi occidental sur
le plan économique et militaire. Un tel projet ne signifie
pas l'arrêt de la capitalisation du monde islamique, mais
son achèvement, son apothéose, par les régimes
islamistes eux-mêmes. Le régime de Khomeyni en Iran,
après le renversement du Shah a développé
l'industrie pétrolière, liée étroitement
à l'économie capitaliste mondiale, et nécessitant
un régime brutal d'exploitation du prolétariat,
et a développé les industries et les instituts scientifiques
pour la production d'armements de destruction de masse, afin de
s'élever à un statut de puissance impérialiste
régionale majeure. Les Ayatollah ont pris le chemin du
développement du capitalisme scientifique, technologique,
économique et militaire qui, en dépit de leur volonté
affirmée de pureté islamique, va achever la destruction
du monde traditionnel islamique du passé iranien. Les mêmes
impératifs sont à l'oeuvre dans la branche sunnite
de l'islamisme représenté par al-Qaeda, même
s'il ne s'agit que d'un proto-Etat. Le projet de Ben Laden d'élimination
de l'impérialisme occidental du sol de la nation musulmane
semble comporte deux buts à court terme: utiliser le régime
des Talibans en Afghanistan comme tête de pont pour déstabiliser
et renverser le régime laïque du Pakistan, assumer
le pouvoir d'Etat au Pakistan, et, avec celui-ci, la capacité
nucléaire sur laquelle peut se projeter le pouvoir «islamique»;
renverser le régime saoudien, dépendant des Etats-Unis,
et par là-même contrôler la plus grande partie
de l'offre mondiale de pétrole (2: C'est aussi le cas avec
les Etats de la frontière du Nord de l'Afghanistan, le
Turkménistan, L'ouzbekistan et le Tadjikistan, qui sont
tous situés près de la mer Caspienne riche en pétrole,
et qu ont tous leurs propres mouvements islamistes avec des connections
étroites avec al-Qaeda.). La question qui se pose n'est
pas la probabilité de succès d'un tel projet (qui
est probablement minimale), mais plutôt sa nature capitaliste
ou son contenu de classe. Une capacité nucléaire
(une bombe islamique), et un contrôle du pétrole,
nécessitent la technologie capitaliste, la science, et
les relations sociales, que les islamistes critiquent verbalement,
mais qui sont inséparables de l'islamisme en tant que mouvement
et projet politiques.
Pour analyser le phénomène politique que constitue
l'islamisme, il est nécessaire de se centrer sur trois
éléments distincts, mais intimement liés:
les conditions socio-économiques qui ont fait le lit dans
lequel une telle idéologie et un tel mouvement politique
ont pu prendre place et gagner un support populaire; les classes
sociales et les couches qui véhiculent cette idéologie
et le cadre et la direction de ce mouvement; le contenu de classe
de ce phénomène socio-politique. Les conditions
socio-économiques qui ont nourri l'islamisme sont l'appauvrissement
et le désespoir des masses arrachées à une
existence pré-capitaliste d village ou artisanale par le
développement du capitalisme, même si ce dernier
est incapable de fournir un emploi pour les couches nouvellement
urbanisées et rapidement croissantes, qui sont condamnées
à habiter les bidonvilles autour de la métropole
capitaliste une masse de gens dépourvus d'éducation
et qui n'ont pour toute perspective de vie que le chômage
quasi permanent et la marginalisation. C' est le destin réservé
par le capitalisme au Tiers-Monde en général, et
au monde arabo-islamique en particulier, et il fournit les conditions
socio-économiques pour l'extension de l'islamisme. Les
classes et couches qui fournissent les cadres et les leaders des
mouvements islamistes sont la petite-bourgeoisie et l'intelligentsia.
Ce n'est pas une coïncidence si l'idéologue et l'organisateur
de Al Qaeda (le lieutenant de Ben Laden) est un chirurgien réputé,
l'enfant d'une famille dirigeante de l'intelligentsia égyptienne.
Alors que le soutien populaire de l'islamisme vient des très
pauvres, les cadres et les dirigeants de ce mouvement sont très
éduqués, des produits du monde laïque de la
médecine et des ingénieurs, par exemple (3: Il n'est
pas surprenant que le leader de l'islamisme en Jordanie, Laith
Shubaylat, est l'ancien dirigeant du syndicat des ingénieurs.
Ce sont les classes et les couches dans lesquelles les cadres
et les dirigeants des mouvements nationalistes sont typiquement
recrutés lorsque ces mouvements étaient libéraux,
lorsqu'ils étaient laïques et maintenant qu'ils sont
islamistes.). Et pourtant la provenance de classe des cadres d'un
mouvement politique n'en détermine pas le contenu de classe.
L'élément le plus crucial d'une analyse de l'islamisme,
comme nous l'avons expliqué plus haut est capitaliste dans
sa nature de classe; une expression ou une manifestation du capitalisme
dans ses conditions historiques et culturelles déterminées:
le monde arabo-islamique à l'époque du capital mondialisé
et de l'hégémonie américaine. L'islamisme
est une réaction brutale et violente à cette hégémonie,
qui ne contient que les destructions de masse et l'oppression
brutale pour les populations de ce monde, une issue qui ne peut
être contrecarrée que par la lutte de classe capable
de renverser les relations sociales capitalistes qui l'ont générée
et dont l'islamisme est une manifestation locale actuelle.