Vendredi et samedi, un fait divers fait le tour des journaux télévisés et des chaînes infos : un vieil homme tabassé à Orléans. "La bêtise et la barbarie", selon Béatrice Schönberg sur France 2. Les images, insupportables, complaisantes, montrent la victime - désignée sous le surnom de "Papi Voise" - commotionnée, en train de pleurer dans son lit d'hôpital. "Quand j'ai vu ce reportage, décliné sur plusieurs chaînes, raconte un journaliste télé, je me suis dit : "ça y est, Le Pen prend deux points."" La télé a-t-elle influencé le vote ? Depuis plusieurs mois, les sujets consacrés à l'insécurité font florès, au point même que l'Unité de bruit médiatique, outil qui mesure la résonance d'un thème dans les médias, montre que l'insécurité a occulté ces derniers mois l'euro.
C'est TF1 qui, d'ordinaire, est abonnée à l'insécurité dans ses JT et dans ses Droit de savoir dont un des sujets favoris semble être la brigade anticriminalité en expédition dans les cités. Parfois jusqu'à la nausée. Le 14 janvier, la Une diffuse ça peut vous arriver. Au sommaire : le braquage de voitures, les rodéos sur l'autoroute, la violence avec cette antienne rabâchée par l'animatrice : "ça peut vous arriver."
Mais France 2 n'est pas en reste. L'émission de décryptage des médias, Arrêt sur images (France 5), décortiquait récemment son journal télévisé de 13 heures, présenté par Daniel Bilalian. Le constat est sans appel. En mars, Bilalian a évoqué 63 fois le thème de l'insécurité contre 41 fois pour le 13 heures de Jean-Pierre Pernaut sur TF1. Une comptabilité que rejette Marie-Pierre Farkas, rédactrice en chef du JT de Bilalian : "En janvier, nous n'avons pas ouvert une seule fois sur l'insécurité, en février, il y a eu les chiffres de la délinquance et en mars, il y a eu de nombreux faits divers, Evreux, Besançon, Nanterre." Reste la façon dont Bilalian, martelant systématiquement que "l'insécurité est l'un des thèmes majeurs de la campagne", lance les sujets, notamment le 25 mars, après la (finalement fausse) agression d'un chauffeur de bus à Marseille : "On ne sait plus quel adjectif employer (soupir). On pouvait penser à l'impensable survenu la semaine dernière à Evreux, dans un supermarché à Nantes, ou encore à Besançon avec ces deux jeunes filles torturant une troisième... Eh bien à Marseille, c'est encore autre chose." Il s'agit simplement d'"un ton solennel", selon Marie-Pierre Farkas : "Peut-être y a-t-il un effet de sens, mais j'ai le sentiment de réfléchir et de faire très attention en choisissant les sujets."
Ruines. Cet "effet de sens" dans les journaux télévisés, l'Observatoire du débat public, un organisme d'analyse de l'actualité, s'y est récemment penché dans une étude confidentielle intitulée : Insécurité : l'image et le réel. Se basant sur une médiascopie, c'est-à-dire le visionnage de JT par un échantillon de personnes auxquelles on demande de réagir à ce qu'elles voient, et sur une série d'entretiens individuels. Cette étude révèle que la couverture des faits de violence et de délinquance dans les journaux s'est accrue ces derniers mois. Le déclic se situe lors du 11 septembre. A partir de cet événement, par un effet d'écho dans les JT, on est passé de la violence globale à la violence locale. Les images des pompiers des tours du World Trade Center ont eu leur pendant en France dans les images de policiers tués. Mariette Darrigrand, co-responsable de l'Observatoire du débat public, explique : "Il y a eu dans les JT une accumulation de faits de nature différente qui a donné l'impression que toutes les protections s'étaient écroulées, qu'on était dans la représentation d'un champ de ruines." Un champ de ruines dans lequel, selon elle, les électeurs ont voulu, dimanche, entraîner les "élites" : "Au-delà du vote protestataire, il y a une volonté inconsciente de "ruiner" quelque chose. Les gens étaient conscients des mesures positives prises par Jospin sur la parité, les 35 heures, mais elles ont été anéanties par le champ de ruines. C'est d'ailleurs très significatif qu'on parle de "séisme" aujourd'hui et il est frappant que Lionel Jospin dans son discours prononce le mot "reconstruction"."
Peur. Cette représentation dramatique du monde a créé chez le téléspectateur, selon l'étude, une double peur : à la peur de l'insécurité s'est ajoutée la peur des images de l'insécurité : "Il y a eu dans les JT, notamment ceux de TF1, une théâtralisation, une mise en scène des faits de violence et de délinquance destinée à faire monter l'anxiété, la peur. Or, c'est l'insécurité qui a fait la campagne, et c'est la peur qui a fait voter", analyse Mariette Darrigrand. "A l'inverse, note-t-elle, à la télé, le danger Le Pen n'a pas été théâtralisé mais minoré.".
Par Raphaël GARRIGOS, Isabelle ROBERTS
Libération,
le mardi 23 avril 2002