A la lumière, la radio du fémur droit de Fouad Mahed ressemble à un morceau de ciel dans la nuit du désert: d'innombrables fragments blancs sur un fond d'un noir profond. Mais cette galaxie est en fait constituée des centaines de fragments de chair et d'os, le résultat du passage d'une balle israélienne qui a traversé la jambe de Mahed. D'ailleurs, c'est l'image de quelque chose qui a disparu: après une hémorragie massive, les médecins ont dû amputer le membre, quinze jours après la blessure. "C'est facile d'opérer quand on connaît l'anatomie", dit le Dr Nasri Khoury, en suivant la forme du fémur de Mahed de la pointe de son stylo. "Mais quand la structure est détruite, le chirurgien ne sait pas quoi faire. Des milliers de jeunes et d'enfants palestiniens risquent de devenir définitivement infirmes à la suite des blessures infligées depuis cinq mois de protestations à coups de pierre contre la domination israélienne. Comme dans le cas de Fouad Mahed, qui est charpentier à Gaza, la plupart des onze mille blessés n'avaient pas d'armes. Le pourcentage élevé de blessures invalidantes est dû en grande partie aux balles explosives tirées par des M16. L'armée israélienne utilise de plus en plus ces armes contre les manifestants civils parce que ce sont des fusils légers capables d'infliger d'énormes dommages à l'ennemi; ce sont des armes américaines de marque Colt, mises en service pour la première fois pendant la guerre du Viet-Nam. La cartouche de M16 explose souvent après sa pénétration, déchiquetant les muscles et les nerfs et provoquant de multiples blessures internes, qui ressemblent beaucoup aux balles dum-dum interdites. Les experts médicaux européens et américains qui ont accepté, dans le cadre de cet article, d'examiner les radios de Fouad Mahed et d'autres Palestiniens blessés, confirment que beaucoup de blessures ont été produites par des M16, des pistolets et autres armes à feu. Ces radios, ainsi que d'autres qu'on a pu voir dans des hôpitaux de Cisjordanie et de Jordanie, permettent de reconstituer un modèle que certains médecins légistes appellent "une tempête de neige de plomb", la fragmentation de munitions militaires très rapides, dirigées contre des civils. La plupart des blessés sont touchés de très près, les dommages internes révèlent une portée de moins de cent mètres. Ce matériel fait partie de ce que les associations pour les droits de l'homme qualifient d'usage excessif de la force israélienne contre des Palestiniens, la plupart du temps désarmés. "Tirer sur des gens avec des balles à haute vitesse de pénétration pour les blesser est une forme de châtiment infligé sans jugement sur le champ de bataille", dit le Dr Robert Krischner, membre de "l'association des physiciens titulaires du prix Nobel pour la défense des droits de l'homme". On ne sait pas encore très bien comment le nouveau premier ministre Ariel Sharon, qui a toujours été partisan de la rigueur, va traiter le conflit croissant. La semaine dernière, les forces armées israéliennes ont envoyé des hélicoptères armés pour assassiner un officier supérieur de sécurité palestinien. Le lendemain, un chauffeur de bus palestinien a foncé sur une arrêt de bus, tuant sept soldats et un civil israéliens. On continue à annoncer que les troupes israéliennes ont tiré à balle sur des foules désarmées sans avoir essayé au préalable de les disperser avec du gaz lacrymogène ou des canons à eau, comme l'exige le code militaire; ce sont exactement les mêmes accusations qui étaient portées (et niées) contre l'armée du temps du prédécesseur de Sharon. "Nous ne visons pas toutes les nouvelles victimes, mortes ou blessées", dit le major Olivier Rafowicz, un porte-parole de l'armée. "Ce n'est pas nous qui avons commencé. Toutes les victimes qu'ils exhibent, les blessés, le sang, les enfants, ne servent que les intérêts palestiniens: 'Regardez, nous vaquons à nos occupations et les méchants Israéliens nous tuent pour rien.' Du côté israélien, cela ne présente aucun intérêt." Le major Rafowicz affirme qu'Israël fait preuve d'une retenue extraordinaire face à des manifestations menaçantes et aux tirs palestiniens. De plus, dit-il, Israël a vainement essayé d'obtenir l'assistance de plusieurs pays européens pour l'aider à réprimer pacifiquement les manifestations. Néanmoins, insiste-t-il, les soldats israéliens respectent strictement les règles des conventions sur la guerre. "Nous n'ouvrons le feu que sur des gens qui mettent nos vies en danger. On peut très bien tuer avec une pierre. Une pierre est une arme." Un autre porte-parole de l'armée israélienne ajoute: "Nous ne tirons pas à balle si personne ne tire sur nous." Et pourtant, dans plus de cent entretiens qui ont été menés pour cet article, des malades, des médecins et le personnel paramédical de quatorze cliniques et hôpitaux jordaniens et cisjordaniens tiennent des propos diamétralement opposés. Les soldats israéliens tirent à balle sur des foules désarmées, de Palestiniens qui ne tirent pas, et ce, souvent après avoir tenté symboliquement de disperser les manifestations avec des gaz lacrymogènes. Ibrahim Mustafa Darwish, 17 ans, a reçu une balle dans le ventre le 15 novembre, au cours d'une manifestation au barrage d'Eretz qui sépare Gaza d'Israël. Six semaines plus tard, il est à l'hôpital jordanien d'Amman. Les pansement de son ventre sont sanglants et collants: on l'a opéré de nombreuses fois pour enlever un mètre d'intestin. Les soldats israéliens ont ouvert le feu sur dix-huit lanceurs de pierre à une distance de quinze mètres. Fadi Mohammed, 18 ans, a été également pris une balle dans le ventre en novembre 2000 pendant qu'il lançait des pierres au cours d'une manifestation. La balle a fait éclater deux vertèbres, atteint un rein et paralysé les deux jambes. Il est arrivé le 30 novembre à l'hôpital palestinien d'Amman où les chirurgiens lui ont enlevé la vésicule biliaire et des morceaux de vertèbres. Il est paralysé des deux jambes Mahmoud Al Medhoun, 15 ans, a été atteint trois fois à la jambe, au dos et au ventre par des soldats tirant depuis un char. L'une des balles a pénétré sa colonne vertébrale et trois vertèbres sont détruites, un nerf pincé. Il a la jambe droite qui est désormais paralysée, les médecins lui ont enlevé un morceau de colon et réparé le foie; il ne peut pas manger. "Si Dieu le veut, je pourrai marcher à nouveau", dit-il. Mais quand son père parle du pronostic médical, qui estime que la paralysie est sans doute définitive, le garçon s'enroule sur lui-même, le visage caché dans son bras, et il pleure. Les blessures invalidantes chez les Palestiniens sont évaluées à mille cinq cents, et ce nombre risque d'augmenter avec l'afflux de blessés dans les hôpitaux. Les autorités palestiniennes disent que le taux de blessures invalidantes pendant la nouvelle Intifada, qui a commencé à l'ombre de la mosquée Al Aqsa à Jérusalem-Est, le 29 septembre 2000, est déjà plus élevé que celui de la première Intifida qui avait duré six ans, de 1987 à 1993. "La riposte israélienne à cette intifada plus féroce, plus efficace et plus intense", dit le Dr Mustafa Barghouti, directeur de l'Union des comités pour les soins médicaux aux Palestiniens. Des tirs mortels proviennent de fusils M16, de M3 et de M24, ainsi que d'armes de plus gros calibre, parmi lesquels des balles de mitrailleuse anti-béton, des lance-grenades, des obus de chars de 120 même et des obus Hellfire lancés d'hélicoptères d'attaque de modèle Apache, fabriqués par les Etats-Unis. Le feu le plus violent, disent les observateurs israéliens, est une riposte à la guérilla palestinienne. Mais même les armes les plus bénignes destinées à contenir des manifestations (par exemple les balles d'acier recouverte d'une fine couche de caoutchouc et nommées pour cette raison balles de caoutchouc) peuvent être mortelles lorsqu'elles sont tirées à bout portant. "C'est un cauchemar pour les neurochirurgiens", dit le Dr Djihad Mashal. "A chaque fois que le patient remue la tête, c'est comme si un morceau de marbre s'agitait dans de la gelée. Il n'y a absolument rien à faire." Pendant les premières semaines de l'intifada, la majorité des Palestiniens étaient blessés à la tête et au torse. "Nous voulions effectivement tuer et non blesser la majeure partie de ces blessés par balle.", a écrit le général Giora Eiland à Neta Amar, avocat israélien défenseur des droits de l'homme. "Ces hommes nous attaquent eux-mêmes avec des armes à feu. Le fait que la plupart d'entre eux est blessée à la tête ou au torse est un fait positif." Après la flambée internationale de condamnation, le pourcentage de blessures à la tête ou au torse s'est effondré, remplacé par des blessures horribles à la jambe ou au ventre. "Je considère que c'est une sorte de torture", dit Kirschner, de l'Association des physiciens pour les droits de l'homme. "Il est indubitable pour moi que les militaires ont décidé d'utiliser ce moyen pour blesser les gens afin d'intimider la population. Et le résultat, c'est que plusieurs milliers de jeunes hommes palestiniens seront définitivement infirmes." Au début, les médecins palestiniens ont pris les balles de M 16 pour des balles dum-dum, interdites par la Convention de La Haye en 1899. "Beaucoup croient que c'est une balle dum-dum parce que si elle ne pénètre pas suffisamment profond, elle éclate", dit Martin Fackler, un ancien chirurgien militaire qui dirige désormais les essais balistiques au ministère de la guerre des Etats-Unis. "La fragmentation provoque des blessures supplémentaires." Cette arme a été utilisée pour la première fois expérimentalement en 1963, au Viet-Nam Sud, par le gouvernement Kennedy. Un article de la Revue internationale de la Croix-Rouge de 1995 fait la synthèse des rapports qui sont arrivés immédiatement sur cette balle "qui pénètre dans la chair vive en tournant sur elle-même, ce qui provoque une blessure mortelle qui a exactement l'allure d'un trou fait par un 22 mm." En 1966, les médecins militaires parlaient "de muscles et même d'os ravagés et béants, souvent accompagnés de la destruction d'une large région de tissu" et d'une balle explosive. Sept ans plus tard circulèrent des rapports parlant de blessures qui ressemblaient à celles que faisaient les balles dum-dum de plus en plus utilisées mais interdites parce qu'elles "provoquaient des blessures superflues et une souffrance inutile." Des années d'essais ont révélé que la balle légère du M 16 était susceptible de "s'ouvrir" et de se "déplacer" plus vite encore après sa pénétration, parce qu'elle déchirent les tissus en traversant le corps de côté. Après des années d'expériences, on a conclu que la petite balle de M16 s'ouvrait et se déplaçait plus rapidement après la pénétration, ce qui lui permettait de déchirer davantage de tissus en se déplaçant de côté dans le corps. La haute vitesse de pénétration, que d'autres fusils militaires ont aussi désormais, avait pour conséquence de creuser une "cavité temporaire" par destruction de tissus solides et moins souples, comme la vésicule et le foie: or on trouve exactement ce type de blessures dans les dossiers médicaux des Palestiniens. Et la balle se fragmente en minuscules corpuscules de plomb qui provoquent des blessures multiples un peu partout La vieille balle dum-dum avait été bannie du champ de bataille, mais aujourd'hui, beaucoup s'inquiètent qu'une nouvelle balle aux effets similaires la remplace. Depuis des années, les discussions sur la cause exacte des blessures (la rapidité de la balle, son pouvoir percutant, sa fragmentation) ralentissent les efforts faits pour l'interdire. En 1995, les Suisses ont pris l'initiative de mettre la balle de M 16, avec quelques autres, dans le champ d'application de la Convention de La Haye. Dans un article de la revue internationale de la Croix-Rouge où il analyse la démarche suisse, le spécialiste des droits de l'homme Eric Prokosch supplie les Etats de "saisir l'occasion" "d'interdire totalement la balle dum-dum moderne". Certains experts européens en balistique sont du même avis. Le Dr Peter J.T. Knudsen, médecin légiste danois qui a abondamment publié sur les balles et les lois humanitaires, affirme que toutes les balles de M 16 utilisées actuellement par les forces armées devraient être interdites parce qu'elles peuvent toutes éclater. "La fragmentation ajoute une souffrance inutile et une blessure superflue", dit-il. D'autres sont d'avis que le M 16 ne doit pas être isolé dans ce qui constitue, en fait, un enjeu politique datant de la guerre froide. "L'idée que des balles de fusils seraient "inhumaines" naît dans des esprits qui ne connaissent rien à la guerre véritable et qui ont, en général, d'autres motifs, en général politiques", dit Facklet, qui signale que les grosses balles militaires, dont la masse est plus importante, provoquent aussi de graves blessures. "J'ai vu beaucoup de soldats qui avaient eu les deux jambes et un bras emportés par des armes explosives: des mines, l'artillerie, etc. C'est inhumain et aucun des fusils utilisés sur le champ de bataille ne peut détruire une semblable quantité de tissus. Alors, est-il logique de décider qu'une balle de fusil est inhumaine et d'ignorer des blessures beaucoup plus importantes?" Les partisans du M 16 soutiennent que c'est l'Union soviétique qui a lancé la campagne contre la balle de 5,56 même parce qu'elle était jalouse du fusil léger et efficace de l'OTAN et des Etats-Unis. Après des années d'essais et de conférences internationales, certains experts humanitaires et balistiques voudraient qu'on réunisse une conférence internationale en Europe sur la question des balles explosives et très rapides dans le courant de l'année. Ils pensent qu'il est temps que des balles qui provoquent les mêmes dégâts inutiles que la vieille balle dum-dum soient interdites au même titre qu'elle. Il y a peu de chances que ça arrive. Après avoir soumis une proposition visant à restreindre l'usage du M 16 et à forcer les pays de l'OTAN à mettre au point une balle entièrement nouvelle, non-fragmentable, le gouvernement suisse semble désormais prêt à proposer un plan plus modeste. "Imaginez ce qui se passerait si on voulait proscrire les balles de 5,56 mm. Pensez à tous les pays qui devraient détruire toutes ces balles", dit le Dr Knudsen, médecin danois. Et si on les remplaçait par les balles non-fragmentables qui sont en cours de mise au point, on se trouverait confrontés à une rude réalité politique car aucune de ces balles "plus sûre" n'est fabriquée aux Etats-Unis. "Vous imaginez ce que dirait l'armée américaine si elles devait acheter ses balles à l'étranger", dit Knudsen. "Ou bien le sénateur de l'état dans lequel ces balles sont fabriquées? Cela met en jeu sur des sommes d'argent beaucoup trop importantes." Pendant que les spécialistes des droits de l'homme s'interrogent sur l'interdiction de balles qu'ils considèrent comme extrêmement dangereuses pour les soldats, l'arme israélienne continue à les utiliser sur des civils palestiniens désarmés. Des balles réelles ont été utilisées "couramment de façon illégale et non réfléchie, dit le rapport d'une mission des droits de l'homme en parlant de l'arme israélienne, "à la suite de quoi des civils ont été tués ou blessés grièvement. Nasri Chowkat attend dans un hôpital jordanien que les médecins enlèvent les derniers fragments de la balle qui s'est logés près de son oeil gauche. Ses tempes grisonnantes et les fines montures métalliques de ses lunettes lui donnent l'air d'un savant; c'est un excellent étudiant qui devait finir sa maîtrise cette année. Le 25 octobre 2000, il a manifesté à Ramalla avec quelques centaines d'autres et lancé des pierres sur un barrage israélien. Chowat s'est précipité à l'aide d'un de ses amis atteint à la tête et il a lui-même été blessé par un tireur. La balle l'a atteint à la lèvre supérieure avant d'exploser en sept morceaux dans sa boîte crânienne. Il a perdu toutes les dents d'un côté de la bouche, qu'il essaie de cacher de la main quand il essaie de parler. . Mohammad Nada, 17 ans, a été atteint deux fois par un tireur israélien le 1er décembre, alors qu'il déblayait l'accès de la maison de sa soeur, non loin d'un site de combats journaliers. La seconde balle est entrée dans sa fesse gauche où elle a touché le nerf sciatique, qui contrôle les mouvements du pied. Les radios montrent qu'il s'agit d'une balle rapide, qui a éclaté en plusieurs centaines de morceau. Les médecins disent qu'il faut une greffe pour réparer le nerf. Amdjad, 22 ans, a été atteint à la tête à Djenin, une ville de la rive droite du Jourdain. Les radios montrent que la belle s'est logée à la base du crâne. Ses bras sont mous et sans réaction comme ceux d'une poupée de chiffon et sa chambre sent le pourri. Isa Abu Abdullah, 19 ans, s'est heurté à des chars israéliens à Gaza le troisième jour du Ramadan, le 29 novembre. Il lançait des pierres quand il a été touché par une balle dans le mollet gauche; une fois à terre, il a été touché encore six fois: trois balles dans la cuisse gauche, deux dans la cuisse droite et une dans le bras droit. Les médecins de l'hôpital de Chifa à Gaza ont transplanté un bout de l'artère fémorale droite dans la jambe gauche puis l'ont envoyé à Amman pour des opérations supplémentaires. Mahmoud Odeili, 23 ans, vit à Gaza près de la colonie juive de Gouch Katif ou les accrochages sont permanents. C'est un chômeur, père de deux enfants qui se trouve maintenant à l'hôpital Chmesani d'Amman; il ne peut presque plus ouvrir la bouche pour parler parce qu'une balle très rapide lui a éclaté la joue et est ressortie par le fond du nez. Il dit que ses amis et lui ont jeté des pierres à une équipe de démolition israélienne qui détruisait leurs maisons. Il a été touché par un soldat qui tirait d'un char à cent mètres. "Ils nous ont abattus puis ont continué leur entreprise", dit-il. "Combien de patients voulez-vous voir?", demande le Dr Dhazi Hanania du Centre de rééducation Abou Raya à Ramalla. Le médecin vêtu d'un costume gris anthracite et d'un foulard rouge, assis à son bureau, a les yeux profondément fatigués. "Vous pouvez parler à deux mille patients si vous le désirez." Dehors, quatre jeunes gens en chaise roulante prennent le soleil. Nasser Bilali, qui a une jambe dans le plâtre raconte qu'il rentrait simplement chez lui quand les affrontement ont commencé. Dans la confusion qui a suivi, il a été atteint par une balle très rapide qui a fait éclater plusieurs os du pied gauche; il n'est pas sûr de pouvoir un jour marcher sans béquilles. "Je ne me considère pas comme un héros, dit Bilali, parce que je n'ai même lancé de pierres. Je marchais simplement et on m'a abattu." Une veille femme coiffée d'un foulard blanc et vêtue de la robe palestinienne noire écoutait l'histoire de Bilali. Elle se mit à pousser des youyous en agitant les bras: "Regardez-le, il est jeune et déjà dans une chaise roulante. Haram! Haram! C'est un crime! C'est un crime! Nous nous servons de pierres et eux de bombes, d'obus et de chars!" Elle montre le deuxième étage du centre: "Mon fils est là-haut. Une femme s'exténue à élever son fils malgré la pauvreté et la rudesse de la vie et après, on lui tire dessus." Le Dr Hanania dit qu'il n'est pas trop inquiet pour les centaines de patients que son équipe soigne actuellement: "Ce qui m'ennuie, c'est ceux qui vont arriver au centre dans les prochains jours", dit-il. Il est impossible d'évaluer le nombre de jeunes gens qui vont avoir besoin de rééducation tant que les Israéliens limitent les déplacements entre les villages et les villes de Cisjordanie. Mais dès que les routes rouvriront, le Dr Hanania s'attend à un afflux de monde: "On dit que vint à trente pour cent des blessés ont besoin de rééducation", soit plusieurs milliers de personnes en chiffres absolus. "Si c'est vrai, c'est une catastrophe nationale." De l'autre côté du Jourdain, à Amman, le Dr Koury montre le moignon de la jambe droite de Fouad Mahed, couvert de pansements. Après sa blessure, il a fallu lui transfuser près de neuf litres de sang pour remplacer celui qu'il perdait sans cesse par sa blessure. Des complications après une greffe de la peau ont contraint les médecins à l'envoyer à Amman où il devait recevoir des soins qu'on ne pouvait lui donner dans les hôpitaux de Gaza. Khoury a opéré des centaines de Palestiniens blessés depuis le début de la première intifada mais il n'a jamais vu autant de blessures de cette gravité. Il pose la main sur l'épaule de Mahed: "Ce garçon est étonnant, dit le Dr Khoury, après tout ce qu'il a vécu, le combat, l'amputation, la formation d'ulcères qui l'ont presque tué, il garde le sourire." Mahed a été abattu à Gaza alors qu'il venait de rentrer de la prière. Les obus israéliens ont commencé à arroser son quartier de Khan Yunis, qui se trouve à cent mètres d'un poste militaire israélien. Mahed décida de conduire sa femme et sa fille chez son frère lorsque le plafond de sa maison commença à s'effondrer et il fut blessé juste devant sa porte. La question de savoir si des tirs mortels sont justifiés dépend de la nature du combat que mènent la police et l'armée: elles disent agir pour se défendre, elles-mêmes ou les autres, d'un risque de mort imminente ou de blessure. Le gouvernement israélien déclare qu'elles tirent pour répondre à d'autres tirs. "Les Palestiniens ne se contentent pas de lancer des pierres comme il y a dix ans", dit le major Rafowicz, ils utilisent désormais des Kalachnikovs pendant les manifestations". Même alors, les forces israéliennes, soutenues par des chars et les munitions de gros calibres tirées par des hélicoptères, sont très souvent venues à bout du camp palestinien. "Le plus souvent, les munitions dont disposent les Palestiniens sont à pleurer" dit un franc-tireur des forces israéliennes au journal israélien Haaretz. "Leurs tirs sont pathétiques... On sait d'avance que tout sera dispersé en vain." Malgré les journaux qui prétendent qu'il s'agit d'un conflit entre deux armées et malgré les affirmations du gouvernement israélien et du gouvernement américain qui répètent que ce sont les Palestiniens qui doivent mettre fin à la violence, 90% des morts et des blessés sont des Palestiniens ou des Arabes israéliens. Les chiffres des forces israéliennes indiquent que dans les trois quarts des affrontements, les Palestiniens n'avaient aucune arme à feu. "La politique d'Israël est dirigée en grande partie contre la population civile palestinienne, qui ne tirent pas sur les civils israéliens ou sur les soldes israéliens mais est la principale victime des violations des droits de l'homme commises en Israël", dit un rapport récent émanant de Btselem, une association pour les droits de l'homme israélienne très connue. Nous avons interrogé des dizaines de patients dans quatorze hôpitaux et tous sauf quatre ont dit qu'ils lançaient des pierres, qu'ils aidaient un blessé ou passaient simplement à côté d'un lieu d'affrontement quand ils ont été blessés. Un patient reconnaît qu'il tirait au fusil quand il a été atteint et trois autres disent qu'ils lançaient des cocktails Molotov. "Un cocktail Molotov peut tuer", dit le major Rafowicz. D'après les associations des droits de l'homme, même les bombes au pétrole ne constituent pas une menace sérieuse pour des soldats armés pour la répression des émeutes. "Les services de sécurité israéliens ont presque toujours d'excellents moyens de défense, ils sont à bonne distance des manifestants, à couvert dans des abris fortifiés, protégés par des barbelés ou des boucliers anti-émeute", concluait le rapport d'Amnistie international en octobre. "On ne peut sérieusement prétendre que des pierres (ou même des bombes au pétrole) ont mis en danger la vie des unités israéliennes étudiées par Amnistie. Les Palestiniens, au contraire, constituent des cibles faciles. Chadi Masri, 24 ans, a reçu trois balles dans le ventre le 16 novembre 2000, alors qu'il lançait des cocktails Molotov sur un char. A côté de son lit à l'hôpital chirurgical d'Amman, il y a un drapeau palestinien, aux murs est accrochée une affiche de Yasser Arafat sur un fond représentant une foule de manifestants. Masri ne sait pas combien de temps il a mis à arriver en Jordanie mais il se souvient que des soldats israéliens l'ont pris en photo et l'ont battu dans l'ambulance. C'est sa troisième blessure depuis le début de la seconde intifada. Mohammed Bassam, 15 ans, a été blessé d'une balle à grande vitesse de pénétration au cours d'une manifestation, à Birzeit, le 26 novembre 2000. Elle a traversé le mollet en faisant éclater l'os. Les chirurgiens lui ont posé des broches en acier dans la jambe ainsi qu'un système de fixation externe; il se déplace dans sa chambre avec un déambulateur. Adil, âgé de 31 ans, a été blessé alors qu'il participait à une manifestation pacifique après les funérailles d'un homme tué dans les affrontements. La balle a fait éclater un os de sa jambe gauche et il dit qu'il a vu des morceaux de sa jambe dans la rue avant de s'évanouir. Morad, âgé de 15 ans, est sous respiration artificielle: la machine clique, sa poitrine se remplit d'air, la machine clique à nouveau, sa poitrine se vide; ses paupières sont rouges et gonflées, sa tête est enveloppée de pansements, son coeur est sous surveillance constante. Il a une balle dans le cerveau. Sharif Darwish, âgé de 34 ans, est assis de côté dans son lit de l'hôpital Hussein à Beit Djala, près de Bethléem. Il a un plâtre au pied: "Le type qui m'a amené à l'ambulance a été tué, dit-il, les yeux dans le vide. Quelques semaines auparavant, un obus est tombé sur sa maison de Beit Djala, côté de sa chambre. "J'allais justement me lever pour prendre mon petit-déjeuner", raconte-t-il. Tous les Palestiniens sans exception considèrent que l'intifada a commencé après la visite d'Ariel Sharon à Haram-el-Chérif (le Santuaire noble que les Israéliens appellent le mont du Temple), accompagné de mille soldats et de la police anti-émeute. Les blessures graves et les morts ont tout de suite été nombreuses parce qu'Ehoud Baraque a choisi la stratégie de la force brutale, espérant ainsi mettre rapidement un terme au conflit. C'est une bonne tactique pour éliminer un ennemi", dit le docteur Stephen Males, officier supérieur de la police britannique qui a accompagné l'équipe d'enquête d'Amnistie internationale dans la région. "Ce ne sont absolument pas des opérations de police." Les Israéliens disent que la visite de Sharon a servi de prétexte pour le lancement d'une intifada soigneusement programmée et appuyée par l'Autorité palestinienne. "Nous sommes en face d'une stratégie violente très organisée et très programmée, choisie par l'Autorité palestinienne dans des buts politiques, dès le départ, dit le major Rafowicz. Le but est d'atteindre ces buts politiques plus rapidement, principalement, à notre avis, pour améliorer la position palestinienne à l'étranger en imposant l'idée que les Palestiniens sont des sous-hommes pour le grand méchant état d'Israël. Ce n'est pas notre politique qui nous a amenés à cette situation. Nous avons très mauvaise allure à la télévision parce que nous sommes une armée régulière en face d'une prétendue manifestation populaire. Mais, de l'autre côté, c'est une stratégie." En public, les dirigeants militaires s'en tiennent à la thèse du contrôle de la violence. Le général Eiland, dans une lettre à l'avocat Israël défenseur des droits de l'homme, écrit: "Dans cette foule d'habitants désarmés révoltés, certains sont armés. On ne peut pas demander à un soldat de ne tirer que lorsqu'il est convaincu qu'il n'y a aucun danger pour quiconque se trouverait à proximité d'un Palestinien qui tire sur lui." En privé, certains soldats et généraux de l'armée israélienne ont tenu des propos fort différents à des journalistes israéliens. "Je ne sais pas si les forces de sécurité se vengent, a dit un tireur de l'armée à Haaretz, mais à chaque fois qu'il y a eu un incident sérieux, on sent très bien que c'est politique. Les soldats savent que si les journaux d'aujourd'hui rapportent des incidents dont l'armée israélienne a été victime, ils auront le droit de tirer davantage." Ce tireur a dit à Haaretz que les soldats avaient le droit de tirer sur les Palestiniens qui présentent une menace éventuelle, du moment qu'ils ont plus de douze ans. "A partir de douze ans, on a le droit", dit le tireur. Un officier supérieur a dit à un autre journaliste d'Haaretz: "Personne ne pourra me convaincre que nous n'avons pas tué sans raison des dizaines d'enfants." Le grand nombre de victimes palestiniennes pendant les deux premiers mois d'affrontements et la condamnation internationale d'Israël qui a suivi, ont provoqué une modification tactique des deux côtés. Le nombre de victimes a commencé à diminuer en décembre, d'après le directeur du Centre de la presse et des communications de Jérusalem. Pour lui, cette diminution est "le signe d'une diminution des manifestations importantes aux points de contrôle militaires israéliens." Ce n'est pas le signe que l'on croit désormais à nouveau aux chances de paix. Les Palestiniens, d'après Khatib, ne croient plus que les accords d'Oslo peuvent conduire aux exigences élémentaires de souveraineté, notamment sur Jérusalem, et de droit au retour des réfugiés palestiniens dans leur patrie. Khatib dit, de plus en plus, les Palestiniens mettent l'occupation israélienne au centre des négociations de paix et de sûreté. Récemment, un sondage du Centre de communication de Jérusalem indiquait que les deux tiers des palestiniens sont favorables aux actions les plus radicales, y compris les attentats-suicides, "étant donné les conditions politiques actuelles". D'après le sondage, soixante-dix pour cent des Palestiniens continuent à soutenir l'intifada. Les jeunes gens que nous avons interrogés dans les hôpitaux de Jordanie et de Cisjordanie sont impatients de recommencer à lancer des pierres. Mohammed Mahmoud Abu Fodeh, âgé de 22 ans, est déjà un vétéran de la lutte palestinienne. Il est actuellement à l'hôpital de rééducation d'Amman, à la suite de deux blessures reçues pendant qu'il protestait au point de contrôle entre Jéricho et le pont Allenby, à la frontière Jordanienne. Il a pris une balle à haute vitesse de pénétration dans l'épaule gauche, une autre dans un poumon. Ses amis l'ont cru mort jusqu'à ce qu'ils le voient ramper vers l'ambulance. La balle retirée de sa poitrine est dans un vase sur sa table de nuit "en tant que souvenir et que témoignage", dit-il. "Nous n'avons pas peur de leurs balles, mais ils redoutent nos pierres, dit-il. Dieu nous a donné les pierres, la volonté de Dieu est en elles. C'est tout ce que nous avons. Les pierres ont éveillé le monde arabe, des dirigeants aux gens simples. Ce n'est que le commencement", dit-il.