Paraguay: une nouvelle période dans une vieille crise
Une crise économique prolongée qui dure depuis près de 20 ans, l'application de mesures néolibérales, la crise d'un régime politique au pouvoir depuis plus de 50 ans et l'absence de consensus entre les principales forces politiques de la classe dominante, tout cela s'est conjugué avec l'effondrement de l'économie argentine pour pousser le gouvernement de Luis Gonzalez Macchi (Parti Colorado) au bord de l'abîme et avec peu de marges de manoeuvres pour affronter les revendications populaires alors que l'Etat se retrouve sans ressources face à la croissance des nécessités de base telles que l'éducation et la santé publiques.
Adolfo Gimenez, ALAI, América Latina en Movimiento, n°360, octobre 2002.
La démission du vice-président Julio César Franco (du parti d'opposition libéral), avec comme but de se présenter comme candidat à la présidence de la République pour les élections de 2003, ouvre une autre phase dans la crise politique qui fait partie intégrante de la vie quotidienne du pays. De plus, l'économie connaîtra cette année une croissance négative de -3%.
En même temps s'est constitué un vaste bloc d'organisations sociales frappées de plein fouet par les plans d'ajustement structurels et les recettes du FMI. Un bloc qui, à chaque mobilisation, déséquilibre et fait trembler chaque fois un peu plus les bases fragiles du gouvernement.
En effet, le mouvement populaire organisé a connu une importante régénérescence au cours des dernières années, en contraste avec la longue décadence des centrales syndicales qui, tout au long des années '90, ont été affaiblies par la corruption, l'orientation bureaucratique de ses dirigeants et la crise économique qui a jeté annuellement des milliers de travailleurs à la rue (le secteur industriel ne dépasse ainsi plus les 14% de l'économie).
L'événement récent le plus important a été la mobilisation populaire des mois de mai et juin qui s'est soldée par le gel de la vente de l'entreprise de téléphone publique Copaco. Cette victoire a été possible grâce à l'articulation d'un bloc d'organisations comme on n'en avait plus vu depuis longtemps et qui a pris le nom de Congrès démocratique du peuple (CDP). Bien que beaucoup de ses organisations intégrantes se sont, au cours de ces derniers mois, re-concentrés sur leur "terrains" particuliers, l'expérience victorieuse a démontré que l'unité dans la mobilisation était possible pour des objectifs communs. Il est fort probable que cette expérience se répétera à l'avenir au vu du développement de la situation économique, politique et sociale du pays.
En septembre dernier ce sont les paysans, les camionneurs et les chauffeurs de taxi qui se sont mobilisé pour la réduction des prix de l'essence et de l'eau potable ainsi que pour la modification d'un projet de loi appelé "de transition économique". Ce projet, soumis au Congrès par le gouvernement, vise à augmenter les revenus de l'Etat via la hausse de impôts et des tarifications publiques. Après deux journées de grève, un accord a été obtenu au cours de négociations afin de réduire les niveaux de ces hausses programmées.
Ensuite, ce sont les syndicats des conducteurs de transports publics qui ont initié une grève les 10 et 11 octobre pour la libération de leurs dirigeants emprisonnés, la réintégration de plusieurs camarades licenciés et le respect des lois du travail dans leurs entreprises - en particulier le respect de la journée des 8 heures et la paiement des cotisations patronales pour la sécurité sociale. Après un peu de plus de 12 heures de grève totale des services de transports publics dans la capitale et dans la zone métropolitaine, les syndicats ont obtenu un accord afin que chacune des demandes soit traitée par les ministères de la Justice et du Travail.
L'année 2002 va s'achever avec encore plus de luttes revendicatives, notamment en faveur de la modification du Budget national afin d'augmenter dans ce dernier les dépenses sociales et de réduire les coûts inutiles. Il y a aura également des mobilisations contre un projet de réforme de la sécurité sociale qui vise à augmenter les cotisations des travailleurs de 9,5 à 18% alors qu'il n'est rien demandé d'équivalent aux patrons. Un projet qui cadre en réalité dans un nouveau processus de privatisation de la sécurité sociale.
Cependant, il faudra voir si les deux principales organisations qui composent le CDP (le Front pour la défense des Biens publics et la Plénière populaire contre le terrorisme d'Etat), réaliseront de nouveau des actions unitaires comme en mai et juin derniers ou bien iront à la lutte séparément pour affronter l'offensive néolibérale, qui vient à peine de récupérer ses forces suite aux derniers coups reçus.
A la mesure où la situation économique s'approche dangereusement d'une banqueroute similaire à l'Argentine, la crise politique est quant à elle loin de se résoudre et ce au moment où les revendications populaires augmentent sans cesse: l'issue est donc incertaine et l'on s'approche rapidement d'une période de plus fortes turbulences encore.
Un autre élément supplémentaire pour compléter le panorama actuel: depuis le début d'octobre, le Brésil et l'Argentine ont tous deux fermé leurs marchés à la viande paraguayenne (le troisième secteur de production) suite à des rumeurs d'apparition de fièvre aphteuse dans le bétail. Une situation qui met au bord de la paralyse les secteurs frigorifiques et un vaste secteur de producteurs. Le Chili, l'un des principaux clients, ne peut plus recevoir ses fournitures car les camions ne peuvent plus transiter par le territoire argentin.
Calendrier électoral et alternatives
Le parti au gouvernement, l'Association Nationale République (Parti Colorado) est au pouvoir depuis 1947, atteignant presque le record de longévité détenu par le PRI mexicain.
C'est un parti fortement lié aux Forces armées et aux principaux groupes économiques qui ont été favorisés au cours de ces dernières 50 années (agro-exportateurs, éleveurs de bétail, commerçants-importateurs, à peu près tous liés aux mafias en tout genre). Il a toujours mené une politique populiste de prébende à travers l'appareil d'Etat ainsi qu'une politique parallèle de répression et de cooptation politique à tous les niveaux.
La chute de la dictature de Stroessner (1954-1989), qui a toujours bénéficié de son soutien, a constitué l'une de ses principales crises et avec elle celle du régime traditionnel de domination politique. Cependant, il est parvenu jusqu'ici à se maintenir au pouvoir du fait de l'extrême faiblesse des partis d'opposition traditionnels (également touchés par la corruption et le discrédit généralisé face à la population) ainsi que par l'absence d'une gauche unitaire qui puisse représenter une alternative politique à court terme.
Avec les élections présidentielles de 2003, le Parti Colorado cherchera à réaccommoder en sa faveur l'espace du pouvoir afin de lui permettre de gouverner pour une nouvelle période de cinq années tout en maintenant son ancien régime (un appareil d'Etat corrompu et source d'accumulation pour acheter les caudillos locaux) et la même structure économique.
Mais le contexte régional et international sera différent que par la passé avec les difficultés économiques de l'Argentine et du Brésil, l'exigence de nouveaux plans d'ajustement et de privatisations du FMI, l'absence de ressources importantes, la croissance des luttes et la faible carrure des dirigeants politiques des partis traditionnels conservateurs.
Dans le contexte d'une opposition qui s'est affaiblie dans la période de transition à partir de 1989 et l'absence d'un mouvement politique dans le camp populaire, la dissidence du Parti Colorado dénomée "oviédismo" (du nom de l'ex-général Oviedo, auteur d'un coup d'Etat manqué, accusé d'être l'auteur intellectuel de l'assassinat du Vice-président Argana en 1999 et du massacre de jeunes sur la place en face du Congrès la même année) apparaît comme la seule force importante d'opposition au gouvernement de Macchi.
Ce secteur oppositionnel représente la ligne dure d'un retour à un pouvoir militaire et autoritaire de droite avec un discours populiste et démagogique. Son leader est actuellement exilé au Brésil pour échapper à une condamnation de 10 ans de prison pour tentative de coup d'Etat.
L'absence d'un processus d'articulation forte dans la gauche socialiste fait que sa force d'attraction continue à être faible, malgré quelques avancées (avec pas mal de hauts et de bas) au cours des années '90. Pendant la dictature de Stroessner, elle a souffert d'une répression implacable menée à coups d'assassinats, d'arrestations et d'exils massifs. Sa récupération est lente et s'il existe une possibilité d'obtenir de bons résultats aux cours des prochaines échéances électorales du fait de la perte de prestige des partis traditionnels, elle risque d'être compromise de par la dispersion des forces même si ses dirigeants bénéficient d'une bonne légitimité du fait de leur engagement reconnu en faveurs de la cause des dépossédés.
La campagne commune menée par des organisations progressistes et de gauche en janvier dernier en réaction au kidnapping par des groupes para-policiers et paramilitaires des activistes du Mouvement Patria Libre (MPL) Juan Arrom et Annuncio Marti a été une énorme victoire puisque ces militants ont été retrouvé en vie et qu'elle avait permis d'articuler un vaste mouvement de solidarité. Mais cette campagne réussie n'a pas débouché sur un travail politique plus permanent. Le défi historique reste donc entier pour des organisations telles que Convergence populaire socialiste (CPS); le vieux Parti Communiste; Paraguaya Pyahurä ou le Parti des Travailleurs et d'autres encore.
Comme c'est le cas dans d'autres pays, il est fort probable qu'il n'y aura pas d'avancée sur base d'un processus d'auto-construction et d'auto-affirmation de chacun de ces groupes en rejetant (de fait et non en paroles) la possibilité d'une construction unitaire sur base d'une discussion programmatique et d'un plan d'action. Un débouché des luttes des masses pour leurs revendications urgentes face à la misère croissante a peu de chances de réussir en l'absence d'une direction politique articulée avec un agenda vers le pouvoir.
Approfondissement des luttes
La situation nationale et internationale augurent une période prolongée de luttes et de difficultés à tous les niveaux entre un régime qui maintien des éléments du "vieil Etat de bien-être", paternaliste et autoritaire et un bloc d'organisations sociales affectées par le néolibéralisme qui entraîne dans la pauvreté des milliers de personnes chaque année.
Le triomphe de Lula au Brésil aura un impact sur le scénario politique paraguayen bien qu'il est difficile de mesurer quels seront ses effets. Les résultats électoraux de l'année à venir ne représenterons donc pas la polarisation croissante qui englobe l'ensemble de la société, il est donc fort possible que le taux d'abstention électoral en signe de protestation sera énorme.
Une victoire du Partido Colorado n'annulera évidemment pas ce qui n'a pas été résolu depuis des années: les plans d'ajustement structurels, les privatisations, la dette externe, les droits humain, le budget national, la situation précaire de la santé et de l'éducation, l'absence de développement économique, l'ALCA et qui continurons à mettre le gouvernement sous pression comme un incurable cauchemard.
* Article original:
"Paraguay: nuevo periodo de una vieja crisis"Traduction: Ataulfo Riera