Dans une étude encore confidentielle figure un sondage inédit, mené auprès de 1000 Palestiniens des deux sexes, sur la pratique du crime d'honneur dont sont victimes les femmes. Entre autres chiffres fascinants, 25,9% des hommes palestiniens approuvent ce type de meurtre. Virginité, honte, violence, communauté familiale sont les mots-clé de ce sujet, tabou entre tous. Des femmes courageuses ont décidé de l'aborder malgré tout dans le contexte délicat de l'intifada, qui ne fait qu'accroître gravement les brutalités domestiques. Un des aspects inaperçus de la guerre. Pour une fois, le mot n'est pas galvaudé : c'est bien d'un sondage inédit dont il s'agit. Le premier à mesurer la perception que les Palestiniens ont du crime d'honneur dans les Territoires, puisqu'ils n'échappent pas à cette pratique. Il a été réalisé par le Centre palestinien d'opinion publique de Bethléem, sur un échantillon de 1000 Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ( sans l'est de Jérusalem), et ceci à la demande du Groupe palestinien de Surveillance des Droits de l'Homme ( le PHRMG, en anglais), dirigé par Bassem Eid. Ce sondage constitue de fait le coeur d'une étude de 33 pages, en arabe et en anglais, achevée à la fin août, encore confidentielle. Son titre : "Le meurtre des femmes sur la base de l'honneur de la famille". Elle a été préparée par Amal Shihadeh, chercheuse au PHRMG, et supervisée par Suha Hindiyeh, directrice du département de sociologie à l'Université de Bir Zeit (Ramallah). Les auteurs ont choisi de commenter ce sondage sans recueillir des témoignages de familles dans lesquelles de tels crimes se sont produits. Le questionnaire lui-même remonte à mai dernier, mais la guerre et le bouclage des territoires par l'armée israélienne en ont ralenti le déroulement. En fait, ce sondage ne constitue que la première partie de ce qui était à l'origine un projet beaucoup plus vaste, lancé avant le début de l'intifada. Il devait comporter des entretiens avec des avocats, juristes, assistantes sociales, etc, spécialisés en la matière. Notons d'ailleurs, avant de les présenter, que l'analyse des résultats faite dans l'étude gagnerait, quoiqu'il en soit, à être affinée. Selon ce sondage, 25,9% des Palestiniens interrogés approuvent le meurtre d'une femme qui aurait commis un adultère par exemple, pour laver l'honneur de la famille ! 16,3% des Palestiniennes en font autant – un chiffre considérable – mais la majorité des femmes, 33%, préfèrent quand même que la "fauteuse" soit conseillée pour ne pas recommencer, opinion que partagent 24% des hommes. 24,2% seulement des Palestiniens aussi souhaitent par ailleurs qu'un profil bas soit adopté, dans de telles affaires, pour éviter un scandale. L'effet dissuasif du crime d'honneur ne semble pas convaincre : 65,8% des sondés, hommes et femmes confondus, ne pensent pas que tuer une femme effacera la honte. Ils sont 26,7% en revanche à le croire, ce qui correspond exactement au chiffre des adeptes de cet assassinat. Les crimes d'honneur sont un problème important dans la société palestinienne. Suad Abu Dayyeh fait partie de ces professionnels qui y sont confrontés. Elle dirige l'unité de travail social au Centre de femmes pour l'aide légale et l'assistance sociale (WCLAC en anglais) à Jérusalem et s'occupe des violences que subissent les femmes palestiniennes. Elle garde encore vif le souvenir d'une jeune femme de 24 ans de Naplouse, tuée pour l'honneur l'année dernière. Suad l'avait rencontrée dans la prison de la ville où elle s'était réfugiée. Analphabète, sans travail, son seul délit était de fuguer fréquemment de chez elle pour échapper aux violences familiales. La prison représente alors, parfois, le seul havre protecteur pour ces femmes maltraitées. Suad Abu Dayyeh avait donc tenté de placer la jeune fille dans un abri pour femmes à Naplouse. En vain, faute de place. Lorsque la prison a été endommagée par un bombardement israélien, en mai 2001, la jeune femme, "libérée" avec les autres prisonniers, s'est réfugiée chez un parent censé la protéger. Mais elle a été forcée de retourner chez elle, Suad Abu Dayyeh ignore pourquoi : sans doute parce que le parent n'a pas voulu être pris en défaut de traîtrise, avec toutes les conséquences possibles. Et une fois revenue à la maison, un de ses frères l'a tuée de dix coups de couteau. Le meurtrier n'est resté que quelques mois en prison. Les tribunaux palestiniens de Gaza et de Cisjordanie appliquent des lois différentes, respectivement égyptienne et jordanienne. Mais ces lois ont en commun de protéger les hommes bourreaux des femmes : la peine maximale pour un crime d'honneur est de un an de réclusion. Le criminel de Naplouse a donc invoqué l'honneur de la famille et bénéficié, en plus, d'une réduction de peine car la victime ne pouvait fuir son foyer que pour retrouver un amoureux... Qu'importe si ce n'était pas ici le cas. Comme dans toutes les sociétés arabes, une Palestinienne doit arriver vierge au mariage. Les familles ne vérifient jamais le bien fondé des accusations. 69,6% de l'ensemble des sondés considèrent ce crime comme un problème social : 71,6% chez les femmes et 67,6% chez les hommes. Pourtant, quand on leur demande si la famille en tant que telle a le droit de tuer, ils ne sont plus que 63,6% des femmes et 53,5% des hommes à s'y opposer. "La famille reste forte, commente Suha Hindiyeh qui a dirigé l'étude. Il est difficile d'aller contre elle et contre les traditions, même si en tant qu'individu, je peux m'opposer au crime d'honneur." Ce type d'assassinats –il n'est d'ailleurs pas l'apanage du seul monde arabe : le Bengladesh, le Brésil, le Pakistan, entre autres, le pratiquent - représente la cause majeure des homicides de femmes palestiniennes, dans une société qui en compte somme toute peu. Suad Abu Dayyeh a eu connaissance d'une dizaine de meurtres de femmes cette année en Cisjordanie, dont trois pour « l'honneur ». Le bouclage des territoires et l'incapacité d'opérer pour la police empêchent pour l'heure toute enquête sur les sept autres décès. Le dernier crime connu remonte au mois d'août dernier et il a eu lieu à Jéricho, selon un journaliste palestinien. Un homme a abattu son épouse de 36 ans et sa fille de 18 ans parce qu'elles sortaient et "ne se comportaient pas bien." L'homme, qui s'est livré à la police, est en prison et n'y restera pas longtemps, assure ce journaliste qui tient bien sûr à garder l'anonymat. "On ne trouve pas de statistique officielle concernant les crimes d'honneur à cause de la sensibilité du sujet, explique encore Suha Hindiyeh. Certains homicides sont classés par la police ou la communauté comme suicide ou accident." A la rubrique mort naturelle aussi. C'était le cas cette année, à Ramallah, d'une veuve de 45 ans, mère de 5 enfants, prétendument décédée d'un arrêt cardiaque, en réalité assassinée par son père, "car elle ne se comportait pas avec droiture comme la tradition le veut". La police a effectivement mené l'enquête. Pour Suad Abu Dayyeh, les policiers jouent un rôle très important quand il y a suspicion d'homicide et ils se montrent plutôt coopératifs avec son organisation qui est la principale en Cisjordanie. Elle y a trois bureaux (dans la vieille ville de Jérusalem, dans la banlieue est de la ville et à Hébron). En1999 et 2000, elle a traité 500 cas de violences par an. Un chiffre tombé à 200 cette année. Non pas parce que l'Intifada fait baisser la violence domestique, c'est même le contraire qui se passe selon un séminaire éducatif qui vient de se tenir à Gaza. Mais le bouclage des territoires empêche les femmes de venir déposer plainte. Il a aussi interrompu la prospection faite par WCLAC pour trouver une association qui lui serve d'adresse à Gaza, où les besoins sont plus grands qu'en Cisjordanie. La police palestinienne a en effet recensé 38 cas de crimes d'honneur de1996 à 1999, 26 à Gaza et 12 en Cisjordanie. La majorité se sont produits dans des villages, ensuite dans les villes et enfin dans les camps de réfugiés. Ces chiffres proviennent d' une importante étude sur le crime d'honneur réalisée en 2001 par le WCLAC précisément et dont la traduction en anglais sera achevée en octobre. La sociologue explique qu'à Gaza, la société est plus fermée qu'en Cisjordanie, avec une densité de population plus élevée. On l'a vu, tous les cas ne sont pas répertoriés. D'autant que les familles préfèrent s'en remettre au tribunal familial pour une réconciliation (sulha). A Hébron, où les tribus plus que les tribunaux font la loi, dix cas en moyenne par an sont réglés entre hamulas, selon Suad Abu Dayyeh. Le crime d'honneur est bel et bien un sujet tabou que les journaux palestiniens préfèrent traiter brièvement et discrètement dans un coin de page, sans mentionner le nom de la famille de peur de représailles. Pourquoi donc lui consacrer le premier sondage détaillé en pleine Intifada ? "Pendant la première Intifada, en 1990, répond Suha Hindiyeh, j'avais organisé le premier atelier sur la violence faite aux femmes et l'on me demandait déjà pourquoi je le faisais pendant le soulèvement ! La communauté disait qu'il fallait garder ces questions de libération des femmes poiur après l'Indépendance. Je ne suis pas d'accord. Je pense qu'il faut combler le fossé entre les questions sociales et politiques. On sait comment les Algériennes, qui ont lutté pour l'Indépendance, ont dû retourner à la maison après." La sociologue, qui vit dans la partie orientale de Jérusalem a un passé de féministe : elle a fondé la première ONG pour les études sur les femmes en 1989. Cette démarche a suscité une prise de conscience et l'atelier recommandait la création d'un centre légal, comme le WCLAC. Les femmes paient de leur vie le plus souvent non parce qu'elles ont succombé au « péché » mais pour les agressions des hommes : inceste, abus sexuel, violence conjugale, viol par un frère ou un autre membre de la famille. Les auteurs de l'étude "Le meurtre des femmes sur la base de l'honneur de la famille" évoquent aussi le contexte dans lequel ces crimes apparaissent, en s'appuyant sur des ouvrages de référence. En particulier "Le visage nu de la femme arabe" de l'incontournable féministe égyptienne Nawal Al Saadawi. Elles rappellent combien l'honneur constitue "l'une des valeurs clés de la société arabe", et la famille "la fondation de l'unité dans la communauté." "Si un membre fait une erreur, ou fait quelque chose de honteux, c'est considéré comme une disgrâce pour toute la famille." Dans ce cadre, une femme qui se comporte mal "ne viole pas seulement les traditions, mais apporte aussi la honte sur toute la famille. C'est là que se trouvent les racines de ces crimes." Certaines jeunes filles arrivent à se réconcilier avec leur famille. Mais la plupart se sauvent pour se réfugier chez un oncle ou un proche parent et c'est la solution que privilégie le WCLAC. Il a pu sauver ainsi 69 femmes avant qu'il ne soit trop tard entre 1998 et 1999. L'ultime recours étant le foyer pour femmes à Naplouse, ou un abri à Bethléem qui accueille des adolescentes victimes de violence déjà passées devant un tribunal. Le sondage démontre par ailleurs que la pratique du crime d'honneur relève des traditions et de la culture patriarcale, pas du degré de religiosité, ni du niveau d'éducation. C'est sans doute là le résultat le plus surprenant. Les auteurs s'attendaient à une corrélation positive entre le niveau d'études et l'absence de soutien à l'homicide. Or c'est chez ceux qui sont allés jusqu'au secondaire que l'on trouve le plus fort pourcentage de supporters du crime d'honneur, et ceci quelle que soit la pratique religieuse : 42,9% des séculiers, 35,7% des religieux. Et parmi ces derniers, 44,9% des "traditionnalistes" et 40% des intégristes. En revanche, l'étude n'établit aucune distinction entre musulmans et chrétiens - qui représentent 2% de la population palestinienne. Pourtant, chez eux aussi on trouve ce genre d'homicide. Ainsi, en septembre 2001, selon le journaliste palestinien, un chrétien de Beit Jala a tué ses deux sœurs parce qu'elles se comportaient "très mal". Au début, ce double crime avait eu pour mobile que les jeunes filles avaient collaboré avec les Israéliens. Mais le frère, qui a été arrêté par l'Autorité palestinienne, a ensuite avoué, et il est sorti de prison la semaine suivante…. Dans la société palestinienne comme dans toute société arabe souligne encore l'étude, la famille se vengera toujours sur la femme, rarement sur l'homme qui a souillé l'honneur, parce que la position et la valeur d'une femme ne se mesurent qu'à l'aune de l'utilisation que celle-ci fait de son corps. Son statut inférieur étant stigmatisé par le nom qui lui est attribué à travers l'homme : elle est fille de, mère de, femme de. "La virginité est au cœur du problème, déplore l'assistante sociale. Une fille peut avoir plein de relations avec des hommes mais seulement des rapports anaux, alors l'honneur de la famille sera sauf ! Car seul compte son hymen !" Elle conseille donc à des jeune filles de se faire recoudre cet hymen, pratique courante dans les territoires palestiniens. Pour conclure, elle dit : "Notre société est cruelle, elle nous oblige à mentir. Il y a aussi un manque de communication dans les familles. Les liens sont forts, mais on n'ose pas parler de sujets tabous, entre mère et fille notamment."