La plus grande faillite de l’histoire américaine ! Enron, ancienne firme spécialisée dans la production d’énergie, est devenue en un rien de temps un géant du courtage. Et même un monopole mondial de la spéculation. Sa chute illustre la situation dans lequel se trouve le capitalisme. Un dossier de Thomas Gounet Connaissez-vous la fable de Jean La Fontaine de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le boeuf ? Les dirigeants d’Enron sans doute pas. Enron est née de la fusion en 1985 de deux firmes propriétaires d’oléoducs. A ce moment, la société se contente d’être présente dans l’approvisionnement d’énergie. Pour ce faire, elle achète sa matière première sur les marchés spéculatifs, qui sont devenus un passage obligé pour acquérir de tels produits (1). Elle acquiert plusieurs firmes d’électricité (2) et des sociétés d’oléoducs. Dans les années 90, les responsables de l’entreprise se rendent compte des bénéfices que peut octroyer la déréglementation des marchés financiers, en particulier sur le marché des matières premières énergétiques. De compagnie de distribution, Enron se transforme en courtier, c’est-à-dire intermédiaire, sur ces marchés. Elle achète et vend des contrats à d’autres et touchent pour cela une commission. Mais, comme le but est de faire du profit, il y a une multiplication de ce type d’arrangements en fonction des différents prix des transactions, sans qu’il y ait nécessairement d’achats réels de marchandises. C’est de la spéculation pure. La croissance d’Enron est alors phénoménale. Elle devient leader de ce marché. Elle détient une part de 25%. En d’autres termes, sur ce marché des matières premières énergétiques, un contrat sur quatre est négocié par la firme américaine. Enron est propulsé au zénith du capitalisme mondial. En 2000, elle devient la seizième firme de la planète en terme de chiffre d’affaires, avec des ventes de plus de 100 milliards de dollars.(3) Durant cette année, la progression de ce montant s’élève à plus de 150% (ce qui signifie une multiplication du chiffre d’affaires par 2,5 en un an !). Ses bénéfices sont estimés à 2 milliards de dollars pour 1999 et 2000 ensemble. Sa capitalisation boursière, c’est-à-dire la valeur de son capital en Bourse, grimpe à 63 milliards de dollars. Déjà là, on aurait pu se rendre compte qu’il y avait quelque chose qui clochait, car l’ensemble de ses avoirs sont évalués à 65 milliards et ses fonds propres, c’est-à-dire son capital propre (par opposition aux dettes, qui est un capital emprunté), à seulement 11 milliards. Autrement dit, la valeur estimée d’Enron en Bourse est cinq ou six fois supérieure à sa valeur comptable (4). Le vol d’Icare Enron spécule surtout à la hausse. Elle a des projets de construction d’oléoducs. Mais, pour cela, il faut que le prix des matières premières énergétiques, surtout celui du pétrole, augmente. Une élévation du prix rend les investissements dans les projets pétroliers intéressants pour les multinationales du secteur et donc justifie l’élaboration de nouveaux canaux d’approvisionnement. Or, Enron détient un rôle clé sur le marché. Par son poids, la firme peut faire grimper à elle seule les cours. C’est ce qui se passe dans un premier temps en 2000. Mais la crise économique intervient. Avec elle, il faut moins de produits énergétiques, moins de pétrole. Cela pousse les prix à la baisse. En même temps, la concurrence devient accrue sur les marchés spéculatifs. La marge touchée par Enron et les autres courtiers se réduit de 5% en 1997 à 2%, puis à 1% même aujourd’hui (5). La dégringolade est extrêmement rapide. Le 16 octobre 2001, la firme annonce une perte pour le trimestre qui vient de se terminer de 618 millions de dollars. L’action qui avait atteint un sommet de 90 dollars le 17 août 2000 chute à 1 dollar le 5 décembre 2001. Le 2 décembre, Enron se déclare en faillite. Le trou se monte à 13 milliards de dollars pour la société mère et à 18 milliards pour les filiales. Mais certains estiment qu’il y a encore un manque dans la comptabilité de 20 milliards. Cela fait un total de 50 milliards de dollars. (6) C’est dire l’ampleur du désastre. C’est la plus grande faillite de l’histoire des Etats-Unis. Cela peut ébranler certaines sociétés et faire boule de neige. Les banques ont 15 milliards de dollars de crédit à récupérer. Les compagnies d’assurances pensent perdre 2 milliards dans l’affaire. Les clients d’Enron pourraient devoir abandonner pour 4 milliards de dollars de contrats. Exemple de la folie spéculative ou du capitalisme ? Certains expliquent cette banqueroute comme la conséquence inévitable de la politique de déréglementation suivie par la Maison Blanche depuis 25 ans et de la spéculation qui s’est développée à sa suite. Ils en appellent à de nouvelles lois plus sévères et à des mécanismes de contrôle sévères pour empêcher de nouvelles faillites de ce genre. Mais n’est-ce pas beaucoup plus profond ? Reprenant un article d’une revue anglaise, Marx notait, il y a 135 ans déjà : " Le capital abhorre l’absence de profit ou un profit minime, comme la nature a horreur du vide. Que le profit soit convenable, et le capital devient courageux : 10% d’assurés, et on peut l’employer partout ; 20%, il s’échauffe ; 50%, il est d’une témérité folle ; à 100%, il foule aux pieds toutes les lois humaines ; 300%, et il n’est pas de crime qu’il n’ose commettre, même au risque de la potence. Quand le désordre et la discorde portent profit, il les encourage tous deux ; à preuve la contrebande et la traite des nègres ". (7) C’est la soif de profit qui a poussé les dirigeants d’Enron à se lancer dans la spéculation et à devenir leader du marché des matières premières énergétiques. En tant que distributeur d’électricité ou propriétaire d’oléoducs, la firme américaine pouvait espérer obtenir un rendement de 10, de 15, voire de 20%. Mais, en tant que courtier, cela pouvait grimper beaucoup plus haut et surtout beaucoup plus vite. Quelle régulation, quel contrôle peuvent empêcher cela ? Car la recherche des bénéfices les plus élevés, de la progression la plus spectaculaire, de la position de monopole est inscrite dans le système capitaliste lui-même. C’est la conséquence de la propriété privée sur le capital, sur les entreprises. Parce que le capital est privé, parce que les firmes sont la propriété exclusive d’une poignée de dirigeants, ceux-ci cherchent à devenir toujours plus riches, plus puissants. Le cas d’Enron montre également ce qu’il arrive aux soi-disant " contrôleurs ", aux " régulateurs " du système. La société chargée de la vérification des comptes, Arthur Andersen, n’a rien vu venir, du moins officiellement. Il est probable qu’elle a reçu de grandes quantités de commissions pour rester aveugles sur les jeux spéculatifs d’Enron. Le cabinet d’audit a reconnu avoir détruit des documents sur ces relations avec la société faillie, lors de l’enquête judiciaires sur les comptes d’Enron (8). Autre cas : le gouvernement. Depuis 1989, le courtier a versé 5,8 millions de dollars aux différents candidats aux élections. 73% ont été versés aux Républicains. (9) Enron est le principal contributeur de la dernière campagne présidentielle de George Bush. Elle arrosa également en 1998 la réunion annuelle du parti travailliste anglais, dans le but sans doute de poursuivre les projets de privatisation de l’eau, dans lesquels Enron est intéressé (10). Comment croire dans ces conditions que les autorités politiques peuvent et veulent aller à l’encontre des desiderata de la compagnie incriminée ? Au contraire, ils roulent pour elle. Trafic d’influences en tout genre La collusion entre les hommes politiques et les dirigeants d’Enron est totale. Le président de ce dernier, Kenneth Lay est une connaissance de Dick Cheney, actuel vice-président des Etats-Unis, et il est coprésident de la Fondation Barbara Bush contre l’illétrisme (11). Lawrence Lindsey, actuel chef des conseillers économiques de Bush, et Robert Zoellick, actuel représentant au Commerce (12), étaient membres du conseil consultatif d’Enron (13). L’actuel président du parti républicain, Marc Racicot, et l’ancien secrétaire d’Etat sous George Bush père, James Baker, sont également liés au courtier (14). Les conséquences en sont des relations très étroites entre l’administration américaine et la firme énergétique. Ainsi, lors de l’élaboration de son plan sur l’énergie, Dick Cheney a rencontré six fois personnellement les dirigeants d’Enron (15). C’est la seule société d’électricité à bénéficier de ce privilège. Lors de la conclusion en 1993 d’un contrat de 3 milliards de dollars en Inde pour construire une centrale électrique, Enron a reçu l’appui total de l’ambassadeur américain, Frank Wisner. Celui-ci fit pression, avec l’aide d’ailleurs de Dick Cheney, pour empêcher le gouvernement indien de revenir sur sa décision d’ériger cette centrale. Au terme de son mandat, Wisner fut récompensé par un siège au conseil d’administration du courtier. (16) De même, le ministre des ressources naturelles du Mozambique devant traiter un contrat avec Enron notait les innombrables appuis des représentants des autorités américaines : " Ils menaçaient de nous faire perdre des fonds de développement si nous ne signions pas - et vite ". Il ajoute sur le chargé d’affaires à Maputo, la capitale : " Ce n’était pas un diplomate neutre, on avait le sentiment qu’il travaillait pour Enron ". (17) L’épargne salariée partie en fumée Les premières victimes de la faillite sont les travailleurs. Les 20.000 employés se retrouvent quasiment sans emploi (18). Plusieurs usines ont déjà fermé leurs portes. Mais le plus dramatique concerne les fonds de pension. Aux Etats-Unis, les retraites sont gérées, en grande partie, par des firmes privées qui placent cette épargne principalement à la Bourse. Le système appelé 401k permet à un travailleur de mettre de côté, par exemple, un dollar pour sa pension et le patron ajoute lui-même un autre dollar. Le fonds est administré par la firme elle-même. Souvent elle achète des actions de l’entreprise même. C’était le cas du fonds de pension d’Enron. En moyenne, l’épargne était placée à 60% en actions du courtier. Pour certains salariés, c’était même la totalité. Avec la dégringolade des cours, ces 11.000 travailleurs, qui avaient un tel plan d’épargne, ont tout perdu dans l’affaire (19). C’est le lot scandaleux de ce système de fonds privés. Mais les entreprises ont bien sûr intérêt à placer les montants récoltés dans leur société, parce que cela la valorise et leur rapporte. Les travailleurs d’Enron sont les premiers dépossédés. Mais d’autres le sont également. En effet, le fonds Calpers détenaient 3 millions d’actions du courtier et celui des enseignants californiens 2 millions. Eux aussi sont les grands perdants de la banqueroute. Cela montre à tous les conséquences de la libéralisation des pensions. L’épargne est jouée à la Bourse. Et s’il a misé sur le mauvais cheval, le travailleur, qui est souvent à cours d’argent durant toute sa vie, se voit privé de son juste dû à la fin de sa carrière. Ou s’il y a un krach, ce sont tous les salariés qui auront investi dans ces fonds qui seront vus. De quoi défendre à juste titre le système public de pension. Car la pension est un droit, qui ne se négocie pas sur les marchés financiers. L’Europe n’est-elle pas aussi en train de tourner Enron ? Enron, c’est l’Amérique. Certains pourraient croire que jamais une telle mésaventure n’arriverait en Europe. Que l’on se détrompe ! Les dirigeants européens concoctent les plans pour parvenir au même désastre. Beaucoup de ces projets sont en discussion au prochain sommet de Barcelone qui aura lieu les 15 et 16 mars prochains. Ainsi, la déréglementation est une politique menée consciemment par la Commission européenne. Celle-ci a fixé quatre secteurs prioritaires pour la libéralisation complète. L’énergie est l’un d’eux (20). A Barcelone, la Commission veut que les chefs d’Etat européens décident du calendrier pour cette ouverture du secteur : " que les Etats membres donnent à tous les consommateurs du secteur non résidentiel (les entités industrielles et commerciales) la possibilité de choisir librement leur fournisseur d’électricité d’ici au 1er janvier 2003 et leur fournisseur de gaz au 1er janvier 2004, et que l’ensemble des consommateurs bénéficient de cette possibilité au plus tard pour le 1er janvier 2005 " ; " que le règlement proposé sur les transactions transfrontalières d’électricité permette de renforcer la concurrence grâce à la suppression des barrières pour l’importation et l’exportation d’électricité ". Et si ce n’est pas décidé, elle menace : " La Commission a ajouté qu’en l’absence de progrès dans la mise en oeuvre des mesures proposées, elle pourrait envisager d’entreprendre elle-même une action sur la base de l’article 86 du Traité ".(21) Cet article permet à la Commission d’intervenir dans les secteurs traitant des missions d’intérêt général, comme la production et la distribution d’énergie. (22) On sait que la libéralisation conduit à la suppression des monopoles publics dans le secteur. En Belgique, c’est un monopole privé, Electrabel, lié à la Société Générale. Mais, en France, EDF est une firme publique. La Commission tient à également développer les marchés financiers et à y encourager la spéculation. Car celle-ci assure la liquidité de ces marchés. Au sein de ceux-ci, elle s’oriente vers la multiplication de fonds de pension privés, au détriment des systèmes actuels de sécurité sociale (23). Ce sont toutes des matières qui ont été décidées au sommet de Lisbonne en mars 2000 et qui vont être mises en évaluation à Barcelone. Autrement dit, les ingrédients (déréglementation, libéralisation, développement des marchés financiers, encouragement à la spéculation, soutien aux fonds de pension privés) qui ont créé Enron aux Etats-Unis sont mis en place par les autorités européennes. Mais peut-il en être autrement dans le cadre du capitalisme mondial actuel ? Quant au contrôle européen, peut-il plus efficace que celui des Etats-Unis ? Il est permis d’en douter. Car la collusion entre les dirigeants européens et les multinationales n’est pas moins grande que de l’autre côté de l’Atlantiquen (24). Aucune réforme, " correction " du système de la dictature des monopoles ne peut empêcher le système d’aller vers des crises économiques de plus en en plus grave. Seul un changement radical du système économique en une économie planifiée peut prévenir les travailleurs de telles catastrophes. (1) C’était la stratégie suivie par les Etats-Unis, les pays européens et le Japon pour faire face au pouvoir croissant des pays de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole). Ceux-ci avaient multiplié par douze le prix du baril entre 1973 et 1980. A ce moment, les contrats se déroulaient surtout entre Etats. A l’instigation de la Maison Blanche, les firmes occidentales ont été cherchées leurs matières premières sur les marchés financiers comme ceux de New York, de Rotterdam ou de Singapour. De cette façon, ce n’est plus l’OPEP qui fixe les prix, mais les " marchés ". (2) Notamment en Californie, qui a connu des brutales coupures de courant en 2001. (3) Un dollar vaut environ 0,9 euro. Cela signifie que les ventes se montent à environ 112 milliards d’euros ou 4.518 milliards de francs belges. C’est environ la moitié du produit intérieur brut (qui calcule la richesse marchande produite en un an dans un pays) de la Belgique. (4) Celle qui est enregistrée dans sa comptabilité et qui représente le capital de départ augmenté par les bénéfices accumulés au cours des années. Cette valeur comptable donne une indication plus correcte de la valeur réelle de l’entreprise. (5) Business Week, 11 février 2002, p.46. (6) Soit 55 milliards d’euros ou 2.241 milliards de francs belges. (7) Karl Marx, Le Capital, tome 1, éditions sociales, Paris, 1976, p.699. (8) Les Echos, 14 janvier 2002, p.7. (9) Business Week, 28 janvier 2002, p.48. (10) Tom Frank, " Enron aux mille et une escroqueries ", Le Monde diplomatique, février 2002, p.24. (11) Tom Frank, op. cit. (12) C’est lui qui mène les négociations à l’Organisation mondiale du commerce au nom des Etats-Unis. (13) Business Week, 28 janvier 2002, p.49. (14) Tom Frank, op. cit. (15) Business Week, 28 janvier 2002, p.49. (16) Tom Frank, op. cit. (17) Cité dans Tom Frank, op. cit. (18) Il est possible que les 5.400 travailleurs situés en Europe soient repris par une ou plusieurs firmes concurrentes. (19) Les Echos, 14 janvier 2002, p.7. (20) Les télécoms, qui sont déjà libéralisés, le transport et la poste sont les trois autres. (21) Commission européenne, " Premier rapport sur la mise en oeuvre du marché intérieur du gaz et de l’électricité ", Bruxelles, le 3 décembre 2001, p.35. (22) La Commission interprète le texte du Traité de la Communauté économique européenne comme pouvant intervenir comme bon lui semble, ici en faveur de la libéralisation. C’est paradoxal, car l’article 86 permet la sauvegarde de secteurs d’intérêt général, subsidié par les Etats membres. Donc exactement l’inverse. Cela montre que la Commission n’est pas à un abus de pouvoir près pour appliquer la politique voulue par les multinationales européennes. (23) Voir Thomas Gounet, " Les fonds de pension : le capital des pauvres ", Etudes marxistes, janvier-mars 2001. (24) Pour une analyse plus détaillée de ce rapport, voir Henri Houben, " Les étapes de la construction européenne : vers un Etat européen ? ", Etudes marxistes, janvier-mars 2002, et Observatoire de l’Europe industrielle, Europe Inc., Agone éditeur, Marseille, 2000.