À la fin du mois de septembre, les médias ont largement rapporté les chiffres de victimes de deux ans d'Intifada, en se référant aux sources palestiniennes. Il en ressort une très forte disproportion dans le bilan des pertes: au moins deux victimes palestiniennes pour une victime israélienne. Cette impression correspond certes à la réalité statistique, même si les Palestiniens ont tendance à "gonfler" le nombre des victimes dans leur camp. Mais les statistiques peuvent être trompeuses. Par exemple, les auteurs des attentats-suicides sont comptabilisés parmi les victimes palestiniennes; ce n'est pas entièrement faux, si l'on considère qu'ils ont été "victimes" d'un lavage de cerveau qui a fait d'eux des assassins, mais on ne saurait décemment les placer sur le même plan que les enfants ou les vieillards qu'ils ont emportés dans la mort. De même, sont recensées parmi les victimes palestiniennes de l'Intifada: les hommes morts lors d'un "accident de travail" (explosion d'une bombe qu'ils étaient en train de préparer), ceux qui ont été tués par d'autres Palestiniens parce qu'ils étaient accusés d'avoir "collaboré" avec Israël, et les victimes de combats internes entre milices palestiniennes. Enfin, même parmi les Palestiniens qui ont été effectivement tués par des Israéliens, les définitions données de sources palestiniennes et reprises par les médias sont pour le moins ambiguës. On considère comme "civil" tout combattant qui ne porte pas l'uniforme; il est pourtant incontestable, selon tous les critères du droit de la guerre, que les hommes armés appartenant aux diverses milices palestiniennes ne sont en rien des civils. On parle aussi d'"enfants" dès qu'il s'agit de jeunes de moins de 18 ans; en l'occurrence, cette classification-là répond à une règle internationale, mais elle est pour le moins inadaptée lorsqu'un "enfant" palestinien de 17 ans affronte, les armes à la main, un "soldat" israélien de 18 ans… Le nombre des "enfants" victimes de l'Intifada, sans cesse cité par la presse, n'a donc guère de signification hors du contexte. De manière plus générale, les statistiques des victimes de l'Intifada doivent être abordées avec davantage de discernement que ne l'ont fait les médias. Il n'est pas indifférent de savoir combien, parmi les victimes de chaque camp, étaient des combattants tués dans le cours d'un affrontement, et combien étaient des "non-combattants" pris dans une fusillade ou victimes d'attentats. Or les bilans qui ont été publiés jusqu'ici ne fournissaient pas ce genre d'information. Un institut de recherche israélien spécialisé dans l'étude du terrorisme, l'ICT (1), a entrepris de collationner systématiquement les chiffres des victimes depuis le commencement de l'Intifada, fin septembre 2000. Une base de données a ainsi été établie, que chacun peut consulter librement sur Internet. Pour chaque "incident" rapporté par l'une ou l'autre des parties, on y trouve les sources d'information, les noms des victimes, leur état civil (sexe, âge…), les circonstances de leur mort, leur "statut" selon les descriptions disponibles (combattant ou non, en uniforme ou non, manifestant, etc.), et le responsable direct de leur mort (le camp adverse, ou leur propre camp). Lorsque l'information n'était pas suffisamment fiable, cela a été indiqué par la mention "probable" ou "indéterminé". Certes, cette base de données est israélienne. Mais les informations qui y figurent concernant les victimes palestiniennes proviennent des mêmes sources que les chiffres habituellement cités: les médias arabes, les ONG et l'Autorité palestinienne. La différence est qu'au lieu d'additionner indistinctement les chiffres, on les analyse afin de les comprendre réellement. (D'autre part, le fait que cette base de données est affichée intégralement sur Internet lui assure une forte crédibilité: chacun - y compris les porte-parole palestiniens - peut l'étudier en détail, de sorte que s'il y avait un "biais" persistant dans le travail de l'ICT, rien ne serait plus aisé que de le dénoncer.) Un chercheur, Don Radlauer, a établi, sur la base de données de l'ICT, une grille de lecture qui a la particularité de s'ajuster au jour le jour en fonction des données réelles parvenant du terrain. Cette grille sert de fondement à un article détaillé, disponible lui aussi sur le site Internet de l'ICT (2). Si l'on prend les chiffres correspondant à la fin du mois de septembre 2002, soit exactement après deux ans d'Intifada, que voit-on? D'abord, que parmi les morts palestiniens il y a davantage de combattants que de non-combattants. Ensuite que, si l'on s'en tient aux seuls non-combattants tués par le camp adverse, les chiffres des victimes sont bien plus proches qu'on ne le croit: en deux ans, il y a eu 647 Palestiniens non-combattants tués par des Israéliens, et 480 Israéliens non-combattants tués par des Palestiniens. Durant la même période, le nombre des Palestiniens qui ont été tués non pas par des Israéliens, mais par des actions palestiniennes (attentats-suicides, accidents de travail, éliminations et combats internes) est de 217. Une comparaison suffit pour éclairer cette question. Sur les deux années écoulées, plus de 50% des Palestiniens tués étaient, au moment de leur mort, activement engagés dans un combat contre les Israéliens (il s'agit, précisons-le, d'un combat les armes à la main: les lanceurs de pierres ne sont pas inclus). Parallèlement, plus de 80% des Israéliens tués étaient des non-combattants. Un examen plus attentif encore livre d'autres enseignements. Ainsi, le nombre des victimes féminines. En deux ans, de fin septembre 2000 à fin septembre 2002, 75 femmes palestiniennes et 192 femmes israéliennes ont été tuées. La disproportion est manifeste: parmi les femmes tuées au cours du conflit, 72% sont Israéliennes. Ce chiffre - aisé à établir, et pourtant absent des comptes rendus publiés par les médias - donne à lui seul la mesure de ce qui se passe réellement sur le terrain. Si l'on ne prend en compte que les non-combattants tués par la partie adverse, la disproportion est plus flagrante encore: 55 Palestiniennes et 189 Israéliennes, soit 77% d'Israéliennes parmi les victimes femmes. Ici aussi, une comparaison suffit à éclairer la question. Parmi les victimes israéliennes de l'Intifada, il y a 31% de femmes (et près de 40%, si l'on considère les seules victimes non-combattantes). Parmi les victimes palestiniennes, le pourcentage des femmes est inférieur à 5% (il est de 8% si l'on considère les seules victimes non-combattantes). Pourquoi un tel décalage? La réponse est évidente. Les femmes palestiniennes ont été victimes des "dommages collatéraux" (balles perdues, bombardements, tirs de chars…) lors d'actions militaires, tandis que les femmes israéliennes ont été victimes d'attentats touchant indistinctement la population civile. Les femmes étant des victimes civiles par excellence, elles sont beaucoup plus frappées du côté israélien que du côté palestinien. On peut dire cela autrement. Si plus de 95% des morts palestiniens de l'Intifada sont des hommes, c'est parce qu'il s'agit souvent soit de combattants actifs, soit de militants (même très jeunes) engagés dans des affrontements avec l'armée israélienne. Ce seul chiffre est un flagrant démenti aux discours de propagande selon lesquels l'armée israélienne s'en prendrait "indistinctement" à la population palestinienne: s'il en était ainsi, on trouverait une forte proportion de femmes parmi les victimes. Autre catégorie: les non-combattants âgés de 45 ans et plus. Là aussi, il s'agit d'une population civile par excellence. Et les chiffres sont du même ordre: 57 morts du côté palestinien, et 153 morts du côté israélien. Sur les deux ans de l'Intifada, les Israéliens constituent donc 73% des victimes dans cette catégorie. Chez les enfants de moins de 12 ans, la proportion revient à ce qu'elle est dans l'ensemble de la population: 46 morts palestiniens et 22 morts israéliens, soit 68% de morts palestiniens. Cela s'explique par le fait que les "dommages collatéraux" se produisent souvent lors d'actions militaires israéliennes dans des zones fortement peuplées, comme ce fut le cas pour l'attaque contre un dirigeant du Hamas, Salah Shéhadé, à Gaza. Par ailleurs, on observe qu'à partir de 12 ans les victimes palestiniennes sont presque exclusivement des garçons - alors que, chez les Israéliens, garçons et filles sont touchés dans les mêmes proportions. Là aussi, l'explication est évidente: un grand nombre de jeunes Palestiniens sont tués lors de manifestations auxquelles seuls les garçons prennent part, alors que du côté israélien les victimes des deux sexes sont indistinctement frappées par des attentats terroristes. La distribution statistique des victimes de l'Intifada est le meilleur indicateur de la nature de l'affrontement. Prenons le secteur de la population composé des jeunes âgés de 12 ans à 29 ans. Chez les Palestiniens, ce secteur représente à lui seul 63% de l'ensemble des non-combattants tués par les Israéliens. Chez les Israéliens, ce secteur compte pour 26% des non-combattants tués par les Palestiniens; les autres victimes se répartissent entre les diverses couches d'âge. Comme l'écrit Don Radlauer: "Les statistiques montrent que les Israéliens non-combattants ont été tués essentiellement au hasard, les terroristes palestiniens ayant décidé d'attaquer toutes les cibles civiles qui leur étaient accessibles. En revanche, les victimes palestiniennes sont nettement concentrées dans un seul segment de la population, celui des adolescents et des jeunes gens." Les véritables chiffres des victimes, auxquels peuvent désormais accéder les journalistes, les responsables politiques et les simples citoyens, permettent de mieux comprendre ce qui se passe sur le terrain. On saisit mieux, alors, cette vérité essentielle que l'Intifada est une tragédie pour les deux peuples. Il n'y a pas des "bonnes" et des "mauvaises" victimes: il n'y a que des êtres atteints par la fureur de la guerre. Et s'il importe d'y mettre un terme, c'est au nom de tous. NOTES 1. L'International Policy Institute for Counter-Terrorism (ICT) est dirigé par des universitaires et des spécialistes du renseignement. La base de données contenant les identités des victimes et les circonstances de leur mort est consultable sur le site Internet www.ict.org.il. 2. Don Radlauer, "The "al-Aqsa Intifada" - An Engineered Tragedy", www.ict.org.il.