La Déclamation de Laeken : pour quoi faire ?
Henri Houben1
9 décembre 2001
« Cest pour moi un réel honneur que de pouvoir accueillir les chefs dEtat et de gouvernement de lUnion européenne dans le château de Laeken. Je remercie le roi et la reine qui ont mis le château à notre disposition à cette fin. Ce lieu et ce geste démontrent limportance que nous accordons à lUnion européenne. Ils sont le reflet de notre passé commun, le symbole le plus concret de la nation belge et une garantie majeure dun avenir pacifique et prometteur. Lhistoire du château de Laeken sinscrit clairement dans un cadre européen. Il fut construit durant la seconde moitié du XVIIIème siècle, à linitiative des archiducs dAutriche et des gouvernements généraux des Pays-Bas méridionaux. (...) Les travaux furent achevés en 1785. La révolution française éclata quatre ans plus tard ».2
Cest ainsi que devrait commencer le sommet européen de Bruxelles à Laeken3 ce vendredi 14 décembre. Cest ainsi que Guy Verhofstadt, Premier ministre belge et, à cette occasion, président durant six mois de lUnion européenne, devrait recevoir ses hôtes des autres gouvernements des pays membres de lUnion. Peut-être sera-ce même la déclaration la plus intéressante du week-end ?
Car mettre en exergue de cette façon le passé féodal du lieu de rencontre du prochain sommet ne manque pas de symbolique. Car quoi de plus féodal ces chefs dEtat qui senferment dans un bunker, ici dans un château du XVIIIème siècle, pour discuter à labri du peuple de lavenir du monde ? Quoi de plus antidémocratique ces protections démesurées, ces murs, ces barrières, ces cordons impressionnants de policiers, pour séparer les dirigeants européens du reste de la population ? Lors dun débat à propos dun autre sommet, celui des Amériques à Québec, en avril 2001, John Cavanagh, directeur de lInstitute for Policy Studies, avait caractérisé ce déploiement de forces et de moyens pour barricader les dirigeants politiques de la sorte : « Cela ressemble davantage à un Etat policier quà de la démocratie ».4
Le sommet de Laeken diffuse incontestablement un parfum dAncien Régime. Il a son château fort. Les ponts-levis relevés pour empêcher larrivée des hordes de contestataires sont devenus les zones rouges où il est interdit de passer et les zones oranges où il est défendu de manifester. Lhuile bouillante a été remplacée par les autopompes. Les arbalétriers par des policiers armés de revolvers, prêts à tirer le cas échéant, comme on a pu le voir à Göteborg et à Gênes. Et si les chefs dEtat ne se réclament plus du droit divin, ils ne sen autoproclament pas moins les seuls représentants légitimes de la démocratie. Ils nhésitent pas à qualifier les opposants dans la rue de marginaux, minoritaires, ne représentant queux-mêmes, sils ne les accusent pas dêtre des casseurs, cest-à-dire nétant même pas dignes dêtre écoutés.
Combler le déficit démocratique de la construction européenne ?
Le coeur du sommet, son plat de résistance, est, pourtant, - et ce nest pas le moindre des paradoxes - justement la démocratie au niveau de lUnion européenne. Le château de Laeken, cette construction de droit divin, doit être le point de départ dune large discussion sur les finalités de larchitecture européenne, non seulement au sein des dirigeants politiques, mais dans toute la population.
Car les responsables européens comprennent quil y a un problème de crédibilité. Dans le livre blanc sur la gouvernance, la Commission souligne que « de nombreux Européens se sentent coupés de laction de lUnion. (...) Le taux décroissant de participation aux élections du parlement européen et le non irlandais5 montrent également que le fossé entre lUnion européenne et ceux quelle sert est en train de sélargir »6.
Guy Verhofstadt sest fait le chantre de cette position. Dans un discours prononcé en Autriche, juste avant la prise en main de la présidence belge, il insiste : « Il existe un fossé béant entre lUnion européenne et ses citoyens, un fossé qui, depuis Maastricht, na en rien diminué. Tout comme, du reste, il existe souvent un fossé entre le citoyen et son gouvernement national. Quoi quil en soit, le citoyen se pose de plus en plus de questions au sujet de cette Europe opaque à qui il reproche son zèle réglementaire, ses compétences mal définies et son manque de légitimité démocratique »7. Il ajoute : « Les critiques adressées à lUnion par les eurosceptiques sur lefficacité, la transparence, la légitimité démocratique et parfois la perte didentité sont exactes »8. Il poursuit son discours « citoyen » : « Les bonnes questions, ce sont celles que lon retrouve dans les référendums, les débats publics ou les manifestations - je ne parle pas des casseurs, comme ceux que lon a vus à Göteborg. Ce sont les craintes, hésitations et demandes des gens. La participation, cest permettre aux citoyens délire les représentants à la Commission ou au parlement et de donner à ces députés assez de pouvoir dans les différentes compétences de lUnion »9.
Et de citer, non sans humour, les différentes mesures que peuvent prendre les instances européennes : « Vous savez comme moi que lUnion européenne repose sur trois piliers. Le premier, ce sont les domaines de politique communautaire10. Le deuxième, la politique étrangère et de sécurité commune. Et le troisième est la collaboration en matière de police et de justice. Mais à lintérieur de chacun de ces piliers interviennent dautres instruments de politique. Ainsi, dans le deuxième pilier, on distingue pas moins de cinq modes dintervention différents : les principes et orientations générales, les décisions sur les stratégies communes, les décisions tout court, les actions communes et les positions communes. Dans le troisième pilier, nous trouvons quatre sortes dactes que peut poser le Conseil : les positions communes (qui diffèrent fondamentalement des positions communes du deuxième pilier), les décisions-cadre, les décisions et les accords. Si les choses en restaient là, on y verrait encore plus ou moins clair. Mais le premier pilier a lui aussi fait l'objet d'une inflation d'instruments. Pour chaque domaine de politique, on a mis au point des modes dintervention distincts : les orientations globales, les orientations tout court, les mesures incitatives, les initiatives de coordination, les programmes-cadre, les programmes daction, les plans daction, les programmes pluriannuels, les orientations politiques, les dispositions, les dispositions utiles (apparemment, ce nest pas la même chose), les règlements, les mesures, les mesures appropriées et les mesures spécifiques, les mesures dharmonisation, les principes uniformes, les décisions-cadre, etc., etc. Tout cela est inscrit dans les traités de lUnion. Je nai nullement exagéré. Et mon énumération nest pas exhaustive ».11
Il conclut : « Il est plus que temps de réécrire ces traités et de les rassembler en une nouvelle version compacte, claire et compréhensible. (...) Il nous faut une seule Union, et elle doit avoir la personnalité juridique ! Dans la pratique, cela revient à gommer la distinction entre les piliers, auxquels, du reste, le citoyen ne comprend rien. Et nous devons aussi définir de manière précise les droits et libertés du citoyen européen. La charte des droits fondamentaux de lUnion européenne en est une première ébauche ».12
Pour ceux qui avaient des doutes sur la légitimité démocratique de lactuelle architecture européenne, ces réflexions des dirigeants de lUnion sont des aveux sans ambiguïtés. Mais ce que veulent ces responsables, cest changer cette situation et combler ce quils appellent le déficit démocratique de la construction européenne. Le but est darriver à répondre à cette problématique pour la prochaine conférence intergouvernementale, le seul organe qui peut véritablement modifier les questions institutionnelles. Celle-ci est prévue pour 200413
. Mais, pour parvenir à un résultat acceptable, les instances européennes veulent mener une discussion en profondeur. La Déclaration de Laeken qui doit être approuvée au prochain sommet européen doit justement à la fois délimiter le débat et en fournir le calendrier jusquen 2004. Elle sera rédigée par cinq « sages » dont lancien président de la Commission, Jacques Delors, et lancien Premier ministre belge, Jean-Luc Dehaene.
Formellement, elle doit porter sur les quatre questions posées à Nice, au sommet européen de décembre 2000, il y a un an : 1. comment mieux délimiter les compétences entre lUnion européenne et les Etats membres ? 2. quel est le statut de la charte des droits fondamentaux proclamée à Nice ? 3. comment arriver à une simplification des différents traités conclus ? 4. quel est le rôle des parlements nationaux dans larchitecture européenne ?14 Mais les responsables européens veulent aller plus loin et entamer un large débat sur lavenir de lUnion européenne. La Commission européenne a ouvert un site Internet pour accueillir toutes les réflexions sur le sujet. La plupart des gouvernements des pays membres aussi.
LEurope de la Table ronde
Une lueur despoir donc ? La construction européenne va-t-elle enfin être démocratique ? Les dirigeants européens veulent-ils connaître lavis des citoyens, travailleurs, chômeurs, pensionnés, jeunes, etc. et en tenir compte pour leur futurs projets ? Tout porte à en douter.
Depuis une petite vingtaine dannées, lédifice européen est déterminé par les orientations définies directement par un certain nombre de groupes patronaux extrêmement influents. Parmi ceux-ci, la Table ronde des industriels européens (ERT pour European Business Roundtable) tient une place de choix15
. Ce club dune cinquantaine de présidents de multinationales européennes, ayant des activités industrielles, a été créé en 1983 sous limpulsion du patron de Volvo, celui de Fiat et celui de Philips. Depuis lors, il a prôné la création dun véritable marché commun intégré, ladoption dune monnaie commune, lélaboration dun plan de grands travaux à travers lEurope comme le TGV ou le Tunnel sous la Manche, la constitution dun organe politique capable de représenter les intérêts européens, ... Et sur tous ces points, les instances européennes lui ont donné satisfaction : le marché unique a été mis en place en 1992 ; leuro a été créé et va devenir la monnaie courante pour douze pays16
; le TGV est développé ; le tunnel sous la Manche a été édifié ; la Communauté économique européenne est devenue lUnion européenne, avec ses trois piliers dont parle Verhofstadt un peu plus haut.
La symbiose entre lERT et la Commission européenne est totale. Deux commissaires assistent en 1983 à la séance dinauguration : le vicomte Etienne Davignon, à lépoque vice-président de la Commission, et François-Xavier Ortoli, commissaire aux Finances. Après leur mandat, Davignon devient dabord président de Sibeka17
, puis de la Société Générale de Belgique. Ortoli devient celui du groupe pétrolier français Total. En tant que tels, tous deux entrent à lERT. Ils dirigent même conjointement lAssociation pour lUnion monétaire européenne, organe émanant de lERT, créé en 1987, pour promouvoir la monnaie unique, ensuite pour suivre lavancement des mesures liées à ladoption de leuro.
De même, de nombreux commissaires deviennent administrateurs de sociétés privées, parmi lesquelles de nombreuses firmes de lERT. Ainsi, Peter Sutherland a été commissaire dans les années 70. Par la suite, il a été secrétaire général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Ensuite, il passe au privé et devient président de Goldman Sachs International, une banque daffaires américaine, et surtout de British Petroleum, le géant pétrolier britannique, par lequel il est aussi membre de lERT. Martin Bangemann a été commissaire à lIndustrie. Il avait en charge, entre autres, le développement des télécommunications, notamment leur libéralisation et leur privatisation. Aujourdhui, il est administrateur de Telefonica, firme espagnole des télécoms, qui nest plus aujourdhui dans lERT, mais qui la été longtemps. De même, Karel Van Miert, ancien président du SP (le parti socialiste belge du côté néerlandophone), est passé du poste de commissaire à la Concurrence à celui dadministrateur dAgfa-Gevaert, de Philips et de Swissair. Philips est membre de lERT. Agfa-Gevaert est une filiale de Bayer, le géant chimique allemand, également membre de lERT. « Dautres groupes de pression, interrogés sur linfluence de lERT, répondent que lERT nest plus un groupe de pression, mais quelle est une partie intégrante des institutions de lUnion européenne ».18
Le secrétaire général de lERT de 1988 à 1998, Keith Richardson a publié une sorte de bilan des activités du club durant son mandat. En premier lieu, il souligne que le but de lERT est de susciter des entrevues de haut niveau avec le président de la Commission et celui de lUnion européenne en exercice. Les mandataires européens reçoivent sans problème la délégation de lERT et suivent avec attention les propositions faites par le groupe patronal. Richardson cite, de ce fait, le président de la Commission européenne de 1995 à 1999, Jacques Santer, lors de la réunion anniversaire de lERT en 1999 à Bruxelles. Celui-ci précise que lERT « a sans aucun doute joué un rôle majeur dans le développement de lUnion européenne. (...) Ses messages sont importants. LERT a quelque chose à dire. Les hommes politiques européens le reconnaissent. Et écoutent »19
.
Richardson précise, ensuite, les relations avec les différents président de lUnion européenne20 : « En général, les dirigeants français étaient les plus réceptifs à nimporte quel contact avec lERT - ou peut-être est-ce les membres français de lERT qui étaient plus persuasifs. Durant la décennie, lERT a été invitée à rencontrer cinq Premiers ministres français successifs et deux présidents. Mais la plupart des pays étaient assez ouverts, et les chefs de gouvernement qui présidaient lUnion européenne habituellement accessibles. Seuls les Britanniques étaient étrangement réticents. Et, en dépit de plusieurs requêtes des membres britanniques (de lERT) et des lettres amicales insistant sur laccord large qui existait sur les priorités politiques, les portes du 10 Downing Street21 ne se sont jamais ouvertes à lERT »22. Cest dire limportance de ce club de présidents pour la construction européenne.
Mais lERT nest pas seule. Il y a le développement de groupes de réflexion qui rassemblent aussi bien des hommes daffaires, dont des membres de lERT, des responsables politiques nationaux ou européens, des universitaires, des journalistes. Certains sont très influents.
Il en va ainsi de lEuropean Policy Centre (EPC, centre de politique européenne). Son président est Stanley Crossick, considéré comme le « parrain du lobbying à Bruxelles »23. Le président du comité consultatif nest autre que Peter Sutherland, président de BP et membre de lERT. On retrouve dans cet organe : Elisabeth Guigou, ministre « socialiste » français de lEmploi et de la Solidarité, Pascal Lamy, commissaire européen au Commerce, ancien numéro deux du Crédit Lyonnais, Philippe Lemaître, journaliste au Monde et correspondant pour ce journal des affaires européennes, Leo Tindemans, ancien Premier ministre belge (CVP), Karel Van Miert, ancien commissaire à la Concurrence, Dirk Hudig, secrétaire général de lUNICE24, la confédération des employeurs européens, Wim Philippa, actuel secrétaire général de lERT, et Emilio Gabaglio, secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES).
Un autre de ces groupes est les Amis de lEurope. Le président du comité dadministration est le vicomte Etienne Davignon, qui vient dêtre mis à la pension de ses mandats de président de la Société générale et de membre de lERT. On retrouve dans ce comité le baron Daniel Janssen, président de Solvay et membre de ce fait de lERT, Pascal Lamy, Karel Van Miert, Philippe Lemaître, Emma Bonino, ancienne commissaire européenne aux Réfugiés, Javier Solana, ancien secrétaire général de lOTAN25
et actuel haut représentant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de lUnion européenne, Jean-Luc Dehaene, ancien Premier ministre belge et un des cinq « sages » de la Déclaration de Laeken, et... Keith Richardson, ancien secrétaire général de lERT de 1988 à 1998.
On voit donc cette connivence complète entre les responsables des instances européennes et les dirigeants des plus grandes firmes privées. Dabord, ils sont pratiquement interchangeables : tel commissaire devient administrateur ou même président de telle grande multinationale ; ou parfois, plus rarement, tel dirigeant de telle entreprise devient responsable politique ou commissaire à telle fonction. Ensuite, ils se rencontrent fréquemment dans des clubs de réflexion, comme lEPC ou les Amis de lEurope. Là, ils peuvent discuter des orientations et des stratégies à suivre. Ils peuvent élaborer les projets les plus ambitieux pour la future Europe. Ils peuvent avoir les avis, les objections, les critiques de leurs pairs et affiner leurs textes, leurs propositions. Ils peuvent parvenir à une certaine unification sur ce qui est nécessaire à la construction européenne. Et ils peuvent le faire en toute quiétude, à labri des regards populaires.
Ce sont les projets dune classe sociale, celle des dominants, des possédants, de ceux qui dirigent les grandes entreprises industrielles et financières et de ceux qui travaillent finalement pour elles.
Or, à Davos, en janvier 2001, comme en dautres occasions, les responsables de ces grandes sociétés ont exprimé leur opinion sur létat de la construction européenne actuelle. Mais il est intéressant den souligner la teneur, car cette réunion se tient un mois et demi après le sommet européen de Nice, qui aurait dû présenter un projet cohérent dédification politique de lUnion. Mais, à Nice, les réflexes nationalistes des gouvernements des pays membres ont repris le dessus. Les éditorialistes de Challenge Europe, le journal électronique de lEPC, ont exprimé leur regret face à cet échec. A Davos, était organisé un débat sur l « Europe de mes rêves ». Y participaient trois commissaires, léternel Pascal Lamy, Erkki Liikanen, commissaire aux Entreprises et à la Société de lInformation, et Mario Monti, commissaire à la Concurrence, et six patrons, dont quatre membres de lERT et le président de la Deutsche Bank. Leurs préoccupations sont claires : «« Il faut absolument avoir un agenda politique plus solide pour lEurope » ; « lEurope doit aller de lavant. Il ny a pas de retour en arrière possible ».26
Et le président de la Deutsche Bank regrette que la prochaine conférence intergouvernementale, pouvant décider d'avancer dans la construction politique européenne, n'ait lieu qu'en 200427
.
Car les dirigeants des grandes multinationales veulent avant tout la création dun Etat européen. Ils en ont besoin de plus en plus.
Dabord, ils veulent une instance qui assure lunification économique, politique, administrative sur lensemble du territoire européen.
Ensuite, ils veulent quil y ait un organe politique pour imposer cette loi, ces mesures qui avantagent leurs intérêts, partout, en particulier dans les pays adhérents. Ceux-ci ont connu un autre régime que le système capitaliste. Les travailleurs ont obtenu dautres acquis, par rapport à leurs droits. Ceux-ci vont être remis en cause par les lois communautaires. Sil y a des oppositions dans la population, il vaut mieux, selon le point de vue des dirigeants européens, avoir une force capable de rétablir lordre communautaire.
Troisièmement, ces présidents de multinationales désirent que des zones dinfluence soient définies en leur faveur : par exemple, les Balkans, le Moyen-Orient, la Russie et lAfrique centrale. Dans ces régions, ils pourront plus facilement vendre, acquérir des marchés, battre leurs concurrents. Mais tout ceci nest possible que sil y a un poids politique et militaire qui fasse pression sur les pays ou régions visés.
Quarto, il faut une représentation politique unifiée dans les instances internationales comme cest déjà le cas à lOMC, mais pas à la Banque mondiale ou au Fonds monétaire international.
Enfin, il faut un Etat pour rivaliser avec les Etats-Unis dAmérique. Les multinationales américaines profitent de lhégémonie mondiale quexerce Washington. Elles disposent du Pentagone pour imposer la loi américain et lAmerican way of life. Elles bénéficient de la force du dollar, comme monnaie internationale. Les multinationales européennes aspirent à la même chose. Mais, pour cela, il faut un Etat européen et il faut que celui-ci soit capable à terme de concurrencer Washington pour le remplacer le cas échéant.
Il y a donc une volonté patronale assez prononcée pour avoir un Etat européen. Mais il y a des appréciations différentes pour savoir la forme quil prendra. Pour les uns, il faut un Etat fédéral, avec un véritable gouvernement, un président élu et un parlement européen disposant de réels pouvoirs28
. Mais ils hésitent à avancer directement dans ce sens, car ils savent quil y a des oppositions dans différents courants nationaux, en particulier en France et en Grande-Bretagne. Pour les autres, qui se trouvent en majorité dans ces deux grands pays, il faut construire une institution politique au niveau européen avec des compétences renforcées. Mais la décision finale sur la plupart des matières doit rester lapanage du Conseil des ministres, qui rassemble les ministres des différents pays membres et qui décide aujourdhui des lois. De cette façon, les Etats membres gardent le contrôle sur la construction européenne.
Les Amis de la Table ronde
A ce stade, on peut se demander en quoi les populations sont concernées. Que les capitalistes créent un Etat européen ou non, et surtout la forme que prendra concrètement cet organe, en quoi cela changera-t-il la situation des gens ?
Dun côté, les organes patronaux, les responsables européens veulent avancer dans lédification dune instance européenne avec davantage de pouvoirs. Ils estiment que cest une nécessité pour défendre les intérêts des grandes sociétés multinationales. De lautre, ils savent quils ont un problème de légitimité démocratique, que les populations sont peu incitées à sintéresser aux questions européennes, en particulier celles qui concernent les institutions. Cest pourquoi ils veulent lancer ce grand débat « citoyen », celui sur lavenir de lEurope. Et cest là que la Déclaration de Laeken devient importante.
Ceux qui expriment le mieux les enjeux de cette discussion sont les Amis de lEurope, ce groupe dont le président est Etienne Davignon et un des administrateurs un des cinq « sages », Jean-Luc Dehaene. Ils ont publié un rapport préfacé par Guy Verhofstadt en personne. Et les auteurs en sont Robert Cox, ancien haut fonctionnaire européen, et... Keith Richardson, ancien secrétaire général de lERT. Quelle est la teneur de ce document ?
Primo, il souligne comme tant dautres le manque dadhésion populaire au projet européen. Mais il note que ceci ne peut plus continuer ainsi : « LUnion européenne est en danger. (...) Que manque-t-il à lEurope ? Il lui manque le soutien de son opinion publique. Malgré ses discours, lUnion européenne na jamais été une Europe des citoyens. Ce nétait peut-être pas important hier, mais ce lest aujourdhui parce que ses activités affectent de plus en plus la vie quotidienne de tout un chacun »29
. Remarquable aveu. LEurope nest pas démocratique. Et le problème est que, si les responsables veulent avancer dans la construction dun Etat, ils devront convaincre une partie des gens de limportance du projet européen. Car, une fois que les dirigeants européens auront défini leur politique de démantèlement des services publics, de privatisation de la sécurité sociale, de précarisation de lemploi, dintervention policière contre des populations qui ne voudront pas appliquer telle ou telle mesure, dingérence à létranger30
, ils ne pourront soutenir ces orientations sil y a une passivité de la population européenne, voire si une opposition ouverte se développe.
Secundo, cest pourquoi les auteurs du rapport proposent une discussion en deux étapes : « Quest-ce que cela signifie ? Que, au cours de deux ou trois ans à venir, nous devrons avoir deux débats tout à fait distincts : lun à propos des fins, lautre à propos des moyens. Le premier sadressera au grand public, qui aura loccasion de dire ce quil souhaite ; lautre sera réservé aux experts et aux hommes politiques, qui auront pour mission délaborer les procédures »31
.
Tertio, - et cest là que se déroule lastuce « démocratique » -, Cox et Richardson veulent organiser le débat sur les finalités de lEurope en demandant ce à quoi les « citoyens » aspirent en matière de besoins : « La première série de questions, celles sur les finalités, devraient être formulées de manière à cerner avec précision ce que les citoyens attendent de lUnion européenne et quils ne reçoivent pas »32
. Ainsi, le débat devient : les citoyens formulent des besoins et lEurope doit y répondre. Le document précise : « Toutefois, les sondages dopinion (...) indiquent que le mécontentement de la population plonge davantage ses racines dans le sentiment que lUnion nen fait pas assez plutôt que dans limpression quelle en fait trop. Les citoyens européens sintéressent à lUnion européenne parce quils attendent toujours plus delle »33
. Il ajoute encore : « On pourrait énumérer quelques dossiers importants (la politique étrangère et de sécurité, le progrès économique et social, la lutte contre la criminalité, la santé publique, la qualité de lenvironnement) et demander à la population, pour chacun deux, si lUnion en fait trop ou pas assez, ainsi que les hiérarchies selon le rôle plus ou moins grand, voire nul, que lUnion européenne devrait y jouer »34
.
On est au coeur de la mascarade. Les responsables européens vont interroger les populations pour quelles expriment leurs besoins et celles-ci manifesteront sans doute leur insatisfaction face à ce qui est fait : lemploi, linsécurité, la paix, la discrimination, etc. « Très bien », leur diront les dirigeants, « puisque cest cela que vous désirez, eh bien, il faut plus dEurope ». Plus dEurope pour créer des emplois, pour combattre linsécurité, pour assurer la paix, etc. Mais on ne se posera pas la question de savoir quelle Europe il faut, à qui elle profite aujourdhui. On ne remettra pas en cause les politiques de lemploi, qui mettent les salariés dans lobligation daccepter nimporte quel poste. Ni les mesures de sécurité qui installeront des policiers à chaque coin de rue, prêts à intervenir contre tous ceux qui résistent. Ni la nécessité davoir une armée pour aller singérer dans des problèmes que les pays européens ont créés en grande partie, comme en Yougoslavie. Ce quil faut, selon cette argumentation, cest plus dEurope. Ce sera donc considéré comme un « appui populaire » à la construction européenne actuelle, sans mettre en exergue les intérêts des multinationales, comme ceux de lERT, qui se trouvent derrière celle-ci. Plus dEurope, cest justifier ce qui se fait déjà maintenant, voire pousser à ce que veulent les responsables européens, à savoir construire une entité politique proprement européenne, ayant davantage de pouvoir. Exit ceux qui veulent une discussion sur une autre Europe, basée sur dautres principes.
Les auteurs du rapport sont dailleurs également explicites sur cet aspect du débat. Ils affirment que mener la discussion de cette manière « permettrait aussi de désamorcer lopposition de groupes non représentatifs ou de groupes dintérêts qui risquent dentraver les réformes »35
.
Ainsi, Romano Prodi, lactuel président de la Commission, a déjà intégré cette dimension du débat. Il explique devant le parlement européen : « les citoyens demandent à lUnion de faire beaucoup plus, ils demandent à lUnion de résoudre des problèmes complexes que seule la dimension de lUnion permet daffronter avec des chances suffisantes de réussite. Pour sen rendre compte, il suffit de penser par exemple aux problèmes des flux migratoires, de la stabilisation et du développement des Balkans, à la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité organisée, à la gestion de la mondialisation économique »36
.
On est ici au coeur du débat démocratique. En premier lieu, Prodi définit préalablement ce que sont les intérêts de la population européenne. Et il en prend argument pour justifier toutes les orientations actuelles des instances européennes. On se demande même pourquoi il faut encore une consultation de lopinion publique, puisque les questions et les réponses sont déjà établies.
Deuxièmement, dans la conception de la Commission, comme celle des auteurs du rapport des Amis de lEurope, les populations sont essentiellement composées dassistés. Elles font état de leur besoin : lemploi, la sécurité, limmigration, la qualité de lair, etc. Et les politiques sont censées répondre à ces demandes. Jamais il nest question de faire participer activement les populations à la construction européenne. Jamais il ne sagit de faire comprendre que lEurope doit être loeuvre des populations elles-mêmes. Jamais il nest insisté que les gens de doivent se prendre en charge et que cest même lessence dune véritable démocratie populaire.
Troisièmement, la vraie question sur lorientation de lEurope est éliminée. On évite ainsi lalternative véritable : Europe des multinationales ou Europe des peuples. Si le problème était posé de la sorte, soit les responsables européens devraient avouer quils représentent les intérêts des groupes financiers et industriels, soit ils devraient mentir. Pourtant, on est devant ce choix : ou on continue la construction européenne actuelle qui sert les multinationales, on développe un Etat répressif, antisocial, antidémocratique et belliqueux, on fait croire que cela assure ce que les opinions publiques désirent ; ou on opte pour une autre société, où les gens construisent eux-mêmes leur avenir, où ils participent activement à lélaboration des stratégies, où ils contrôlent effectivement ce que leurs délégués parlementaires font, où leurs droits fondamentaux comme ceux davoir un emploi convenable, un logement décent, des allocations de remplacement, etc., sont garantis. Cest loptique dune autre Europe. Cest celle-là qui devrait être développée. Cest la seule réponse valable face au débat sur lavenir de lEurope lancé par les autorités européennes.
Conclusions
La Déclaration de Laeken est le point culminant du prochain sommet européen. Elle se veut une interrogation large sur ce que devrait être lUnion européenne dans le futur. Derrière cette discussion, les responsables économiques et politiques veulent obtenir deux résultats : dabord, construire effectivement un Etat qui serve les intérêts des grandes multinationales du continent ; ensuite, obtenir ladhésion populaire au projet européen, indispensable pour que lEtat européen puisse agir efficacement.
Cette édification étatique na rien de rassurant. Il saccompagne de la création dune armée de 60.000 hommes opérationnels pour 2003, dune constitution policière et judiciaire à léchelle européenne, de textes visant à réprimer les mouvements dopposition comme le projet de loi-cadre contre le terrorisme, dun démantèlement des services publics, de dégradations continues de la vie sociale... Cet Etat, produit des multinationales européennes, ne peut dès lors quêtre antisocial, antidémocratique, belliqueux, une menace pour la paix et pour la solidarité des peuples dans le monde.
Mais la meilleure réponse concrète face à cette construction est de venir massivement aux manifestations qui se dérouleront les 13, 14 et 15 décembre, pour protester contre lUnion européenne. Cela sera la meilleure manière dexercer ce droit démocratique de faire entendre sa voix, quessaient détouffer les dirigeants européens. Il faut montrer que la « démocratie » est dans la rue et non dans ce château fortifié, symbole de lAncien Régime et de la domination dune caste de privilégiés.
1 Docteur en économie et membre dATTAC Bruxelles (même si les propos ci-dessous nengagent que lauteur).
2 Guy Verhofstadt, « Mot de bienvenue », Discours devant être prononcé lors du sommet européen de Laeken.
3 Laeken est une partie de la ville de Bruxelles, où est située la résidence de la famille royale et où va se dérouler le sommet.
4 Council of Foreign Relations, « Summit of the Americas in Quebec, Montreal », Washington, 17 avril 2001 :
5 Le peuple irlandais, consulté par référendum en juin 2001 sur le traité de Nice, a voté majoritairement non, malgré lavis positif de quasiment tous les partis politiques.
6 Commission européenne, « Gouvernance européenne : un livre blanc », Bruxelles, 25 juillet 2001, p.8.
7 Guy Verhofstadt, « Quel avenir pour quelle Europe ? », Discours du Premier ministre à loccasion du 7ème Forum européen de la Wachau à Göttweig, 24 juin 2001.
8 Le Soir, 29 juin 2001, p.7.
9 Le Soir, 29 juin 2001, p.7.
10 Essentiellement en matière économique et social.
11 Guy Verhofstadt, « Quel avenir pour quelle Europe ? », op. cit.
12 Guy Verhofstadt, « Quel avenir pour quelle Europe ? », op. cit.
13 Certains appellent pour cette conférence se tienne en 2003, cest-à-dire avant le renouvellement de la Commission et du parlement prévu pour mi-2004.
14 « Déclaration sur lavenir de lUnion à inscrire à lacte final de la conférence », annexe IV du Traité de Nice, version provisoire, Bruxelles, le 12 décembre 2000, p.83-84.
15 Pour une analyse détaillée du rôle de la Table ronde des industriels européens, voir Serge Cols, François Gobbe, Henri Houben et Anne Maesschalk, LEurope de la Table ronde, brochure Attac Bruxelles, Bruxelles, 2001, Henri Houben, « Les étapes de la construction européenne : Vers un Etat européen », Etudes marxistes, janvier-mars 2002, et Observatoire de lEurope industrielle, Europe Inc. Liaisons dangereuses et milieux daffaires européens, Agone éditeur, Marseille, 2000.
16 Seuls la Grande-Bretagne, la Suède et le Danemark ont refusé dy participer.
17 Cétait la filiale diamantaire de la Société Générale de Belgique. Elle a fusionné par la suite dans lUnion minière.
18 Ann Doherty et Olivier Hoedeman, Déstructurer lEurope, The Ecologist, n°4, juillet-août 1994.
19 Cité dans Keith Richardson, « Big Business and the European Agenda », Sussex European Institute, Working Papers, n°35, septembre 2000, p.24.
20 Les gouvernements des Etats membres reçoivent à tour de rôle la présidence pour six mois. Ainsi, se sont succédé à cette tâche la France pour le deuxième semestre de 2000, la Suède pour le premier trimestre 2001, ensuite la Belgique. Et doivent suivre respectivement lEspagne, le Danemark, la Grèce, lItalie et lIrlande.
21 Cest le bâtiment officiel du Premier ministre britannique.
22 Keith Richardson, op. cit., p.19.
23 Observatoire de lEurope industrielle, op. cit., p.34.
24 Union des Confédérations de lIndustrie et des Employeurs dEurope.
25 Organisation du Traité Atlantique Nord.
26 World Economic Forum, « Europe of my Dreams - The Views of European Business », 1er février 2001 :
27 Lionel Barber, « Business leaders call for more EU reform », Financial Times, 28 janvier 2001.
28 Actuellement, le parlement européen ne dispose que de pouvoirs extrêmement limités. Il peut surtout forcer la Commission à démissionner, ce quil a fait pour la précédente législature, en obligeant Santer et lensemble des commissaires à renoncer à leurs mandats, pour fraude.
29 Les Amis de lEurope : « Prélude au débat 2001-2004 : A quoi sert lUnion européenne ? », septembre 2001, p.8.
30 Pour ceux qui doutent que lUnion européenne vise lingérence, voici ce quaffirme Guy Verhofstadt suite aux attentats du 11 septembre, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme : « Certes, les Etats demeurent responsables pour ce qui se passe sur leur territoire. Mais des Etats faibles ou en proie à la pauvreté peuvent facilement devenir la base de départ ou tomber aux mains dextrémistes et dorganisations terroristes. Il en résulte que nous devons mettre sur pied un réseau policier et de renseignement qui, dans certains Etats, sera mieux informé de ce qui sy trame que les autorités locales. Les événements survenus le 11 septembre ont fait de la police et de la sécurité une question de politique intérieure du monde entier » (Guy Verhofstadt, « Le nouvel ordre mondial après le 11 septembre », discours prononcé par le Premier ministre à loccasion de la cérémonie douverture du Collège dEurope - Campus de Natolin, Varsovie, 23 octobre 2001).
31 Les Amis de lEurope, op. cit., p.10.
32 Les Amis de lEurope, op. cit., p.15.
33 Les Amis de lEurope, op. cit., p.16.
34 Les Amis de lEurope, op. cit., p.18.
35 Les Amis de lEurope, op. cit., p.16.
36 Romano Prodi, « Vers Laeken », Discours à la session plénière du parlement européen, Bruxelles, 28 novembre 2001, p.2.
# 0