DE LA CULTURE POUR TOUS.
Notre ministre belge Didier Gosuin a décrété que la date du 27 avril serait dorénavant sacrée journée de l’Impro dans les écoles. Fantasme napoléonien ? Souci d’instruire en amusant, à l’instar du célèbre Professeur Burp ? Toujours est-il que les professeurs de français ont été invités à rencontrer les comédiens de la Ligue d’Impro, qui ont su si bien labelliser ce domaine ,qu’on n’imaginerait même plus proposer d’en faire autrement que sous forme de show compétitif.
Le théâtre est en crise ? Il devient trop difficile à comprendre et n’intéresse plus un nombre suffisamment rentable de personnes ? Normal. Il est en décalage complet avec l’éthique de notre société compétitivement développée. En effet, tant qu’on n’aura pas inventé de système de zapping permettant au spectateur de changer de pièce lorsque celle qu’il a sous les yeux ne le divertit pas suffisamment, il sera contraint d’assister durant deux heures au même spectacle. Comble d’intolérance, il n’aura même pas le droit de téléphoner à son G.S.M. pour s’assurer qu’il fonctionne encore.
Non, le théâtre n’a pas su s’adapter à notre Nouveau Monde. Il manque totalement de lucidité commerciale. Il n’a pas compris, à l’image de la publicité et du cinéma en général, que pour faire venir le public, il ne faut pas lui donner ce dont on pense présomptueusement qu’il a besoin, mais qu’il suffit de lui donner ce qu’il veut.
Conclusion logique, les jeunes boudent les planches et leur préfèrent le foot. Qu’à cela ne tienne ! Vidons le théâtre de tout message et transformons-le en sport, nous pourrons nous congratuler d’avoir créé une mode qui rapportera gros.
A priori, l’idée d’élargir la culture à un public nouveau est intéressante. Constatons simplement qu’il n’est ici nullement question de sensibiliser à l’art un public par exemple plus populaire. On cherche simplement à recruter un nouveau marché de spectateurs-consommateurs.
En effet, on pouvait encore être assuré qu’aucun publicitaire ne proposerait au metteur en scène de Phèdre de faire graver Caca-Cola sur les colonnades de son décor.
A partir du moment où le show ne s’embarrasse plus de message, on le laisse se confondre avec celui des multinationales. Un jeune souhaite s’identifier à M’ Penza ? Ben , s’il n’arrive pas à jouer aussi bien que lui, du moins pourra-t-il porter les mêmes Nike et le même tee-shirt Adidas, et il sera immédiatement accueilli dans la grande Famille. Même, s’il écoute la musique des rappeurs, qui s’habillent de la même façon que lui, il aura le privilège de soutenir le régime planétaire tout en croyant l’abattre par des mots assassins. Mais nous digressons.
Or donc, le marché de l’Impro a fait affluer nombre de sponsors, qu’on a autorisés à placarder les murs et la scène de logos, en échange d’une contrepartie financière. Après tout, ce n’est que quand on donne son corps en retour qu’on songe à appeler cela prostitution.
Parallèlement, dans les Ministères on se demande comment faire s’adapter les jeunes à la société qu’ils intégreront pleinement demain. Ce n’est pas par rapport aux maths ni à la science qu’on se fait du souci. Notre monde aura toujours besoin de comptables, et les chercheurs verront leur avenir s’enrichir de budgets aussi intarissables que les nuisances engendrées par nos avancées technologiques.
Par contre, l’utilité d’un cours de français devient de plus en plus douteuse.
L’orthographe ? Oublions-la, Internet l’a définitivement enterrée.
Peut-on encore leur demander de s’asseoir et de lire un texte immuable, dans un siècle qui ne fait que vanter les mérites du mouvement ?
Leur apprendre à décrypter le langage des images ? Oui, mais du même coup on risquerait d’éveiller leur esprit critique aux manipulations des médias, si bien asservies à notre système étatique que ce serait pécher de les en détourner.
Notre société a créé un nouveau type de jeune, conditionné à se divertir avec les nombreux produits qu’elle a mis à sa disposition. Si l’un d’eux l’ennuie, il n’a qu’à zapper sur un autre. Et c’est là que le front buriné de notre ministre s’éclaire. Arrêtons d’essayer de faire concorder les capacités de nos élèves à nos valeurs ancestrales. Il n’y a qu’à s’adapter au jeune !
Le divertissement ayant fait passer de mode le règne de la concentration, il semble hasardeux de proposer à l’adolescent de faire du théâtre. Comment ne trouverait-il pas fastidieux de devoir recommencer à répéter plusieurs fois le même passage ? De devoir apprendre (par cœur !) un texte qui ne soit pas que drôle ? De n’arriver à un hypothétique résultat qu’au prix d’efforts insurmontables ?
Mais voilà que l’Impro fait son retour magistral. L’impro qui jusque là n’était que moyen, que travail préparatoire pour atteindre l’authenticité d’un personnage. Et la voilà qui se mue en fin. La fin de l’art.
Il serait déplacé de demander aux acteurs de ce véritable drame de vous présenter des personnages à la psychologie élaborée, ils les inventent devant vous. Comment dès lors espérer assister à autre chose qu’à des clichés ?
Si le théâtre n’était accessible qu’à une élite intellectuelle, l’Impro a pallié à cet inconvénient. Son règne permettra en effet de réaliser ce que Ray Bradbury lui-même n’aurait espéré, une culture enfin à la portée de tous ! Pour ce faire, on a commencé par supprimer le texte. Mais la culture générale du public ne saurait en pâtir. Pour combler son ignorance, les acteurs se chargeront d’interpréter certaines de leurs impros à la manière de Victor Hugo, Alexandre Dumas ou Kafka. Nulle crainte donc, pour la transmission de la culture au XXIe siècle, puisque le spectateur de matches d’impro, auquel la télévision a ôté le temps de lire, a tout de même droit à un digest de Zola ou à un succédané de Proust accompagné d’un ersatz de Balzac, et éventuellement d’un nuage de Tchékov.
Comme les matches d’impro sont dirigés par le public, on ne s’étonnera pas que ce type de représentation se modèle entièrement sur les valeurs de notre société. Esprit d’équipe et compétitivité résument à merveille ce genre de spectacle. Rappelons que le spectateur a le droit de lancer une pantoufle sur l’acteur qu’il ne juge pas assez performant, et qu’on lui demande de voter pour l’équipe ou l’acteur qui aura réalisé la meilleure impro. Voilà pourquoi les coaches s’ingénient à trouver les meilleures stratégies pour rivaliser avec l’équipe adverse, conformément aux jeunes loups qui forment les cadres de nos sociétés. Tous les coups sont permis. Comme par exemple contourner habilement les règles établies, sans tomber frontalement dans l’illégalité. Rien n’interdit par exemple d’envoyer en fin d’impro celui qu’on appelle désormais le pointeur, et dont le but est de faire rire le public, afin de s’assurer son adhésion au moment du vote.
La culture d’une société a toujours été le reflet des valeurs qu’elle prône. Voilà la nouvelle culture à laquelle les enseignants sont désormais conviés à se référer.
Nous ne manquerons pas, Monsieur le Ministre, de tâcher de divertir les élèves, puisque c’est le but qui nous est désormais assigné.
Veuillez recevoir, Cher Ministre, nos remerciements, pour en avoir fini une bonne fois avec la Culture.
Une professeur de français qui saura se reconvertir en clown, le jour où le cours de français aura été définitivement aboli.
Lara Erlbaum