Le
souffle de Florence tourne à la tempête. La proposition du Forum social
européen, en novembre dernier, de faire du 15 février une Journée
continentale contre la guerre connaît un retentissement phénoménal. Au fur et
à mesure que l’intervention militaire étasunienne contre l’Irak se précise,
des centaines de villes du monde entier ont rallié leurs sœurs européennes et
s’apprêtent à manifester ce samedi. «Ce sera une journée historique», prédit
Pierre Vanek, de la Coalition genevoise contre la guerre. Au dire du militant
de solidaritéS, jamais une mobilisation coordonnée au niveau international
n’a pris une telle ampleur. Raison de plus, expliquait hier le collectif
pacifiste devant la presse, de participer à ce mouvement global en se
rendant, samedi, à Berne, pour la manif nationale.
Un petit
tour des cinq continents confirme ces propos optimistes. Sur le site de la
coalition étasunienne United for Peace1 (UfP), on recense pas moins de 357
cortèges prévus dans autant de villes! Et ce, bien que le Vieux Continent ait
plutôt axé sur des défilés nationaux – dans les capitales – à l’instar des
Suisses.
A en croire la liste diffusée par UfP, les mobilisations devraient être
particulièrement nombreuses aux Amériques et en Asie. Sans toutefois bouder
l’Océanie et l’Afrique. Et même l’Antarctique, où la station de McMurdo
devrait connaître sa première contestation de rue de l’histoire...
«Au soir du 15 février, on comptera ceux qui ont dit non à la guerre en millions
de personnes», prophétise Pierre Vanek. Tim Clennon, pacifiste étasunien de
Genève, renchérit: «Aux Etats-Unis comme en Suisse, toutes les couches de la
population se sentent concernées. Profs, ouvriers, étudiants, pères de
famille, comme moi, iront exprimer leur désapprobation.»
Surtout que «l’opposition politique de certains pays» tend à redonner espoir
aux pacifistes, pense Gaétan Morel. «Plus il y aura de monde dans la rue,
plus on donnera de poids à l’action politique de ces pays», précise le militant
de No War, l’organisation à l’origine du défilé collégien du 31 janvier.
PÉRIL...
SÉCURITAIRE
En Europe, beaucoup de regards seront tournés vers la Grande-Bretagne de Tony
Blair. Bastion du soutien à George W. Bush, Londres sera également ce week-end
le théâtre d’un gigantesque rassemblement pacifiste. Certains, rappelant la
marée humaine de septembre dernier, évoquent pour samedi le chiffre d’un
million de manifestants!
Une perspective qui ne réjouit pas vraiment les autorités britanniques.
Prétextant des «menaces terroristes», blindés et soldats ont fait, ces
derniers jours, leur apparition dans la capitale, souligne Pierre Vanek. Le député y
voit une volonté de «contrer la mobilisation». Thèse confirmée par Tim
Clennon, qui relève que les autorités ont aussi tenté d’interdire Hyde Park
aux manifestants. Le militant étasunien dénonce également les entraves à la
manifestation de New York. En effet, la Grande Pomme a décidé de réintroduire
des contrôles d’identité à grande échelle. Un dispositif identique à celui
instauré après les attentats du 11 septembre 2001. «Cela aura, par exemple,
pour conséquence que tous les cars de manifestants arrivant en ville seront
fouillés et contrôlés», s’indigne M. Clennon. Qui se demande, ironique, si
New York s’est inspiré du dispositif suisse lors du Forum de Davos...
Plus radical encore: le défilé prévu samedi à Budapest a été purement et
simplement interdit. Un acte d’allégeance du Gouvernement hongrois envers les
Etats-Unis, analyse Paolo Gilardi, du Groupe pour une Suisse sans armée. Mais
aussi, souligne Tim Clennon, «la preuve que ceux qui disent que manifester ne
sert à rien se trompent. Sinon pourquoi les gouvernements auraient-ils si
peur d’être désavoués dans la rue?» Et samedi, le désaveu s’annonce pour le
moins massif.
1 http://unitedforpeace.org
Le cortège de samedi
dans les rues de Berne (13 h 30, Schützenmatte, à côté de la gare) s’annonce
plutôt bien, à en croire ses organisateurs.
… Partout les organisateurs se disent
dépassés par l’engouement populaire. «Jamais je n’avais vu ça»,
s’enthousiasme Matteo Poretti, pourtant rompu aux mobilisations syndicales. Le
Vaudois insiste sur la diversité des inscrits: «La nouveauté, c’est que la
plupart des gens qui nous ont appelés ne sont pas des militants. Souvent,
ils n’ont plus manifesté depuis des années!» «On sent un frémissement, les gens
nous font un très bon accueil», confirme le Chaux-de-Fonnier José Sanchez. En
Valais, nul doute que la manifestation de samedi dernier a engendré des
vocations. Car malgré deux grands bus complets, Joël Varone estime que la
grande majorité des manifestants ne s’est pas encore fait connaître. «Il s’y
rendront en train», prévoit-il. Tout comme les Neuchâtelois du bas, qui ont
rendez-vous à 12 h 30, à la gare, pour un départ collectif3.
Devant
cette mobilisation exceptionnelle, la plupart des collectifs cantonaux
appellent désormais à choisir le rail4. Et pour contrer des tarifs souvent
prohibitifs, ils invitent les manifestants à se regrouper par dix, afin
d’obtenir un tarif de groupe. Contactés, les CFF ont indiqué qu’ils
mettraient des wagons supplémentaires pour accueillir les militants. BPz
«Aux USA, seul Bush veut vraiment la guerre»
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PROPOS
RECUEILLIS PAR
GABRIELE FONTANA
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Après le coup de tonnerre du 18 janvier, lorsque plus
de 300 000 personnes ont défilé contre la guerre aux quatre coins des
Etats-Unis, le mouvement pacifiste nord-américain ne pouvait rater son
rendez-vous avec son homologue de la «Vielle Europe». Plus de 100 cortèges
sont donc agendés samedi, avec New York comme figure de proue.
Personnage historique du pacifisme étasunien, Tom Hayden participera à n’en
pas douter à l’un de ces défilés. Journaliste à The Nation, écrivain
prolifique, militant infatigable, l’ancien sénateur démocrate en Californie
analyse pour nous la montée du mouvement contestataire.
Le Courrier: Comment est né ce mouvement pacifiste aux USA?
Tom Hayden: Le mouvement contre la guerre est issu de la rencontre du
mouvement contre la mondialisation néolibérale, qui a fourni la masse des
manifestants, et de quelques activistes pacifistes de longue date. Il était
encore tout petit il y a quelques mois seulement, à cause de la perception
générale selon laquelle l’opinion publique avait changé suite aux attentats
terroristes du 11 septembre 2001 et à l’accusation d’antipatriotisme que
l’administration Bush collait à tout opposant à sa politique. Mais ce
mouvement antiguerre a grandi de façon incroyable, bien plus rapidement que
celui contre la guerre du Vietnam. Les médias commencent aussi à le couvrir
de façon plus objective.
Qui se mobilise aux Etats-Unis?
– Il y a surtout des étudiants, des artistes, des militants issus des classes
moyennes, même parfois modérés, une bonne partie des Eglises, y compris leur
hiérarchie. Les syndicats ne sont malheureusement pas très actifs à
l’exception du secteur public dans lequel on se bat contre les coupes dans
les budgets sociaux. Mais le manque de mobilisation ne signifie pourtant pas
que les travailleurs et leurs organisations soient pour la guerre. Même s’ils
restent un peu en retrait dans les prises de positions publiques, on compte
aussi sur pas mal d’entrepreneurs, de militaires et surtout de journalistes
qui ont des doutes. Les «Américains tranquilles» ne sont pas forcément
hostiles. Au contraire, il n’y a presque personne, en dehors de la
Maison-lanche, qui pousse vraiment à la guerre.
Pourquoi l’argumentation officielle a-t-elle de la peine à passer?
– Quand ils sont en campagne électorale, les politiciens mentent, fabriquent
des informations, font appel aux peurs. Mais, ici, il ne s’agit plus de
gagner une charge politique mais une guerre. Or eux se comportent de la même
façon, comme s’il s’agissait d’une simple campagne électorale.
»Après le 11 septembre, aux Etats-Unis on se disait: si Al-Qaida a frappé le
Pentagone à Washington, le Word Trade Center à New York, dans quelques mois
ce seront peut-être une arme bactériologique à Los Angeles ou des bombes
atomiques dissimulées dans des valises à Chicago. L’administration Bush a
attisé cette hystérie par des annonces continuelles de menaces terroristes.
Mais, maintenant, les gens commencent à se demander ce que l’Irak a à voir
avec Al-Qaida et à se demander si leurs sentiments patriotiques n’auraient pas
été exploités. S’il n’y a pas une autre attaque terroriste contre des
citoyens américains, je crois que le public va se détacher de Bush. La
question est: quand?
Les démocrates ne paraissent pas en mesure de l’aider à changer
d’idée...
– Le Parti démocrate rencontre l’écueil d’apparaître comme faible sur le
thème de la sécurité. Après le 11 septembre, les démocrates sont devenus des
«yesmens» de Bush, étant en accord avec tout ce que le président disait. Et
ils n’ont même pas réussi à le faire correctement! Ils ont ensuite bougé,
lentement, jusqu’à voter, en majorité, contre la politique irakienne de Bush.
Mais ils ne s’affichent pas. Ils attendent que le mouvement pacifiste ait
bâti un climat qui rende plus facile pour eux de parler ouvertement ou que Bush
fasse une erreur. Ils ne sont donc pas une force qui pousse au changement.
Mais le mouvement pacifiste a déjà modifié l’alchimie politique au point que
quelques démocrates commencent à se dire qu’ils doivent s’exprimer plus
nettement.
George W. Bush n’est-il pas déjà assez populaire pour faire l’économie
d’une guerre?
– Après les dernières élections législatives, considérées comme un triomphe
pour Bush, on en est toujours à 51% pour les républicains et 49% pour les
démocrates. Il a fallu le décès dans un accident d’avion du sénateur
progressiste du Minnesota Paul Wellstone pour changer la balance politique et
donner aux républicains le contrôle du Sénat.
»Bush n’est pas l’empereur incontesté des Etats-Unis. Il a volé les dernières
élections et il n’a pas gagné une autre légitimité depuis. Il y a une vraie
crise de légitimité aux Etats-Unis. Bush doit donc s’appuyer à fond sur le
patriotisme.
Le président peut-il changer d’avis?
– Bush ne veut savoir qu’une seule chose: est-ce que je vais gagner cette guerre
rapidement? Il veut que ce conflit soit derrière lui quand il entamera la
campagne pour sa réélection. Il veut cette garantie: on va gagner vite, le
peuple de Bagdad va déployer des drapeaux des Etats-Unis et je pourrai
conduire une campagne électorale avec ces images de Bagdad et de Kaboul qui
démontrent quel grand président j’ai été. Mais les politiques de guerre sont
toujours imprévisibles et dangereuses. Ses conseillers le rassurent. Mais les
militaires ne sont pas si convaincus.
Quel est l’impact de la résistance internationale à la guerre?
– Le mouvement général contre la guerre est très important. Le comportement
de la France et de l’Allemagne au Conseil de sécurité est dû à la pression
pacifiste. Même Tony Blair a dû assumer deux visages différents suite à
l’opposition qu’il rencontre. Les Etats-Unis peuvent aller bientôt à la
guerre sans les Nations Unies. Mais ils savent que, dans ce cas, ils auront
un prix élevé à payer. Déjà ils risquent de perdre le soutien de la Russie et
de la Chine au Conseil de sécurité. Et c’est le mouvement pacifiste qui a
rendu prudent l’ONU: il a donc su compliquer la stratégie guerrière de Bush
et Powell. Peut-être pas jusqu’à l’empêcher mais au moins au point de rendre
bien plus compliquée sa mise en application.
L’Empire américain n’est-il qu’une chimère?
– Même si cette guerre n’a pas lieu ou si elle est gagnée en six mois le
problème de l’Empire américain est devant nous. Il a commencé avec la fin de
la guerre froide quand des idéologues conservateurs, comme Paul Wolfowitz et
Richard Perle, ont théorisé la nécessité pour les Etats-Unis de combler le
vide créé par la fin du monde bipolaire. Ils ont d’abord promu l’idée d’un
Empire américain fondé sur la suprématie militaire et l’utilisation d’armes
nucléaires plus performantes. Ensuite, ils ont profité de l’élection de Bush
et du 11 septembre pour créer l’infrastructure économique et militaire de cet
Empire. Dans le climat de peur qui s’est installé aux Etats-Unis, leur
approche est parue soudainement plus raisonnable et l’invasion de l’Irak
était leur priorité depuis une décennie. Maintenant, le pendule revient en
arrière: l’opinion publique commence à douter.
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