A l’occasion de la présidence belge de l’Union européenne

 

L’avenir du débat « démocratique » européen

 

Houben Henri, membre du secrétariat d’ATTAC Bruxelles[1]

 

1er juillet 2001

 

Ce 1er juillet débute la présidence belge de l’Union européenne. Les médias sont remplis d’informations à ce sujet. Mais pour quelle cause ?

            Le Premier ministre belge, Guy Verhofstadt, veut lancer le débat sur l’avenir de l’Europe. Projet vaste et laissant supposer que les perspectives sont offertes à toute sorte de propositions. Verhofstadt donne lui-même l’impression d’ouvrir la boite de Pandore à toutes les critiques possibles et imaginables de la construction européenne actuelle. Dans un discours en Autriche, il avoue : « Le ‘non’ irlandais, tout comme le refus danois l’an dernier[2], est une conséquence de la crise d’identité qui frappe l’Union européenne. Il existe un fossé béant entre l’Union européenne et ses citoyens, un fossé qui, depuis Maastricht, n’a en rien diminué. Tout comme, du reste, il existe souvent un fossé entre le citoyen et son gouvernement national. Quoi qu’il en soit, le citoyen se pose de plus en plus de questions au sujet de cette Europe opaque à qui il reproche son zèle réglementaire, ses compétences mal définies et son manque de légitimité démocratique »[3].

            Il ajoute : « Les critiques adressées à l’Union par les eurosceptiques sur l’efficacité, la transparence, la légitimité démocratique et parfois la perte d’identité sont exactes »[4]. Il poursuit son discours « citoyen » : « Les bonnes questions, ce sont celles que l’on retrouve dans les référendums, les débats publics ou les manifestations - je ne parle pas des casseurs, comme ceux que l’on a vus à Göteborg. Ce sont les craintes, hésitations et demandes des gens. La participation, c’est permettre aux citoyens d’élire les représentants à la Commission ou au parlement et de donner à ces députés assez de pouvoir dans les différentes compétences de l’Union »[5].

            Et de proposer un débat en trois phases. D’abord, une discussion large et ouverte en 2001. Pour cela sont créés plusieurs sites Internet s’ouvrant à ceux qui veulent donner leur avis sur la question. Ensuite, l’organisation, en 2002-2003, d’un forum structuré, avec les représentants des parlements nationaux, du parlement européen, de la Commission et des gouvernements des Etats membres. Enfin, la tenue de la prochaine conférence intergouvernementale, qui doit statuer sur les nouvelles institutions de l’Union ainsi que sur leurs pouvoirs et compétences respectives[6].

            Parfait, vous diriez-vous ! Enfin, les responsables européens prennent conscience du peu de légitimité de la construction européenne actuelle. Ils veulent donner un sérieux coup de barre en faveur de la démocratie « citoyenne », où tout le monde pourra apporter son écot. Voilà un reproche souvent attribué à l’Union européenne auquel il sera répondu positivement. Ce sera l’ère de l’Europe des citoyens, de l’Europe de proximité.

            Erreur ! Car tout ce beau discours cache, en fait, des projets qui sont cadenassés depuis longtemps. Et il ne peut en être autrement dans la logique mise en place pour construire l’Union. Voyons cela d’un peu plus près.

 

1. L’Union au service des multinationales européennes

 

            Ce qui est occulté, dans toutes les prises de position des dirigeants européens, c’est l’importance, voire le caractère décisif, des grandes firmes européennes dans les orientations et décisions adoptées par l’Union. Ainsi, Verhofstadt, dans son grand discours en faveur de la démocratie citoyenne, explique : « Le grand mal dont souffre l’Union est sans aucun doute son opacité, son manque de transparence »[7].

Mais, pas du tout. Le premier et principal mal dont souffre l’Union est l’influence et la domination des organisations patronales dans la construction européenne actuelle. C’est cet élément qui rend l’Union européenne de toute façon antidémocratique. Et cette présence est visible dans toutes les grandes mesures prises par les instances européennes.

Ainsi, le grand marché, le grand projet qui a relancé la construction européenne en 1985, est une initiative de la Table ronde des industriels européens (ERT[8]). Créée en 1983, celle-ci regroupe une cinquantaine de présidents de multinationales européennes, dont Renault, Fiat, Bayer, Shell, Unilever, BP Amoco, Totalfina Elf, British Telecom, Deutsche Telekom, Philips, Siemens, Nestlé, Solvay... En réalité, la perspective du marché unique a été présenté, pour la première fois, en 1985 par Wisse Dekker, le patron de Philips de l’époque et un des trois fondateurs de l’ERT[9]. Cette proposition a été reprise presque telle quelle par la Commission européenne. Celle-ci n’a remplacé que la date d’échéance pour la mise en place de ce marché : 1992 au lieu de 1990, initialement prévu par Dekker.

Ensuite, la monnaie commune, l’euro, est également un projet de l’ERT. Celle-ci fonde, pour cela, en 1987, l’Association pour l’Union Monétaire Européenne (AUME), dont le président n’est autre qu’Etienne Davignon, le président de la Société Générale de Belgique qui vient de prendre sa retraite. En 1989, Wisse Dekker explique l’importance de la monnaie commune : « Beaucoup de dirigeants de firmes européennes s’accordent pour dire que, sans une union monétaire qui fonctionne avec un seul système bancaire et une seule devise, les gains économiques réels (du grand marché - ndlr) vont s’évaporer ». Il ajoute également : « Ces matières sont, toutefois, chargées de dangers politiques. La coordination des politiques économiques exige une structure monétaire centralisée, impliquant l’abandon d’une position de souveraineté nationale absolue au profit d’une structure fédérale »[10].

Ce qui nous amène à un troisième projet essentiel de l’Union : la création d’une instance politique proprement européenne, capable de représenter les intérêts des multinationales à l’intérieur des frontières de l’Union et à l’étranger. Dekker plaide, dès 1989, pour une telle structure. Cette perspective s’est matérialisée avec le traité de Maastricht, approuvé en 1991 et signé en 1992, fondant officiellement l’Union européenne. L’accord intervenu crée trois piliers : le premier dans le domaine socio-économique, englobant le marché unique et l’euro ; le second dans le secteur des affaires étrangères et de la défense ; le troisième pour la politique « sécuritaire » intérieure et qui débouche sur Europol[11] et sur Eurojust[12]. Il s’agit donc de l’instauration d’une véritable entité politique, un Etat européen, bien que les piliers deux et trois soient encore très embryonnaires.

Mais les lobbies patronaux sont plus discrets sur l’élaboration concrète de cette construction politique[13]. Ils laissent généralement la place à des « think thank » ou autres groupes de réflexion. Le plus influent d’entre eux est sans doute l’European Policy Centre (EPC), dont le président est Peter Sutherland, par ailleurs membre de l’ERT pour BP Amoco (dont il est président)[14]. La politique de cet organe est de pousser la construction européenne dans un sens supranational, pour que les différents Etats membres abandonnent certaines compétences au profit de la Commission et du parlement européen.

De même, la politique européenne de l’emploi est dominée par les intérêts des multinationales. En 1994, l’ERT propose de créer un comité pour la défense de la compétitivité. Suite à l’opposition du chancelier allemand, Helmut Kohl, l’ERT modifie sa copie en faveur d’un conseil consultatif et l’avance au président de la Commission, Jacques Delors. Celui-ci l’impose au sommet européen d’Essen de décembre 1994[15]. Le conseil est mis en place pour deux ans par le successeur de Delors, Jacques Santer. Sur seize membres, cinq sont présidents de grandes sociétés européennes, dont trois membres de l’ERT. En 1997, l’organe sera renouvelé avec d’autres personnalités, mais toujours avec une forte présence de l’ERT. Chaque année, ce groupe publie un rapport de recommandations qui vont dans le sens de développer un marché financier adapté aux besoins des multinationales européennes, d’abaisser la fiscalité pour celles-ci, en particulier pour les « coûts » du travail, d’accroître la flexibilité des salariés, de généraliser la notion d’ « employabilité » (qui signifie que c’est le travailleur qui a la charge de trouver un nouvel emploi et qui doit donc accepter n’importe quelle proposition de l’employeur).

Dans ce groupe, il y a trois dirigeants syndicaux (notamment de 1995 à 1997, Willy Peirens, pour la CSC). Keith Richardson, secrétaire général de l’ERT de 1988 à 1998, explique l’importance de cette présence : « le fait qu’ils aient signé les rapports du CAG (le groupe consultatif sur la compétitivité - ndlr) donne (aux rapports) un supplément de poids »[16].

Cette politique prend toute son envergure avec le sommet européen de Lisbonne, en mars 2000. Celui-ci aurait dû être un sommet social, se préoccupant de la situation dramatique de l’emploi en Europe avec quelque 20 millions de chômeurs, et de la misère, avec environ 65 millions de gens se trouvant en dessous du seuil de pauvreté. Il est devenu l’apothéose de la politique patronale en matière de compétitivité. Keith Richardson n’en fait nullement un mystère : « Le Conseil européen de Lisbonne de mars 2000 a représenté un point crucial de ce processus, avec ce « nouvel objectif stratégique » pour l’Union européenne durant la prochaine décennie « de devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Lisbonne a tracé le lien direct entre la globalisation et la création d’emplois à travers la poursuite de la compétitivité aussi clairement que l’ERT l’a fait dans Réorganiser Europe[17] et dans tant de rapports publiés au cours de cette décennie. La longue liste de points précis de politique décidés à Lisbonne a reflété les priorités habituelles de l’ERT complètement, de l’établissement de points de repères pour l’évaluation des performances à l’apprentissage la vie durant »[18]. il aurait pu préciser ces mesures : flexibilité, privatisations de quatre secteurs (postes, énergie, transport et télécommunications), développement d’un marché financier européen, aide aux firmes technologiques, encouragement aux fonds de pension privés, etc. Pas étonnant que les conclusions de Lisbonne aient été applaudies, saluées, voire ovationnées, par tout le monde patronal.

En matière de sécurité sociale, l’ERT a également balisé le terrain en proposant la promotion des fonds de pension privés[19]. Ce que le sommet de Lisbonne fait allègrement. En ce qui concerne l’élargissement à l’Est, de nouveau, on peut trouver un rapport de l’ERT[20] qui annonce la couleur : créer en Europe orientale une base industrielle, où les multinationales pourront investir librement ; enlever tous les obstacles réglementaires à la circulation des marchandises et des capitaux ; privatiser à outrance ; réformer les structures étatiques de sorte à les conformer aux intérêts des entreprises ; et fonder des associations patronales qui pourront influer sur les décisions futures de ces pays.

Et on pourrait ainsi allonger la liste très facilement[21]. Il est très inquiétant de voir l’ampleur de l’influence des organisations patronales sur les décisions européennes. Il est tout aussi inquiétant d’observer les responsables européens discourir sur la « démocratie citoyenne », alors qu’ils sont aux ordres quasiment des lobbies comme l’ERT.

Lorsque l’UNICE, la confédération patronale européenne, rassemblant des organisations comme la FEB[22] en Belgique, organise un sommet à Bruxelles, les 9 et 10 juin 2000, pour donner l’avis des entreprises sur l’orientation européenne, dix commissaires (sur vingt) accourent pour y assister. Parmi eux, les plus importants : Romano Prodi, le président, Pascal Lamy, le commissaire au Commerce, etc. De même, dans la ville fortifiée de Davos, en janvier 2001, un débat est entamé sur l’avenir de l’Union. Sur dix personnes invitées dans le panel, quatre sont membres de l’ERT. Il y a aussi le président de la plus grande et la plus puissante banque en Europe, la Deutsche Bank. Et il y a trois commissaires : l’inévitable Pascal Lamy, Mario Monti, le commissaire à la Concurrence, et Erkki Liikanen, celui des Entreprises et de la Société de l’Information. Lors de cette réunion, le patronat indique les orientations à prendre par l’Union : « l’Europe doit être plus compétitive que les Etats-Unis, particulièrement en matière d’emploi » ; il faut une harmonisation fiscale (mais vers le bas, surtout pour l’impôt frappant les entreprises) ; etc. Et, religieusement écoutés par les commissaires présents, ils précisent encore que l’Europe doit être mieux vendue, en particulier aux simples citoyens. Ils concluent : « l’Europe ne peut aller que de l’avant. Il n’y a pas de retour. Mais il est nécessaire d’avoir une vision plus claire avec un itinéraire plus efficace pour le futur »[23].

On peut être étonné de voir que le débat actuel sur l’avenir de l’Union correspond dans les faits à cette vision patronale, exprimée à Davos, aux sommets des 2000 personnalités les plus influentes dans le monde[24].

Mais doit-on vraiment être surpris ? Keith Richardson, ancien secrétaire général de l’ERT, a souligné dans ses « mémoires » la manière dont l’ERT travaillait, visant les hauts responsables européens, en particulier le président de la Commission et les chefs d’Etat, surtout ceux qui obtenaient la présidence de l’Union européenne : « Durant la décennie, l’ERT a été invitée à rencontrer cinq Premiers ministres français successifs et deux présidents. Mais la plupart des pays étaient assez ouverts, et les chefs de gouvernement qui présidaient l’Union européenne habituellement accessibles »[25]. Dès lors, Verhofstadt a-t-il déjà reçu la visite des membres de l’ERT ? Qu’a-t-il été décidé lors de cette rencontre ? Ce sont ces questions, certes impertinentes, qui représentent les vrais problèmes démocratiques et les véritables enjeux pour les simples citoyens.

Car le reste devient de la mascarade. Erik Wesselius, membre de l’Observatoire de l’Europe industrielle, a raconté que, lors de la préparation du sommet de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) de Seattle, début 1999, il avait été invité à une réunion de la « société civile ». A cette époque, le commissaire européen était sir Leon Brittan, connu pour ses idées très libérales, surtout en matière économique. Wesselius avait constaté immédiatement que, dans les organisations non gouvernementales (ONG) présentes, la moitié représentait des intérêts patronaux. Ensuite, il avait eu, par hasard, le texte soumis à l’avance. Or, celui-ci avait été manifestement préparé par ces lobbies patronaux, soulignant l’importance d’ouvrir les marchés pour les besoins des firmes européennes. Dans le texte présenté, cette partie avait été changée au profit d’une formulation plus vague[26]. Quel était, dès lors, le statut de la seconde réunion ? De quel pouvoir disposaient les ONG présentes, sinon d’avaliser le programme présenté par Brittan et les organisations patronales et éventuellement de l’amender sur des points de détail.

Le débat actuel sur l’avenir de l’Europe, lancé par les responsables européens, a toutes les chances de suivre la même voie. Tout sera déterminé par les hauts responsables politiques et économiques. Ce sera ni l’avis des simples citoyens, ni celui des ONG qui seront pris en compte, surtout s’ils viennent perturber l ‘agenda fixé par les organisations patronales et par les instances européennes.

 

2. L’avenir de l’Europe, selon les responsables européens, c’est l’Etat

 

            La discussion, tout en étant présentée de façon très ouverte, en est, en fait, très limitée. Il s’agit de savoir comment on crée un Etat européen, au service des multinationales européennes. Tout le reste est éliminé. Les préoccupations des présidents de grandes firmes ne laissent planer aucun doute : il n’est pas question de retourner en arrière ou même de décider un moratoire.

            Si Verhofstadt veut lancer une discussion, il n’a pas l’intention de la laisser aboutir n’importe où. Elle ne peut signifier, selon lui, qu’une nouvelle avancée dans la voie de la construction européenne. Il appelle même cela la « renaissance de l’Europe »[27]. Il ne peut cacher l’orientation qu’il veut mener : « Le défi qui nous attend est énorme. Un nouvel élan est absolument indispensable. Après avoir, des décennies durant, progressé à petits pas dans la construction de l’Union, nous voici devant la nécessité d’accomplir un pas de géant »[28].

            On peut voir sur le site Internet de la Commission européenne l’évolution de ce débat[29]. Il est très circonscrit autour de deux positions sur la création du futur Etat européen : Etat fédéral ou confédération d’Etats-nations. La première thèse est défendue par les hommes politiques allemands et suppose un transfert croissant des compétences et pouvoirs vers les instances européennes, qui auraient ainsi une logique propre et autonome. La seconde est proposée par certains responsables français, entre autres le Premier ministre français Lionel Jospin. Sans nier l’importance d’accroître l’autorité de la structure supranationale, cette démarche accorde, néanmoins, le contrôle suprême aux différents Etats membres, qui devraient détenir, en dernière instance, le pouvoir de décision.

            Cette préoccupation intéresse certainement au plus haut point les multinationales européennes. Car il détermine la manière dont les institutions vont les défendre au niveau international, par exemple : y aura-t-il une Union européenne parlant d’une seule voix ou quinze (ou davantage) Etats avançant des points de vue divergents ?

            Mais, pour les simples citoyens, salariés, chômeurs, pensionnés, jeunes, plus âgés, est-ce cela leur intérêt ? Leur droit à avoir un emploi décent, un salaire convenable, permettant de vivre, à bénéficier d’une allocation de remplacement en cas de maladie, chômage, de retraite, etc., est-il assuré par l’Etat européen ? On peut en douter, étant donné que l’Union européenne, à l’instigation des organisations patronales qui influent sur les décisions, ne cesse de réduire les garanties sociales acquises souvent de haute lutte par le passé. On peut en douter en constatant que l’Union européenne n’arrête pas d’introduire la concurrence à tous les niveaux, de libéraliser, de déréglementer et de privatiser les secteurs autrefois publics...

            En clair, le débat actuel est celui que le patronat européen veut, non celui que le simple citoyen désire. Il n’a pas pour enjeu l’amélioration sociale, mais le développement d’une politique de dégradation des conditions de vie de la majorité de la population, sacrifiées aux intérêts des multinationales. Là aussi, la mystification est complète.

 

3. Ce qui est recherché, c’est l’adhésion populaire au projet européen

 

Comme on pouvait le sous-entendre à la suite du point précédent, si la discussion porte sur le sujet avancé par les responsables européens, en fait l’avis des gens n’est pas demandé en tant que tel. Ce qui est essentiel, pour les promoteurs de ce débat, c’est l’adhésion de la majorité de la population au projet européen, tel qu’il est construit actuellement.

            De la sorte, les émissions d’information aux télévisions ou dans la presse sont orientées vers l’explication technique de ce qui se passe, jamais vers l’implication critique de ce que cela va représenter pour les gens. Ainsi, on passe du temps à préciser les formes de la conversion des francs en euros. Mais pas un mot sur les conséquences sociales de l’introduction de la monnaie commune. Parce qu’un effet majeur de celle-ci va être, pour les dirigeants d’entreprise, la transparence dans les coûts et donc dans les salaires payés. Aujourd’hui, une multinationale dispose, par exemple, d’une usine en Belgique et d’une autre en Espagne. Les responsables peuvent se dire qu’ils doivent conserver les deux unités, car si le franc est plus avantageux aujourd’hui que la peseta il se peut que demain ce soit l’inverse. Mais, si tous deux ont la même devise, l’euro, la concurrence est immédiate. Si les dirigeants estiment qu’avoir deux usines est un coût trop lourd pour leurs bénéfices, ils ne vont pas se gêner pour en supprimer une. C’est cela l’euro. C’est en cela d’ailleurs qu’il est le prolongement obligatoire de la création du grand marché, comme Wisse Dekker l’affirmait ci-dessus.

Mais, de cette information-là, il ne faut pas trop compter de la part des autorités européennes. Les brochures publiées et distribuées gratuitement par les instances de l’Union sont aussi remarquables par l’absence de sens critique. Ce sont des instruments de propagande pure. Et ce n’est pas Verhofstadt qui va inverser la tendance, lui qui affirme sans sourciller qu’en réalité, sur la question de l’Europe : « on laisse le lobby antieuropéen, international, monopoliser le débat »[30]. Il manifeste ainsi son intention de « reprendre » ce monopole, exactement comme les présidents de l’ERT l’ont souligné à Davos : il faut mieux vendre l’Europe, surtout aux simples citoyens. Comment peut-il parler de lobby antieuropéen, pour désigner sans doute les courageux qui, malgré toutes les intimidations et les chantages, osent s’opposer à la construction européenne actuelle, alors que lui se trouve aux ordres du lobby le plus antidémocratique de la terre, celui du business ?

De nouveau, on se retrouve devant une hypocrisie sans bornes de la part des responsables européens. Leur attitude vis-à-vis du vote négatif des Irlandais en ce qui concerne le traité de Nice est très symptomatique. Normalement, selon les dispositions mises en place par les différents Etats membres, un traité doit être approuvé par les quinze pays et, si l’un d’entre eux le refuse, il n’a pas cours. Chaque Etat a le droit d’organiser la manière dont l’approbation se déroule. Il se fait qu’en Irlande, cela s’effectue par référendum et que celui tenu en juin dernier a abouti à une position négative. Le processus démocratique voudrait donc que l’Irlande ne ratifie pas le traité et que celui-ci soit donc annulé. Mais, pour les responsables européens, cette évidence est trop lourde de conséquences. Dès lors, ce n’est pas le traité qui est nul et non avenu, c’est le référendum, c’est la consultation populaire.

Comment peuvent-ils venir alors avec un débat sur l’avenir de l’Europe, en souhaitant la participation des citoyens ? Il est bien clair que, l’avis de ceux-ci, ils s’en foutent. De toute façon, pour les responsables européens, les jeux sont déjà faits : il y aura un Etat. Seuls les contours de celui-ci constitue l’enjeu de la discussion, qu’ils mèneront d’ailleurs entre eux, en dehors des confrontations populaires.

Mais ils veulent une adhésion populaire. Parce que sinon les mouvements sociaux d’opposition se développeront. La dégradation des conditions de vie va amener les salariés, chômeurs, etc. à défendre leurs droits contre cette Union européenne qui propose d’éliminer ces avancées. Cela pourra engendrer même des révoltes. Et, dans la compétition que les multinationales européennes livrent à leurs rivales américaines et asiatiques, ce n’est pas permis. S’il y a adhésion, les responsables européens pourront en tirer argument : « C’est l’Europe. C’est nécessaire ». Ce qu’ils font déjà maintenant, mais avec une certaine résistance populaire.

 

4. Le renforcement parallèle de l’appareil policier

 

En même temps, les forces de police ne cessent d’augmenter. Au nom d’ailleurs de la répression de ceux qui ne veulent pas de cette Union européenne.

            Evidemment, il y aurait les casseurs. Mais qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Ils sont là bien à propos pour éviter d’avoir une discussion plus fondamentale sur l’Europe que les gens veulent véritablement et pour permettre de discréditer complètement ceux qui contestent la voie choisie par les autorités européennes.

            A Göteborg, il y a eu trois manifestations durant le sommet de juin. La première s’opposait à la politique du président américain, George Bush. Il y avait environ 12.000 personnes. La seconde exigeait le retrait de la Suède de l’Union européenne. Il y avait à peu près 16.000 personnes. La troisième voulait une transformation radicale de l'Union européenne et certains groupes répétaient les slogans de la veille contre l’Union et contre la zone euro. Il y avait près de 10.000 personnes. Ce sont les plus grandes manifestations en Suède sur ces thèmes depuis les trente dernières années.

            Mais ces constatations sont passées sous l’éteignoir à cause des vitres brisées et des pavés lancés par quelques groupes, sortis des cortèges ou même organisés en dehors d’eux. Immédiatement, les responsables européens ont bondi sur l’occasion pour paraître comme les grands démocrates et pour dénigrer les mouvements de contestation. Lionel Jospin déclara : « Quand des gouvernements légitimes, élus démocratiquement, se réunissent pour parler de leurs peuples, rien ne peut justifier l’utilisation de telles violences »[31]. Otto Schily, ministre allemand de l’Intérieur, qualifia les événements de « nouvelle forme d’extrémisme, de criminalité transfrontalière »[32].

            Et de justifier des mesures exceptionnelles contre les opposants. Un groupe d’experts de France, de Belgique et de Suède vont se réunir pour trouver des solutions à ces « débordements ». Déjà, le ministre belge de l’Intérieur a affirmé vouloir utiliser la prévention de manière générale. Ceux qui veulent organiser des manifestations d’opposition à la construction européenne seront très certainement sous très haute surveillance. Peut-être, d’ailleurs, toute manifestation sera-t-elle interdite au sommet de Laeken, à partir du 14 décembre. C’est ce qu’il semble transparaître du refus des pouvoirs communaux d’accorder aux syndicats l’autorisation de traverser la ville de Bruxelles ce jour-là, les obligeant quasiment à descendre dans les rues un jour plus tôt.

            Par ailleurs, la police suédoise, qui a quand même tiré ouvertement et presque assassiné un manifestant, recevra de nouveaux équipements comme des autopompes ou des chevaux de frise, pour faire face aux prochaines colères des travailleurs, chômeurs, jeunes, etc. Toutes les polices, en fait, se renforcent.

            Dans toute cette affaire, plusieurs points devraient sauter aux yeux.

D’abord, qui a intérêt à cette situation d’affrontements ? Les manifestants ou les responsables européens ? Avec l’énumération faite ci-dessus, il est clair que ce sont ces derniers. Ils peuvent discréditer le mouvement de contestation, justifier l’augmentation de la machine policière, officialiser les contrôles à tous les niveaux, ainsi que le fichage politique et, de la sorte, accroître les compétences d’Europol. Ils peuvent aussi se présenter comme les grands démocrates, attaqués par de méchants casseurs, qui refusent le dialogue. Il est plus que probable dès lors qu’il y a des infiltrations de policiers au sein des manifestants pour exciter certains d’entre eux. Notamment ceux qui veulent en découdre avec les représentants de l’ordre et ceux qui sont de plus en plus mécontents de la dégradation de la situation sociale de la majorité de la population et qui ne veulent plus se promener dans les rues des cités, car ils savent que cela ne sert à rien.

            Ensuite, il y a un terrible paradoxe de voir les responsables européens se parer de la dorure de la démocratie, alors qu’ils tiennent des sommets de plus en plus dans des bunkers retranchés, séparés des gens par un incroyable cordon policier. A propos du sommet des Amériques, tenu en avril 2001 à Québec et qui présentait les mêmes caractéristiques, John Cavanagh, directeur de l’Institute for Policy Studies, avait présenté ce formidable déploiement de forces de la sorte : « Cela ressemble davantage à un Etat policier qu’à de la démocratie »[33]. A juste titre.

 

5. Organiser la résistance

 

            D’un côté, les responsables européens parlent de démocratie, mais organisent, en réalité, un faux débat. De l’autre, ils accroissent les moyens de répression, de sorte à intervenir contre tous ceux qui menacent leur autorité, d’une manière ou d’une autre, qu’ils soient plus ou moins violents. C’est tout le contraire de la démocratie pour la majorité de la population.

            D’ailleurs, peut-il en être autrement, lorsque les décisions sont prises sous l’influence des grandes organisations patronales, qui veulent subordonner la vie du reste de la planète à leurs besoins de profit ? L’Union européenne peut-elle être autre chose qu’une construction antisociale, antidémocratique et menaçant la paix dans le monde ? Elle doit être combattue dans sa globalité. Elle ne peut être aménagée, en renforçant seulement les pouvoirs et compétences de quelque organe plus axée sur la représentation du peuple comme le parlement européen. Car, même en ce cas, les orientations sont toujours déterminées par l’ERT et les autres lobbies patronaux. C’est ce point qui est capital et c’est lui qui occasionne les qualificatifs d’antisocial, d’antidémocratique et de dangereux pour la paix dans le monde attribués à la construction européenne actuelle.

            Précisons qu’il ne s’agit pas simplement de couper les cordons formels qui existent aujourd’hui entre les responsables européens et les organisations patronales. Les commissaires européens, les chefs d’Etat européens, les hauts fonctionnaires sont coresponsables de la prédominance des intérêts des multinationales. Ainsi, Pascal Lamy avoue ouvertement que son objectif est d’oeuvrer en faveur des firmes européennes : « En tant que commissaire européen au Commerce, ma mission consiste à identifier les secteurs dans lesquels l’Europe est la plus compétitive, et de négocier pour eux un meilleur accès au marché, dans le but de promouvoir la diffusion de nos propres normes et technologies »[34]. Erkki Liikanen, quant à lui, professe une idéologie profondément patronale : « L’Europe a besoin de créer une nouvelle culture de l’entrepreneuriat. L’esprit entrepreneurial doit être nourri dès le plus jeune âge. Des cours sur l’entreprise doivent nécessairement faire partie de l’éducation à l’école et à l’université. Etre entrepreneur doit être l’un des choix offerts à chacun »[35]. Mais ce sont eux qui font l’Europe.

            La liste des responsables européens qui, à la fin de leur carrière politique, ont accepté un poste d’administrateur dans de grandes firmes est très très longue. Citons néanmoins quelques cas comme celui d’Etienne Davignon, ancien commissaire à l’Industrie et même vice-président de la Commission, devenu président de la Société Générale de Belgique et membre de l'ERT. Ou Karel Van Miert, commissaire à la Concurrence, devenu administrateur à Philips, Agfa-Gevaert et Swissair. Ou encore Jean-Luc Dehaene, ancien Premier ministre belge, devenu administrateur d’Union minière et de Lernhout & Hauspie. Et il sera un des « sages » chargés de préparer la Déclaration de Laeken, qui doit ponctuer le sommet de mi-décembre et lancer le débat officiel sur l’avenir de l’Europe pour la prochaine conférence intergouvernementale en 2004. C’est donc cette symbiose qu’il faut attaquer.

            Si on veut une autre Europe, c’est-à-dire radicalement différente, parce que fondée sur d’autres principes, il faut organiser la résistance. Cela signifie : préparer les activités et manifestations prévues d’ores et déjà pour les sommets de la présidence belge, soit les 21-23 septembre à Liège, le 19 octobre à Gand et les 13-15 décembre à Bruxelles. Il y a toute une série de tâches de mobilisation à lancer, mais également mener le débat parmi la population, pour lui montrer la signification réelle de l’Union européenne, pour lui prouver que son aspiration à vivre mieux et en paix dans le monde n’est pas rencontrée par les responsables européens. Que du contraire !



[1] Mais je m’exprime en mon nom personnel.

[2] Il s’agit du référendum organisé début juin 2001 en Irlande sur le traité de Nice et qui s’est soldé par un rejet du projet par 54% des voix. L’an dernier a eu lieu un autre référendum au Danemark pour savoir si le pays allait entrer dans la zone euro et une majorité s’est prononcée également contre cette proposition.

[3] Guy Verhofstadt, « Quel avenir pour quelle Europe ? », Discours du Premier ministre à l’occasion du 7ème Forum européen de la Wachau à Göttweig, 24 juin 2001.

[4] Le Soir, 29 juin 2001, p.7.

[5] Le Soir, 29 juin 2001, p.7.

[6] « Mémorandum du Bénélux sur l’avenir de l’Europe », 21 juin 2001.

[7] Guy Verhofstadt, op. cit.

[8] Selon le sigle anglais : European Round Table.

[9] Avec Pehr Gyllenhammar, le patron de Volvo, et Giovanni Agnelli, le président et actionnaire principal de Fiat.

[10] Wisse Dekker, « The American Responses to Europe 1992 », European Affairs, n°2, 1989, p.106.

[11] Europol est l’instauration d’une collaboration policière étroite entre les différentes polices européennes et la création d’une antenne dans chacune de celles-ci pour l’échange d’informations.

[12] Eurojust est le pendant judiciaire d’Europol, avec la possibilité de constituer un parquet européen. Pour l’instant, cet aspect est peu développé. Mais la présidence belge veut rattraper ce retard.

[13] Néanmoins, au forum de Davos, en janvier 2001, ils ont plaidé très clairement pour une avancée rapide dans la construction politique européenne : www.weforum.org

[14] Peter Sutherland a été commissaire européen dans les années 70 et début des années 80. Il a été aussi le premier secrétaire général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995.

[15] Keith Richardson, « Big Business and the European Agenda », Sussex European Institute, Working Papers, n°35, septembre 2000, p.20. http://www.sussex.ac.uk/Units/SEI/pdfs/wp35.pdf

[16] Observatoire de l’Europe industrielle, Europe Inc. Liaisons dangereuses entre institutions et milieux d’affaires européens, Agone éditeur, Marseille, 2000, p.60.

[17] Un rapport présenté par l’ERT en 1991.

[18] Keith Richardson, op. cit., p.25.

[19] ERT, European Pensions. An Appeal for Reform. Pension Schemes that Europe Can Really Afford, ERT, Brussels, 2000.

[20] ERT, The East-West win-win business experience, Bruxelles, 1998. Récemment, l’ERT a publié un nouveau rapport, intimant l’ordre de fixer des délais dans le processus d’adhésion des pays candidats au sommet européen de Göteborg, en juin 2001 : ERT, Opening up the business opportunities of EU enlargement, Bruxelles, juin 2001.

[21] ATTAC Bruxelles a sorti une brochure en réponse à la note de priorités de Verhofstadt, montrant que, dans la plupart des cas, ces orientations ont subi l’influence décisive de lobbies patronaux ou qu’elles entrent dans le cadre des préoccupations de ces organisations. Voir ATTAC Bruxelles, L’avenir de l’Europe, mais quelle Europe ?, Bruxelles, juin 2001.

[22] Fédération des Entreprises de Belgique.

[23] World Economic Forum, « Europe of my dreams. The views of European Business », réunion annuelle 2001. On peut retrouver ces indications sur le site : www.weforum.org

[24] C’est ainsi que les organisateurs présentent le forum de Davos.

[25] Keith Richardson, op. cit., p.19.

[26] Voir le site du Corporate Europe Observatory (Observatoire de l’Europe industrielle) : www.xs4all.nl/~ceo

[27] Le Soir, 29 juin 2001, p.7.

[28] Guy Verhofstadt, op. cit.

[29] http://europa.eu.int/futurum

[30] Le Soir, 29 juin 2001, p.7.

[31] Les Echos, 18 juin 2001, p.9.

[32] Financial Times, 18 juin 2001, p.2.

[33] Council of Foreign Relations, « Summit of the Americas in Quebec, Montreal », Washington, 17 avril 2001 : www.cfr.org/p/pubs/Summit_Briefing_Transcript.html

[34] Pascal Lamy, « Que devrait et pourrait être la contribution des politiques publiques à la création d’un environnement qui stimulerait l’innovation, la compétitivité et la croissance ? », European Business Summit, Bruxelles, le 10 juin 2000.

[35] Erkki Liikanen, « European Business Summit Opening Remarks », Bruxelles, 9 juin 2000.