Le 10 octobre 2001, suite à la nouvelle selon laquelle les grands médias américains de masse ont acquiescé à la demande de l'État américain de ne plus diffuser les messages secrets et la propagande d'Ousamma Ben Laden et ses alliés, on a pu entendre Rex Murphy, columnist de la CBC, nous inviter avec sa condescendance usuelle à comprendre que le « conseil » américain à l'égard des médias valait pour nous aussi les Canadiens (http://www.cbc.ca/national/rex/rex20011009.html). Le message maniériste de Murphy n'a pas tardé à être traduit dans une langue plus prosaïque et engagée : Peter Mansbridge a affirmé aussitôt, sur le ton de la promesse et de celui qui appréhende le danger, que la CBC elle-même passerait au crible ou filtrerait (« screening ») les messages de Ben Laden.

Le lendemain, je constatais qu'en raison du déferlement de commentaires des téléspectateurs qui voyaient dans l'intervention de Murphy/Mansbridge un acquiescement à la censure, Mansbridge a été appelé à « expliciter » davantage ce qu'il avait dit la veille. Il a alors prétendu que ses propos signifiaient que les travailleurs de l'information de la CBC, comme à l'habitude et en bons journalistes, vont diffuser ce qui est d'intérêt public et que cela a toujours supposé l'élagage des documents-sources.

Cette réponse défensive a été, à divers degrés, celle de tous les commentateurs médiatiques au sujet de la proto-censure américaine. Par exemple, on a vu Paule Des Rivières dans un éditorial du Devoir (12 octobre 2001) affirmer que l'élagage des sources fait partie de la pratique de tout bon journaliste.

Cela étant dit, pour ma part, je crois que nous ne pouvons pas avoir plus confiance dans l'élagage « professionnellement » motivé des journalistes que dans les intentions du gouvernement américain qui le poussent à conseiller de ne pas utiliser les documents en provenance du dangereux ennemi. Si les intentions gouvernementales sont claires, il faut cependant mieux comprendre la position ambiguë des médias.

Plusieurs personnes désillusionnées et cyniques (dont je suis) à l'égard des médias défendront volontiers l'idée que ceux-ci sont passés maîtres dans l'art de la censure dans la mesure où ils savent bien le cacher voire se le cacher à eux-mêmes - cf. les multiples analyses très sérieuses sur l'effet structurant, pour l'information, de l'autocensure des journalistes au service de propriétaires et commanditaires idéologiquement fermes - et qu'ils n'ont donc pas besoin de leçon du gouvernement en matière de censure. N'entend-on pas l'écho d'un tel jugement dans les propos mêmes de Paule Des Rivières qui écrit : « Les chaînes, et non le gouvernement, doivent avoir le dernier mot ».

On me dira que mon interprétation témoigne d'une mauvaise foi absolue. Et qu'avancera-t-on pour me contredire ? Que le « dernier mot » des médias ici est en fait « notre » dernier mot : les médias seraient l'incarnation de la parole et le jugement de la société civile qui est ultimement le seul lieu de légitimité politique...

Voilà où je veux en venir en prétendant que la position des médias est ambiguë. Ils sont effectivement des machines capitalistes à broyer et cracher de l'information en fonction du marché de l'information où se mêlent clandestinement des intérêts politiques ; mais par ailleurs, quand le plus grand client - celui qui concède la liberté d'expression - arrive avec sa commande au vu et au su de tous, les médias les plus « vertueux » rappellent tout ce qu'ils font en notre nom comme un avertissement à l'attention de l'État et un appel à la solidarité auprès du public. Ils nous demandent de passer outre nos récriminations quotidiennes à leur égard pour qu'ils puissent prétendre être la voix du peuple qui rend possible la légitimité de l'État, comme si les médias étaient tout ce qui nous reste. Pour ma part, j'ai choisi mon camp dans le domaine de l'herméneutique profonde des intérêts des médias. Et dans des moments aussi graves que celui que nous connaissons, où à l'évidence les médias fonctionnent comme ils ont toujours fonctionné en plus d'être privés de toute source crédible à propos de notre sort à venir, ne disposant que de propagande en provenance des deux instances belligérantes, il faut exiger de tout voir et ne rien croire. Ne laissons ni les gouvernements ni les médias avoir le « dernier mot ».


Il s'agissait de la misson 12 contre l'opération américaine « liberté immuable ».

Ce texte a été écrit par un auteur qui tient à rester anonyme et qui ne doit pas être confondu avec Paule des Rivières. Il oeuvre pour la nouvelle opération de réflexion radicale : « Critique immuable ». N'hésitez pas à vous rendre aux quartiers généraux de la résistance de la raison : http://www.critiqueimmuable.org.