Pendant une semaine, les politiciens de la majorité comme de lopposition (sauf le Vlaams Blok) ont versé des larmes sur les dépouilles des 58 immigrés chinois découverts à Douvres. Le ministre de lintérieur a même sué à grosses gouttes lorsque la presse a révélé quun groupe dimmigrés clandestins chinois avait été intercepté auparavant à Puurs et que les gendarmes navaient rien trouvé de mieux à faire que de leur délivrer des ordres de quitter le territoire dans les 5 jours avant de les déposer dans un train... pour Anvers, une des plaques tournantes européennes du trafic de main doeuvre. Heureusement pour Duquesne et ses flics, lenquête semble indiquer quil ne sagissait pas des mêmes Chinois. Ceux que la gendarmerie de Puurs a rendus aux mafieux sont encore en vie, les responsabilités belges sont donc écartées pour le moment dans le drame de Douvres. Larc-en-ciel libéral peut continuer sa politique équilibrée de répression envers les clandestins et de tolérance envers leurs patrons.
Pendant ce temps, dinnombrables sans-papiers restent prisonniers des filières, grâce aux critères restrictifs fixés par le gouvernement pour la loi de régularisation. Des dizaines de milliers dautres attendront des mois, sans ressources, avant dobtenir (peut-être) des permis de travail et de séjour. Et chaque jour, des dizaines dentre eux sont enfermés et expulsés par la force sil le faut comme dit élégamment le ministre.
Il existe pourtant une circulaire de 1994 qui permet de régulariser les victimes du trafic dêtres humains si celles souhaitent échapper à lesclavage. Pourquoi na-t-elle pas été utilisée pour les Chinois de Puurs? Parce quils nont pas voulu parler nous dit-on. Et cest vrai: la plupart des personnes tombées dans ces filières sont victimes dun piège très élaboré. Elles sont souvent contraintes de rembourser une dette très élevée à leurs bienfaiteurs, qui font pression aussi sur leur famille restée au pays. Mais est-ce la seule raison?
Les associations chargées de ce travail délicat nont pas de moyens. Sur tout le territoire belge, il ny a que 50 places pour les loger, alors quil sagit de milliers de personnes! En refusant à ces organismes des budgets à la hauteur de leur mission, le gouvernement belge avoue son manque total de détermination à poursuivre le trafiquants et à aider leurs victimes. Les dizaines de millions investis dans les centres fermés sont la meilleure garantie du maintien de la terreur.
En outre, la loi qui promet une régularisation aux victimes des réseaux de main d\'oeuvre clandestine et de prostitution est conçue dans un esprit strictement policier, et non social. En effet, pour pouvoir obtenir un statut et une protection de la part des autorités belges, les victimes doivent pouvoir fournir à la police des informations utiles à lenquête. Or dans bien des cas cest impossible. Souvent, ces gens ne parlent pas la langue du pays, ne connaissent que des intermédiaires qui se font appeler sous des pseudonymes, et ignorent jusquau nom de la rue où on les oblige à travailler enfermés ou à attendre le client dans une chambre de passe. Dans ce cas, la police na rien à apprendre et la personne est livrée à elle-même car les associations nobtiennent aucun subside pour lhéberger! Pourquoi parler, si ce geste fait courir des risques de vengeance et napporte aucune sécurité en échange?
Face à ces situations, lÉtat na quune solution: lexpulsion ou les 5 jours pour quitter le territoire. Ces documents de 5 jours sont délivrés à la pelle par lOffice des Étrangers. Ils sont le meilleur moyen de livrer les gens aux filières, car il est évident que limmense majorité de ceux qui les reçoivent ny obéissent pas: ils nont pas parcouru ces milliers de kilomètres dans des conditions atroces, en se ruinant et en hypothéquant lexistence de leur famille, pour ensuite repartir en Afrique ou en Chine dans le seul but de permettre au ministre de produire des statistiques rassurantes.
Les victimes de la traite ne sont pas seuls à recevoir ce sinistre document de 5 jours. Cest la moitié des détenus des centres fermés qui reçoivent ce papier honteux, car contrairement à lopinion la plus répandue le centre fermé nest pas seulement la salle dattente des expulsions. Il est le lieu dune loterie, où les deux prix sont soit lexpulsion soit les 5 jours (cynique, lOffice des Étrangers offre parfois 30 jours au lieu de 5 par humanité pour les cas difficiles comme les Sierra-Léonais). Et le document stipule quau delà de ce délai, la personne ne pourra séjourner ni en Belgique ni dans aucun pays de lespace Schengen! Cest donc une condamnation à la clandestinité et à lerrance, cadeau belge à des demandeurs dasile qui fuyent qui une guerre, qui des persécutions et qui devienent par la force des choses des clandestins. Plusieurs avocats véreux, qui ont leurs entrées dans les centres fermés, sont spécialisés dans lobtention de ces papiers et dans les conseils à leurs clientes (ce sont surtout des femmes) pour trouver ensuite de laide dans dautres pays. La plupart des prostituées recrutées dans les centres fermés sont en effet destinées à dautres pays européens. Pas de trace en Belgique, pas dexistence ailleurs.
Le fameux appel dair de limmigration clandestine, ce nest donc pas une législation sociale trop laxiste. Au contraire: cest le maintien de dizaines de milliers de gens dans la clandestinité, et leur disponibilité pour les pires travaux et les salaires les plus misérables, sans charges sociales et sans même le droit délever la voix. Le mouvement des sans-papiers en France, qui a démarré principalement parmi des Africains, a permis la sortie de lombre de centaines de travailleurs chinois dont la population ignorait jusquà lexistence. La peur de se faire arrêter les avait jusque là confinés dans le silence. En Belgique, lorsque Duquesne révèle au grand jour avec sa fausse candeur de bon père de famille quil est normal de délivrer lordre de quitter le territoire dans les 5 jours aux clandestins interceptés par les forces de lordre, cest comme sil incitait les travailleurs clandestins à rester cachés: nous navons rien à vous offrir, restez dans vos ateliers et fermez-là, ou alors partez!
Ce nest pas pour rien non plus que le ministre rappelle quil ne peut pas faire contrôler tout ce qui passe par les frontières, et surtout pas les camions de marchandises. LEurope libérale, cest la circulation sans limite des marchandises et des capitaux. Et un contrôle strict sur le travail pourrait mettre en danger des pans entiers de léconomie capitaliste! Comme le dit Charles Willemart, de lassociation Sürya, lenjeu économique est tel quon nose plus donner un coup de pied dans la fourmilière. Sur le marché du travail parallèle, il y a les Chinois, mais aussi les Polonais, les Indiens et combien dautres nationalités de clandestins. Si la justice décide de poursuivre à tour de bras pour traite des êtres humains, non seulement elle sera vite débordée, mais en plus cela provoquera des dégâts sur le plan de lactivité économique (Journal du Mardi, 27/06/2000). Le problème nest pas neuf, ni spécifiquement belge: en 1996, un fonctionnaire français de lOffice central pour la répression de limmigration irrégulière déclarait au Monde (24/09/96): On peut dire sans exagérer que la quasi-totalité de la confection féminine made in France vient aujourdhui des centaines dateliers qui exploitent des clandestins.
Cest cela la raison principale du refus acharné du gouvernement face à lexigence de régularisation. Alors que reconnaître le rôle des travailleurs immigrés dans notre société, leur donner à tous un statut égal à celui des autres travailleurs viderait une bonne fois le bocal de réserve des patrons clandestins qui gangrènent aujourdhui nos relations de travail et le contrôle public sur notre économie.
Nous en sommes loin. Après avoir discuté en urgence de la mort des travailleurs chinois (pour justifier des mesures répressives européennes harmonisées qui enfonceront encore plus les gens dans la clandestinité et le servage), nos éminences viennent de reporter aux calendes grecques une des armes les plus efficaces contre toutes les mafias du monde: la levée du secret bancaire.
Il ne leur reste plus quà préparer leurs mouchoirs pour pleurer sur la prochaine catastrophe.
Isabelle Ponet et Daniel Liebmann