Depuis quelques semaines, il ne fait plus guère de doute que la fine poudre contenant des spores d'anthrax utilisée dans le cadre des récents attentats biologiques perpétrés aux Etats-Unis a été fabriquée dans le cadre du programme biologique militaire de l'armée américaine. En décembre, l'US Army a admis, à la grande surprise des experts, que ses services continuaient à fabriquer de l'anthrax militarisé à des fins défensives dans ses installations de Dugway Proving Ground (Utah). Au-delà de ces révélations, plusieurs indices concordants permettent de parvenir à cette conclusion:
- La concentration de la poudre (1000 milliards de spores d'anthrax par gramme soit 100 millions de doses létales par gramme) est proprement ahurissante. Atteindre un tel niveau de pureté exige des compétences qui dépassent celles de l'entité terroriste la plus avancée dans ce domaine.
- L'adjuvant hydrophile utilisé dans le support physico-chimique contenant les spores est l'oxyde de silicium qui caractérise le mode de synthèse américain.
- Les propriétés électrostatiques des spores signent un agent biologique militarisé et un savoir-faire remarquable.
- La granulométrie des spores, qui est un facteur déterminant dans le processus de contamination des victimes, est idéale. Elle se situe en effet dans une fourchette comprise entre 1,3 et 2,5 microns.
- Enfin, le séquençage génétique de la bactérie utilisée dans les lettres contaminées prouve qu'il s'agit exactement de la souche de la bactérie militarisée à Dugway.
Si, pris séparément, aucun de ces indices ne permet de conclure, leur conjonction, pour le moins troublante, laisse peu de doute sur l'origine du savoir-faire qui a présidé à la fabrication d'une telle substance. Plus troublant encore, de nombreux spécialistes expriment en privé leur doute quant au fait que les autorités américaines n'ont pas encore identifié le ou les auteurs de l'épisode de terrorisme biologique. De nombreux experts pensent en effet que compte tenu du faible nombre de personnes ayant pu dérober cette substance ou acquérir une telle compétence, l'argument accablant l'impéritie du FBI paraît peu convaincant. On laissera aux imaginations les plus fertiles le loisir d'énumérer les raisons qui pourraient inciter les autorités américaines à différer l'annonce de l'absence de lien entre les événements du 11 septembre et les attentats biologiques.
A l'heure où de nombreuses voix au sein de l'administration Bush plaident pour une intervention militaire préventive contre l'Irak afin d'empêcher que Saddam Hussein ne puisse acquérir des armes de destruction massive et/ou en fournisse à des entités terroristes, le fait que l'anthrax utilisé dans les attentats biologiques ait été fabriqué par des scientifiques de l'US Army ou pour le moins grâce à leur savoir-faire est particulièrement cocasse.
Au-delà des aspects criminels liés à la présente crise, il paraît également légitime de s'interroger sur la nature des travaux que les scientifiques américains ont menés dans le plus grand secret à Dugway et surtout de leur légalité au regard des engagements contractés par les Etats-Unis au terme de la Convention d'interdiction des armes biologiques de 1972. Y a-t-il un intérêt à produire à des fins défensives des spores d'anthrax à une telle concentration? A cette question, qui divise de nombreux experts et microbiologistes, il est possible de répondre que la frontière entre recherches défensives, autorisées par le droit international, et recherches offensives, totalement prohibées, est mince, pour ne pas dire invisible. Cependant, d'autres travaux menés dans le cadre du prétendu programme biologique défensif laissent moins de place au doute. Les études menées par l'US Army sur des problèmes posés par la dispersion d'agents biologiques à l'aide de bombes ou les travaux sur une souche du bacillus anthracis insensible aux vaccins connus, n'ont que peu de justification objective dans un cadre défensif. La question mérite donc d'être posée: les Etats-Unis maintiennent-ils en violation avec leurs engagements internationaux un programme militaire biologique à caractère offensif? Cela semble plus que plausible.
Ces récents événements éclairent en tout cas d'un nouveau jour l'attitude des Etats-Unis et le retrait brutal de sa délégation en décembre 2001 des négociations sur le renforcement de la Convention de 1972 à Genève. Genève, où depuis dix années se négocie la mise en oeuvre d'un régime contraignant permettant de vérifier les déclarations d'intention des Etats signataires. S'agissait-il en l'occasion de la première manifestation du rejet du concept de désarmement multilatéral international, aujourd'hui en vogue à Washington, ou plus directement du refus de voir s'établir un régime intrusif d'inspections internationales susceptibles de mettre à jour la nature pour le moins ambiguë des travaux menés par l'US Army dans ses laboratoires?
Par Olivier Lepick
(docteur en histoire et politique internationales,
chercheur associé à la Fondation pour la recherche
stratégique)
Libération, le jeudi 07 février 2002
Pour plus d'infos: L'homme qui avait révélé l'étendue des recherches sur les programmes biologiques des militaires, Kanatjan Alibekov (aujourd'hui Ken Alibek et citoyen américain), principal transfuge de la guerre bactériologique.
Etudiée par les Etats-Unis dès 1941, elle a été officiellement démantelée par Nixon en 1973.
Le programme américain de recherches sur les armes chimiques et bactériologiques a démarré à l'automne 1941. Il sera mené en étroite collaboration avec les Britanniques. L'été 1942, ces derniers conduisent une expérience de diffusion de spores du charbon sur l'île de Gruinard, en Ecosse. Elle reste aujourd'hui déserte en dépit d'une décontamination des sols avec un produit chimique. Les Britanniques concluent que l'inhalation du charbon est une arme biologique très efficace.
En 1943, l'armée américaine entame la construction d'un complexe de recherche et développement d'armes biologiques à Camp Detrick, dans le Maryland (rebaptisé depuis Fort Detrick). Le programme est rapidement renforcé pour contrer les recherches de l'Allemagne nazie et du Japon. Les travaux américains portent sur la mise au point de bombes à fragmentation capables de disséminer des projectiles contenant du charbon. D'autres travaux portent sur la toxine du botulisme. En 1944, les responsables du programme d'armes biologiques réclament des moyens pour fabriquer un million de bombes au charbon par mois.
Moustiques. A la fin de la guerre, les Etats-Unis mettent leur programme en veilleuse. En 1946, le ministère de la Guerre reconnaît publiquement l'existence de son programme de recherche sur les armes biologiques. Deux ans plus tard, un rapport souligne la vulnérabilité du pays, notamment en cas d'attaque subversive contre les réseaux d'eau et les métros. En Chine, 1000 à 3000 prisonniers des Japonais seraient décédés pendant la guerre lors d'expériences d'inhalation du charbon dans l'unité 731 de l'Armée impériale, chargée de la guerre bactériologique. Après 1945, les Etats-Unis accordent l'impunité au général japonais Ishii qui dirigeait l'unité 731 et à quelques-uns de ses chercheurs et récupèrent en échange leur savoir-faire.
Face à la menace soviétique, les Etats-Unis décident en 1950 de construire une usine de fabrication d'armes biologiques. La production démarre en décembre 1953. Sept agents biologiques seront fabriqués entre 1954 et 1967, dont le bacille du charbon.
En 1956, les militaires larguent des moustiques sains en Géorgie pour comptabiliser le nombre de personnes piquées. Objectif: prévoir les effets d'une diffusion de moustiques contaminés par des maladies. D'autres expériences portent sur l'épandage de produits à partir d'avions. En 1968, des substances biologiques sont disséminées au-dessus de barges contenant des singes en cage, dans le Pacifique. La moitié meurt. Mais devant la pression grandissante des opposants aux armes biologiques, le président Nixon annonce à l'occasion d'une visite à Fort Detrick en novembre 1969 que les Etats-Unis vont renoncer à l'arme biologique. Les Etats-Unis détiennent à cette époque 90 kilos de spores de charbon. Les stocks et munitions sont détruits entre 1971 et 1973. Mais deux ans plus tard, des auditions au Sénat de William Colby, patron de la CIA, et de son prédécesseur Richard Helms, montrent que l'agence a conservé un stock de munitions biologiques et détruit des documents afférents. Dans l'inventaire à la Prévert figurent une centaine de grammes de spores de charbon.
Stocks irakiens. En 1991, les enquêteurs de l'ONU
découvrent des stocks d'armes biologiques en Irak après
la guerre du Golfe. Entre autres agents, le gouvernement irakien
reconnaît avoir fabriqué 8 500 litres de charbon
concentré. Rien n'indique si la totalité des stocks
irakiens a été démantelée. Les gouvernements
de l'apartheid en Afrique du Sud ont également préparé
des armes biologiques, qui auraient pu être expérimentées
lors de la guerre de Rhodésie (aujourd'hui Zimbabwe) à
la fin des années 70 . Une épidémie de charbon
y a sévi, qui n'a touché que des Noirs. Dix mille
personnes ont été malades et plusieurs centaines
ont péri. (Pour plus d'infos: 2ème partie du documentaire
"Guerres bactériologiques"
40mn en Realvideo 33Kb)
Par Denis Delbeq
Libération le mardi 6 novembre 2001