Banque mondiale et FMI : au pied du mur
Le faux allégement de la dette des pays pauvres très endettés
Eric Toussaint (*)
Vient de se terminer à Washington, l’assemblée de printemps de la Banque mondiale et du FMI. Il est temps de faire le point sur les réalisations concrètes en matière d’allégement de dette des pays les plus pauvres. La réalité est à des années lumières des promesses.
En 1996, la Banque mondiale, le FMI, le G7 et le Club de Paris ont lancé une initiative pour renforcer la capacité des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE, HIPC en anglais, pour reprendre la terminologie utilisée par les institutions de Bretton Woods) à assurer effectivement le remboursement d’une dette insoutenable. Il fallait réduire le fardeau de la dette afin d’éviter que les PPTE n’accumulent sans fin des arriérés de paiement. Nulle générosité ne présidait à ce choix opéré par les créanciers. Il s’agissait d’un calcul froid visant à maintenir les flux de remboursement. C’est dans ce cadre que le G7, le FMI et la Bm firent la promesse d’une annulation de 80% de la dette des PPTE. C’était au Sommet du G7 tenu à Lyon (France) en juin 1996. Trois années plus tard, à un autre sommet du G7 tenu en juin 1999 à Cologne (Allemagne), ils annonçaient un allégement encore plus important allant jusqu'à 90% de la dette.
Ce dernier chiffre a été lancé sous la pression de la campagne mondiale pour l'annulation de la dette des pays les plus pauvres, connue comme campagne Jubilé 2000. L'initiative de la Banque mondiale et du FMI concerne 41 pays, c'est-à-dire une petite minorité des pays en développement (l’OCDE recense 187 pays en développement – OCDE, Statistiques de la dette extérieure, 2000).
En 2001, cinq ans après le début en fanfare de l’initiative PPTE, seuls quelques pays ont obtenu une réduction effective des sommes à rembourser au titre du service de leur dette extérieure. Au total, sur les 41 PPTE, 22 pays (dont 18 en Afrique subsaharienne) sont effectivement en liste depuis décembre 2000 pour bénéficier dans les années à venir d’une réduction du service de leurs dettes (FMI Bulletin, 15 janvier 2001). Malgré la répétition d’effets d’annonces, les résultats concrets sont tellement maigres que les institutions de Bretton Woods et les gouvernements des pays les plus industrialisés éprouvent de plus en plus de peine à cacher l’ampleur de la supercherie. Voici quelques chiffres et citations qui en disent long.
Quelques chiffres:
Evolution du stock de la dette des 41 pays pauvres très endettés sélectionnés par le FMI et la Banque mondiale pour bénéficier d'un allégement :
Evolution du stock de la dette des PPTE entre 1990 et 2001: en 1999, 158,4 milliards de dollars ; en 1996, 205,5 milliards de dollars ; en 1997, 202,1 milliards de dollars ; en 1998, 204,4 milliards de dollars ; en 1999, 209,8 milliards de dollars ; en 2000, 207,9 milliards de dollars ; en 2001, 214,9 milliards de dollars (Source : FMI, World Economic Outlook, www.imf.org ).
Commentaire : Entre 1990 et 1996, le stock a augmenté de 30%. En 1996, le G7, le FMI et la Bm annoncent une annulation pouvant aller jusqu’à 80% mais en pratique, loin de diminuer, la dette poursuit sa courbe ascendante et grimpe de 4,7% supplémentaire en cinq ans.
Transfert net négatif
En 1999, les PPTE ont payé en remboursement 1.680 millions de dollars de plus que ce qu'ils ont reçu sous forme de nouveaux prêts (Source : World Bank, Global Development Finance, 2000). C'est dire qu'ils subissent un transfert négatif net au bénéfice de leurs créanciers. Qui est généreux avec qui ? Comment ose-t-on parler de pays donateurs à propos des pays les plus industrialisés et de bailleurs de fonds à propos du FMI et de la Bm, quand on sait que les économies les plus pauvres remboursent plus que ce qu’elles reçoivent en nouveaux prêts ?
Le service de la dette payé par les PPTE s'accroît
Entre 1996 et 1999, selon la Banque mondiale, le service de la dette des PPTE pris globalement a augmenté
de 25% (passant de 8.860 millions de dollars en 1996 à 11.440 en 1999 –source WB, GDF, 1999 et 2000).Selon l’OCDE, la dette des PPTE à l’égard du FMI et de la Banque mondiale, càd la dette multilatérale, est passée de 70,7 milliards en 1998 à 70,4 milliards de dollars en 1999 (Source : OCDE, Statistiques de la dette extérieure, 1999 p. 18; 2001, p. 17). Bref, elle n’a pas diminué ou si peu (moins 0,5%). Toujours selon l’OCDE, le reste de la dette extérieure des PPTE (càd la dette bilatérale et la dette privée) n’a diminué que de 6,6% pendant la période 1998-1999. Cette diminution est attribuable essentiellement à la France (Source : ibidem).
Et pour l’avenir, que va-t-il se passer ? La Banque mondiale et le FMI claironnent que les annulations déjà annoncées pour 22 pays vont représenter un allégement de 34 milliards de dollars réparti sur plusieurs années. C’est abracadabrantesque. En réalité, comme le CADTM l’a déjà affirmé à plusieurs reprises, le FMI et la Bm n’annuleront pas de créances. Les dirigeants de ces institutions mentent de manière honteuse quand ils laissent entendre qu’il y a annulation de leur part. La dette multilatérale sera bel et bien remboursée au FMI et à la Bm via une cagnotte appelée " fonds fiduciaire " (1).
Le fonctionnement de ce Fonds est présenté dans le Rapport d’information à l’Assemblée nationale (France) déposé par le député Yves Tavernier le 13/12/2000 et portant sur " Les activités et le contrôle du Fonds Monétaire International et de la Banque mondiale ". Au travers du Rapport Annuel 2000 du FMI et du document rédigé par Yves Tavernier, on découvre que la somme décaissée effectivement par le FMI entre le début de l’initiative PPTE en 1996 et l’an 2000 est de l’ordre de 400 millions de dollars, somme inférieure au coût annuel des quelque 2 300 employés du FMI (451 millions de dollars en 2001)… Quant à la somme décaissée par la Banque mondiale, elle est inférieure à son bénéfice annuel qui est de l’ordre de 1.500 millions de dollars. Encore faut-il tenir compte que ce qui est décaissé par la Bm et le FMI leur revient ensuite sous forme de remboursement. En effet, ce qui est décaissé prend la direction des différents Fonds fiduciaires qui servent à rembourser les dettes des PPTE à l’égard de ces mêmes institutions, celles-ci ne renonçant jamais à une créance.
L’allégement de la dette des PPTE ne concerne qu’une partie de la dette bilatérale. Dans ce cas, les annulations proviennent des Etats créanciers (en général coalisés au sein du Club de Paris). Et là encore, il y a malice car quand un gouvernement d’un pays industrialisé annonce une annulation, le montant de celle-ci est systématiquement très exagéré. Le coût réel de l’annulation représente en général 10 à 25% de la somme rendue publique. Quand la Belgique annonce par exemple qu’elle est disposée à annuler 36 millions de dollars de créances publiques sur le Vietnam (pays PPTE), le coût pour le Trésor belge est de l’ordre de 25% soit 9 millions de dollars. Cette somme n’est pas destinée au Vietnam, elle est imputée comme dépense des finances publiques belges pour " se " racheter la créance d’une valeur nominale de 36 millions de dollars. L’équivalent d’environ neuf millions de dollars sont versés par le Secrétariat d’Etat à la Coopération extérieure belge à l’Office du Ducroire, organisme public belge qui assure les exportateurs belges (à l’image de ce que fait la Coface en France, organisme privé).
Dans le cas de la France, celle-ci exige des PPTE le remboursement de la dette bilatérale. Une fois que le remboursement annuel est effectivement réalisé par le PPTE, cette somme lui est reversée sous forme de don. C’est un abus de langage que de parler d’annulation dans ce cas.
Le dernier rapport que l’OCDE a consacré à la dette abonde dans le sens de ce qui précède : " L’initiative pour les PPTE ne se traduira pas par une diminution de la valeur nominale de l’encours de la dette car les allégements prendront pour l’essentiel la forme de remise d’intérêts et de dons destinés à financer le service de la dette, et non de réductions directes de l’encours de cette dette " (OCDE, op. cit. p. 10).
L’initiative consiste à diminuer un peu le poids qui pèse sur les finances des pays les plus pauvres afin que le système de la dette perdure. Les PPTE restent enchaînés à celui-ci. Cela permet aux créanciers d’imposer aux gouvernements des PPTE la poursuite de politiques qui répondent aux intérêts des pays les plus industrialisés et de leurs multinationales. La Bm et le FMI se chargent de dicter ces politiques en compagnie du Club de Paris dans le cadre des Facilités pour la réduction de la pauvreté et la croissance (FRPC) et des Documents de stratégie pour la réduction de la pauvreté (DSRP), nouveaux noms donnés aux politiques d’ajustement structurel.
L’acceptation de ces politiques par les PPTE constitue une condition sine qua non posée par le FMI, la Banque mondiale et le Club de Paris en échange de futurs allégements de remboursement et de nouveaux crédits d’ajustement. Ces politiques précises (appelées " conditionnalités " dans le jargon des institutions de Bretton Woods) impliquent: une accélération des privatisations des services (eau, électricité, télécommunications, transports publics) ; la privatisation ou fermeture
des entreprises industrielles publiques quand elles existent; la suppression des subsides aux produits de base (pain ou autre aliment de base,.. .) ; l’augmentation des impôts payés par les pauvres par la généralisation de la TVA (à un taux unique de 18%, comme c’est le cas au sein de l’Union Economique et Monétaire de l’Ouest Africain) ; l’abandon des protections douanières (ce qui livre les producteurs locaux à la concurrence des multinationales) ; la libéralisation des entrées et des sorties de capitaux (ce qui se traduit généralement par une sortie massive des capitaux) ; la privatisation des terres ; la politique de recouvrement des frais dans la santé et l’éducation.Les conditions sont tellement draconiennes que deux pays qui avaient été sélectionnés par la Bm et le FMI pour faire partie des 41 PPTE ont décidé en l’an 2000 de décliner l’offre. Il s’agit du Ghana et de la République du Laos.
Si l’on veut réellement améliorer la situation des quelques 400 millions d’habitants des PPTE, il faut une annulation complète de la dette extérieure publique de ces pays combinée à l’abandon des politiques d’ajustement et à la rétrocession aux populations de ces pays de ce qui leur a été spoliés (ce que l’on appelle communément les biens mal acquis).
L’annulation de la dette des pays les plus pauvres ne devrait être qu’un premier pas
En réalité, depuis l’éclatement de la crise de la dette en 1982, les flux sont allés des pays en développement vers les pays riches, et non l’inverse comme le prétendent sans fondement les dirigeants des institutions financières internationales. Depuis deux décennies, on assiste ainsi à un transfert net massif de richesses. Le mécanisme du remboursement de la dette s’est ajouté à d’autres préexistants (échange commercial inégal, pillage des richesses naturelles et humaines, fuite des cerveaux, rapatriements de bénéfices vers les maisons-mères, etc.) et les a puissamment renforcés. Depuis 1982, c’est l’équivalent de plusieurs dizaines de plans Marshall (2) que les populations des pays en développement ont envoyé vers les créanciers du Nord (les élites capitalistes locales prélevant au passage leur commission).
Il est urgent d’ annuler la dette extérieure publique du Tiers Monde.
A l’analyse, la dette du Tiers Monde ne pèse pas lourd face à la dette historique, écologique et sociale que les pays riches du Nord ont contractée à son égard. La dette du Tiers Monde (pays de l’ex-bloc de l'Est non compris) s'élève en 2001 à environ 2.100 milliards de dollars (dont environ 75% sont des dettes publiques), ce qui ne représente qu'un faible pourcentage de la dette mondiale qui atteint plus de 45 000 milliards de dollars (l’addition des dettes publique et privée aux Etats-Unis représente à elle seule 22.000 milliards de dollars).
Si la dette extérieure publique du Tiers Monde était entièrement annulée sans indemnisation des créanciers, cela représenterait une perte minime de moins de 5% dans leur portefeuille. Par contre, pour les populations enfin libérées du fardeau de la dette, les sommes qui pourraient être utilisées à améliorer la santé, l’éducation, à créer des emplois, etc. seraient tout à fait considérables. En effet, le remboursement de la dette publique du Tiers Monde représente bon an mal an une dépense d’environ 200 à 250 milliards de dollars, soit 2 à 3 fois la somme nécessaire à la satisfaction des besoins humains fondamentaux tels que définis par les Nations Unies (3).
(*) Eric Toussaint, historien et politologue, préside l’ONG internationale Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde. Il est collaborateur scientifique du département de Sciences Politiques de l’Université de Liège.
Pour en savoir plus :
http://users.skynet.be/cadtmCADTM, 29, rue Plantin, 1070 Bruxelles
Biblio :
OCDE (2000), Statistiques de la dette extérieure. Principaux agrégats : 1998 – 1999, Paris, 2001, 36p
ONU (2000), " Financing for Development, A critical global collaboration ", in fact sheet, 2pp
Toussaint Eric , Zacharie Arnaud (2000), Le Bateau ivre de la mondialisation, Escales au sein du village planétaire, coédition CADTM- Bruxelles / Syllepse – Paris, 2000, 264p.
Toussaint Eric , Zacharie Arnaud (2001), Afrique : Abolir la dette pour libérer le développement, coédition CADTM- Bruxelles / Syllepse – Paris, 2001, 272p.
UNCTAD, The least developed countries 2000 report, New York - Genève, 2000, 252p
World Bank, Global Development Finance, 1997, 1998, 1999, 2000, 2001, Washington