Chronique de morts annoncés
Caracas, 21 h.35, heure locale
Thierry Deronne, Maximilien Arvelaiz, Paul-Emile Dupret
Il y a près de deux heures, comme prévu, ont eu lieu des tirs de "francs-tireurs" non identifiés contre des opposants qui accompagnent les militaires insurgés de la Plaza Francia, au coeur du quartier huppé d’Altamira, à Caracas. On compterait deux morts et six blessés. En plein prime time, au moment où Carlos Ortega réclamait en direct et sur toutes les chaînes de télévision l’intervention au Vénézuéla de l’Organisation des Etats Américains ces images ont surgi sous le titre "Massacre à Altamira". L’ensemble des médias transmet en direct et en chaîne cet événement, accusant Hugo Chavez d’assassin.
L´opposition ayant échoué à réunir une base sociale pour sa "grève générale" il ne lui restait plus qu’à fomenter la violence pour pouvoir accuser Chavez de répression. Déjà en avril 2002, les victimes de francs-tireurs, attribuées aussitôt à Chavez par la Maison Blanche, avaient servi de prétexte à un coup d' Etat. Cette fois, incapables d’obtenir l’appui de l’armée, les mêmes secteurs cherchent à réunir les conditions d’une intervention internationale, le but étant le même: chasser du pouvoir un président démocratiquement élu, mais qui gêne les intérêts actuels de l’administration Bush .
Le pétrole (mis à part l’évolution politique récente de l’Amérique Latine) est un mobile majeur de cette longue lutte, médiatique, politique, et économique contre l’administration Chavez, qui a été le signe avant-coureur de l’émergence en Amérique Latine d’une nouvelle vague progressiste, incarnée récemment par l’élection de Lula au Brésil et de Gutierrez en Equateur.
Qu’elle ait été anipulée directement ou indirectement par les agences de presse dominantes, la matrice journalistique mondiale depuis un mois était l’image d’un pays "ingouvernable, coupé en deux, et d'un Chavez autoritaire, répressif". Depuis plusieurs semaines la rumeur courait de l’irrespect par le Venezuela de ses obligations pétrolières, ce qui relève directement des intérêts nationaux des Etats-Unis, L’éditorial du Washington Post du vendredi 29 novembre était édifiant à cet égard, pressant le gouvernement Bush d’intervenir "avant qu’il ne soit pas trop tard". Rumeur devenue réalité depuis deux jours avec le refus d’un capitaine de cargo, malgré l'opposition de l' ensemble de son équipage de rejoindre le port. Aux yeux du monde entier, le gouvernement du Vénézuéla semble donc perdre le contrôle de la situation. Les morts de ce soir ne font que renforcer ce sentiment.
Nous l’avions indiqué il y a deux jours dans la lettre que vous avez reçu en même temps que le sénateur belge Jean Cornil ou le maire français Georges Sarre : l’opposition ne cherchait plus qu’une chose, créer ce ou ces morts pour passer à l’étape suivante. Un scénario qu’avait déjà pu analyser, photos à l’appui, Maurice Lemoine, envoyé du Monde Diplomatique, présent à Caracas en avril 2002 au moment du coup d’Etat.
Un coup d’Etat médiatique déjá passé dans les annales, mais dont on sait peu qu’il a continué de plus belle, en toute impunité. Ce soir nous en voyons une nouvelle preuve: les chaînes ne cessent d’amplifier politiquement cet attentat, comme si l’auteur ne pouvait être que le président Chavez. Evidemment le gouvernement Chavez, qui vient de condamner le plus énergiquement ce crime, est le dernier acteur politique à avoir
intérêt à ce que se produise ces faits qui renforcent la possibilté d’une intervention ou d’une reprise en main autoritaire du pays. Depuis plusieurs mois l’image dominante du "gouvernement autoritaire prêt à tout pour garder le pouvoir" qui s’était installée insidieusement dans l’opinion mondiale, risque de favoriser la version qui impute ces morts au gouvernement et ouvrir la voie à l’acceptation par l’opinion internationale d’une intervention au Vénézuéla.
Qu’importe l’échec de la grève générale lancée depuis cinq jours, qu’importe l’appui resté majoritaire de la population à ce processus de changement, la situation du Vénézuéla démontre qu’une minorité associée au monopole des images, - et sûre de l’appui des puissants de ce monde-, peut freiner toute volonté de transformation sociale.
Aujourd’hui l’essentiel n’est pas de se définir "pour ou contre Chavez" mais de défendre au Venezuela comme ailleurs la démocratie c’est-à-dire le droit d’un peuple à prendre en main son destin et de construire le modèle de développement de son choix, éventuellement en dehors du néolibéralisme dominant.