(article paru dans Imagine, juin 2001)

 

15.000 lobbyistes en place à Bruxelles

 

Profession : faire pression

 

 

Dans la capitale de l’Europe, les lobbies ont pignon sur rue. Leur existence est officialisée au Parlement européen, tout comme ils possèdent leur annuaire officiel à la Commission. Mais qui sont-ils exactement, en quoi consiste leur travail et quel est leur véritable pouvoir ?

 

 

Environ 15.000. C’est le nombre estimé de lobbyistes arpentant les couloirs de la Commission, du Conseil et du Parlement européens. Basés à Bruxelles, ils se répartissent au sein de quelque 3.000 organisations recensées, dont 1.000 fédérations professionnelles et associations diverses, 600 délégations à caractère régional, 200 entreprises et 500 cabinets d'avocats ou de conseil.

La "veille institutionnelle" est la tâche première de tout lobbyiste. “ Le but est d’apprendre aussi tôt que possible ce que la Commission envisage de faire avant que ça ne prenne la forme d’une proposition ”, explique Michel Clamen, expert européen et auteur d’un ouvrage sur le lobbying (1). Cette vigilance permet de réagir en temps utile, en informant les décideurs de la position que l’on défend sur la question en cours de débat.

La difficulté, c’est que les pères des Traités ont volontairement fait en sorte que les décideurs ne soient pas clairement identifiés. Par crainte qu’un pays, une institution ou un individu ne domine, les organisateurs du système ont voulu que tout soit collégial, que chaque institution contrôle les autres. Revers de la médaille : l’administration européenne est complexe et il est quasi impossible d’en suivre les développements politiques sans de solides connaissances ou les compétences d’un expert. Cet imbroglio constitue dès lors un véritable paradis pour les "pros" du lobbying : cabinets de conseil, consultants européens et autres agences de relations publiques.

 

Lobbying à deux vitesses

 

Contrairement aux syndicats et aux fédérations européennes d’organisations citoyennes, les multinationales ont les moyens d'embaucher ces "mercenaires" du lobbying pour représenter leurs intérêts à Bruxelles. “ Les grosses firmes engagent des boîtes de consultants où 20 personnes travaillent sur un seul dossier. Nous, on a quatre experts qui planchent chacun sur 20 dossiers ! ”, résume Caroline Hayat, porte-parole du Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC).

Avec des honoraires qui grimpent facilement jusqu’à 2.000 euros la journée, les cabinets de conseil font des affaires florissantes en aidant leurs clients à établir des contacts importants. Connaissant parfaitement les rouages du système, ils identifient les acteurs-clés aux différents niveaux du processus décisionnel. Ces bureaux monnayent également leur expérience dans la mise en forme des dossiers. Et ça paie. “ Si vous remettez cinq lignes bien écrites au fonctionnaire rédacteur d’une directive, il ne faut pas être surpris s’il est heureux d’avoir le travail tout fait ”, lance Michel Clamen. “ C’est en tout cas valable pour de petites choses, comme la profondeur des dessins de pneus ou la taille des concombres. ”

Pratiquement toutes d’origine anglo-saxonne, les grandes agences de relations publiques proposent également d’autres services. Par exemple, Burson-Marsteller a concocté en 1997 pour le lobby biotechnologique EuropaBio une stratégie de communication destinée à apaiser les inquiétudes d’une opinion publique rétive à l’égard des OGM. L’agence Edelman, de son côté, améliore l’image ternie des multinationales. Elle affirme par ailleurs avoir ses entrées auprès du très privé “ Comité de l’article 133 ”, où les Etats membres élaborent les politiques commerciales (2).

 

La fin justifie les moyens

 

Là où le bât blesse, c’est que ces agences se font rémunérer avec des formules d’intéressement au résultat, fort en vogue aux USA. “ C’est très "pousse-au-crime" ”, déplore Clamen. “ Il est tentant pour un client de payer le double s’il s’agit pour lui d’obtenir dans une directive le nombre de phrases le dédouanant de telle ou telle contrainte. S’il accepte, l’agence peut alors être tentée de consacrer une partie de ses honoraires virtuels à de la corruption. ”

Sans aller nécessairement jusque là, certains lobbyistes n’hésitent cependant pas à utiliser des méthodes franchement sujettes à caution. La manipulation en est une. Ainsi, lors du vote de la directive relative au brevetage du vivant en 1998, les lobbyistes de l’industrie biotechnologique ont instrumentalisé des associations de personnes atteintes de maladies génétiques rares, ayant bien senti que cette cause influencerait plus sûrement les eurodéputés que celle de l’industrie. “ A Strasbourg, des malades en chaises roulantes portant des t-shirts "Patents for life" [NDLR : "des brevets pour la vie"] ont joué sur la corde sensible des parlementaires juste avant le vote ”, se souvient Michel Somville, qui a suivi à l’époque le dossier pour Ecolo. Le lobby biotechnologique avait convaincu ces groupements de malades que sans brevets, on ne pourrait développer les remèdes spécifiques à leurs maux...

Dans la boîte à outils du lobbyiste, existent également : l’organisation de faux groupes d’activistes, des campagnes médiatiques de désinformation à grande échelle, la création de sites web "d’information" pour déstabiliser un adversaire, la diffusion de rumeurs par e-mail, etc.

Son pouvoir étant plus limité que celui de la Commission, le Parlement est néanmoins la cible d'environ 3.000 lobbyistes. Soit cinq par eurodéputé. Lettres, fax, courriels, coups de fil et rencontres sont autant de moyens utilisés pour informer les élus des positions des uns et des autres. Certains parlementaires considèrent les lobbies comme des informateurs précieux, d'autres comme des harceleurs impénitents : la pression est particulièrement forte juste avant les votes sur les matières où il y codécision avec le Conseil des ministres.

Quant aux cadeaux, ils sont interdits. Et le règlement contraint les parlementaires européens à déclarer “ les soutiens financiers, en personnel ou en matériel, venant s’ajouter aux moyens fournis par le Parlement ”. Mais “ il règne une certaine hypocrisie ”, estime Michel Clamen. “ Tout le monde sait qu’il doit y avoir quand même certaines facilités pour certains élus à financer des campagnes électorales, certaines facilités de secrétariat et d’assistance dans la vie quotidienne ou certains "voyages d’étude", qui sont à la limite de la corruption ”.

 

Lobbying idéologique

 

Au niveau de la Commission, le lobbying le plus porteur à long terme est sans aucun doute d’ordre idéologique. La Table ronde des industriels européens (ERT) et l’Union des confédérations de l'industrie et des employeurs d'Europe (UNICE) excellent en la matière. Leur action se déroule en amont de la prise de décision. Elle consiste à fournir aux responsables politiques des informations ou des angles de vues qu'ils n'avaient pas auparavant. Objectif : agir directement sur l’agenda européen.

Fondée en 1983, l’ERT regroupe 47 dirigeants de multinationales européennes “ dont l’importance est notable à l’échelle mondiale ” (3). On adhère au club uniquement par cooptation et en son nom propre, plutôt qu’au nom de sa compagnie. Afin d’améliorer la compétitivité internationale de l’industrie européenne, ce groupe de pression entend stimuler le processus d’unification en poussant dans le sens de la déréglementation et de la libéralisation. Et pour atteindre ses objectifs, l’ERT bénéficie d’un accès privilégié à la Commission. Ainsi ses membres sont-ils fréquemment représentés dans les groupes de travail de la Commission, tel que le Groupe consultatif de compétitivité (CAG). Et l’influence est réelle. Pour Philippe Busquin, “ il est clair que la vision de la Commission dans toute une série de domaines est très orientée vers la libéralisation des marchés. Je le ressens et je pense qu’il faut des éléments régulateurs. ” Mais "notre" Commissaire belge à la Recherche se veut rassurant : “ J’ai cependant le sentiment que la discussion avec la société civile est relativement forte à la Commission, par rapport à ce qui se fait parfois dans des Etats membres. ”

 

Europe civile, fédère-toi mieux

 

Autre lobby industriel puissant, l’UNICE dispose, contrairement à l’ERT, du statut de “ partenaire social ” officiel de la Commission, au même titre, par exemple, que la Confédération européenne des syndicats. L’UNICE, qui se présente comme “ la voix des milieux d'affaires européens ” (4), rassemble 38 organisations patronales réparties dans 31 pays. Avec ses 60 groupes de travail appuyés par 1.500 experts, le lobby du patronat se donne pour principale mission d’“ influencer le processus décisionnel au niveau européen ”. Il soumet ainsi chaque année une centaine de mémorandums et de prises de positions à la Commission.

Mais il va plus loin. En juin 2000, l'UNICE organisait son premier “ Sommet européen des affaires ”. Etaient invités : Morris Tabaksblat (président de l’ERT), Mike Moore (président de l'OMC), les plus importants responsables de l'OCDE, la fine fleur du monde industriel et… onze Commissaires européens, dont le président Prodi. Ces derniers ont ainsi pu participer à une douzaine d'ateliers, tels que “ Le commerce électronique, l'innovation et les nouveaux marchés ”, “ Biotechnologies : construire l'acceptation des consommateurs ” ou encore “ Accroître la flexibilité du marché du travail ”. Philippe Busquin, qui était présent, minimise l’événement : “ C’était tout à fait circonstanciel. Comme c’était à Bruxelles, le président de l’UNICE avait demandé à un certain nombre de Commissaires de participer. Mais ça ne veut pas dire qu’il y a une corrélation si forte que ça entre les deux. ” N’empêche, il n’y a jamais eu à ce jour une rencontre équivalente entre autant de Commissaires et les représentants européens de la société civile ou du monde syndical. “ Personnellement, je ne demanderais pas mieux que d’être invité davantage [par des lobbies citoyens d’intérêt général] ”, précise le Commissaire. “ Mais il faut bien reconnaître que leur organisation n’est pas aussi structurée, ou en tout cas ne se manifeste pas avec la même force que celle des lobbies industriels. ” Et c’est là tout l’enjeu pour la société civile européenne en devenir : se fédérer au plus haut niveau afin de faire entendre clairement sa voix. Pour éviter que les lobbies industriels n’agissent en lieu et place de la base citoyenne dont la Commission est dépourvue.

 

David Leloup

 

Notes :

(1) “ Le lobbying et ses secrets ”, Michel Clamen, Dunod, 2000.

(2) “ Europe Inc. – Liaisons dangereuses entre institutions et milieux d’affaires européens ”, Observatoire de l’Europe Industrielle, Agone, 2000.

(3) www.ert.be

(4) www.unice.org

 

 

“ Les pollueurs engagent des lobbyistes, pas Greenpeace ”

 

Ancien expert à la Commission et ex-collaborateur d’un ministre français au Conseil, Michel Clamen enseigne aujourd’hui les ficelles du lobbying et les arcanes de l’Europe en 3ème cycle, notamment à l’Institut catholique et à l’Université Léonard de Vinci à Paris. Les débouchés ? On les trouve principalement dans les agences anglo-saxonnes de relations publiques. Pas chez les ONG : “ dans l’écologie, le gisement d’emploi pour les lobbyistes est beaucoup plus grand chez les pollueurs que chez Greenpeace ”. Quant aux étudiants tentés par l’intérêt général, attention : “ un stage chez Greenpeace ou Amnesty peut vous suivre dans votre carrière. Vous êtes marqué. J’en suis désolé, c’est la réalité du monde du travail ”.

 

 

 

En savoir plus :

 

Une abondante bibliographie sur le lobbying est disponible sur www.lobbying-europe.com