Quel avenir pour les nouvelles formes de contestation en
Europe?
Au
début de l’année 1998, au sortir des derniers frimas de l’hiver, le Collectif
Sans Nom, regroupant un cinquantaine de personnes, inaugurait à l’occasion de
l’occupation d’un bâtiment laissé à l’abandon depuis plus de 9 ans le Centre
Social.
Ce
premier acte de désobéissance civile collective visait à créer un espace
d’expérimentation politique autonome. Deux problèmes pratiques nous animaient,
et nous animent toujours. Premièrement : repenser la question d’un engagement
innovant en dehors des formes classiques du parti ou du syndicat, qui soit
susceptible de créer de nouvelles formes d’expression et de coopération.
Deuxièmement : comment créer du lien, de la transversalité entre les différentes
luttes que nous menons (chômage, sans-papier, transport, OGM...).
Pas
de programme clairement établi ni de grands discours. Pas de grand ennemi à
abattre, en première ou en dernière instance, ni de rêve de Grand Soir qui
sélectionnerait définitivement le bon grain révolutionnaire de l’ivraie
réformiste. Plutôt partir de situations concrètes d’injustice et tenter de
transformer ces situations en vue d’un plus de liberté, avec une attention
particulière portée à la fois sur l’émergence d’une parole souvent confisquée,
celle des gens qui sont directement en prise avec les dispositifs du pouvoir
(sans-papiers, chômeurs, usagers des transports publics, malbouffe, etc.), sur
l’analyse des processus de construction collective et sur la question des
savoirs et de la contre-expertise.
A
partir du Centre Social ont été menées différentes actions, allant de la
manifestation à l’occupation de certains édifices (centres fermés, ministère de
la justice, bureau de l’Onem, trains, champs d’expérimentation illégale d’OGM).
Ces actions ont eu pour effet de mettre sur la place publique certains
problèmes sociaux jusque là laisser à la discrétion des spécialistes et des
administrations, un début de réappropriation, donc, par les citoyens, de la res
publica.
La
réaction du pouvoir ne s’est pas fait attendre. Outre les intimidations et
autres détentions administratives, la plupart des membres du CSN ont à faire
face aujourd’hui à toute une série de procès, portant sur :
bris
de clôture et trouble à l’ordre public,
à propos des occupations et actions menées tant par le Collectif Contre Les
Expulsions (CCLE), que par le CAGE (Collectif d’Action GènEthique) ou le CACH
(Collectif Autonome des Chômeurs) et Chômeurs Pas Chien !.
Deux nouveaux procès se sont ajoutés à la liste (non exhaustive) : ceux
portés contre le Collectif Sans Ticket par la SNCB (sur base d’un loi de 1895)
et par la STIB. Cette dernière entend faire peser des astreintes sur 18
personnes et empêcher de ce fait nos interventions. Si les demandes
d’astreintes sont de plus en plus fréquemment utilisées dans le cadre de
conflit de travail, il s’agit sans doute d’une première dans le cas d’un
conflit social. Une victoire de la STIB constituerait un précédent grave.
Les événements de Göteborg , et plus récemment de Genova ont donné à
ces procès un dimension supplémentaire. En effet, le 27 août, la Police
Fédérale menait une perquisition dans les locaux des CST de Bruxelles et de
Liège, sur base d’une plainte au pénal introduite par la STIB. L’instruction du
dossier au pénal était le motif officiel. Le motif, officieux, mais bien réel,
à en croire les déclarations d’un des agents qui menait la perquisition était
bien différent : « tout ce qui concerne l’antimondialisation nous
intéresse ».
Le premier signe est donc donné sur le climat qu’entend mettre en place
le pouvoir à l’approche du sommet de Laeken : criminaliser et neutraliser tous
les groupes qui, en Belgique, pratiquent la désobéissance civile, interviennent
de façon intempestive dans l’espace public.
Nous craignons qu’il ne s’agisse là que d’un premier coup de semonce,
et que les différents procès et instructions en cours ne soient à nouveau instrumentalisés par le ministère de
l’intérieur et servent de prétexte à de nouvelles perquisitions, établissements
de listes de personnes « dangereuses », et mise au frais de ces
dernières.
Tous les actes que nous avons posé jusqu’ici l’on été en connaissance
de cause. Nous savons qu’en pratiquant la désobéissance civile, en occupant un
bâtiment ou en refusant de payer un billet de train, nous faisons un pas de
côté par rapport aux normes et lois qui régissent l’espace public. Ces modes
d’intervention nous ont amené et nous amèneront encore, dans les mois qui viennent, devant les tribunaux. Si dans
la plupart des cas ces procédures relèvent d’une volonté de judiciarisation des
questions sociales et politiques que nous soulevons et d’intimidation des
personnes et des collectifs, nous estimons qu’elles sont des moments importants
dans nos luttes, et pour les luttes à venir.
Le tribunal constitue en effet pour nous un espace publique et politique
à part entière où se joue, à coup de jurisprudence, l’évolution de certaines
liberté fondamentales. A ce titre, nous attendons des magistrats qu’ils
prennent leur responsabilité, et ne se contentent pas d’appliquer les codes de
manière mécanique.
A l’occasion de ces procès, c’est à chaque fois de démocratie dont il
est question, de la capacité de réaction, inventive ou non, des institutions
publiques. Poser un acte politique
« illégal » exprime dès lors la volonté de créer une situation
limite, qui mette en tension les libertés fondamentales garanties par la
constitution et l’ensemble des lois et dispositifs qui constituent très
concrètement des entraves à l’exercice de ces libertés. La désobéissance civile
fait apparaître une figure particulière du citoyen : à la fois sujet politique
concret et usager de la justice.
Au travers de nos actions et de notre travail de terrain quotidien,
plus silencieux, nous contribuons, modestement, à la création de nouvelles
formes de participation et de coopération ainsi qu’à l’élaboration d’une pensée
politique susceptible de trouver des réponses positives et innovantes au
problème de la « crise de la représentation ».
L’« anti », qui qualifie dorénavant et quasi naturellement
l’ensemble des mouvements sociaux, a trop vite fait d’éluder les modes de
socialisation inédits qui s’ébauchent et se construisent dans les luttes et
autour d’elles.
Les événements récents et malheureusement tragiques nous amènent
aujourd’hui à poser publiquement la question de l’avenir de ces constructions
émergentes.
Face à un mouvement de contestation qui ne cesse de prendre de
l’ampleur depuis Seattle, les différents niveaux de pouvoir ne cessent de
nourrir une stratégie de la tension. La mise en scène surdéterminée des
affrontements entre manifestants et policiers se combine à merveille avec les
discours les plus sécuritaires qui parcourent les partis politiques, les
tribunaux, les corps de police, et légitime l’établissement de dispositifs de
surveillance et de punition « proactifs ».
Dans le cadre des prochains sommets qui se dérouleront à Laeken et
ailleurs en Belgique, nous sommes tous virtuellement les cibles de ces
dispositifs de criminalisation.
En
vue de garantir concrètement à la fois les libertés fondamentales d’expression
et de manifestation et de protéger le travail des différents collectifs et
associations qui parient sur d’autres possibles, nous vous proposons de réfléchir avec nous sur les quelques
problèmes que nous avons exposé et d’imaginé ensemble les dispositifs
pertinents qui pourraient être mis en place (comité de vigilance, p.e.).
Au-delà
de l’urgence de Laeken, nous voudrions également constituer un groupe de
réflexion et d’intervention autour des questions (politiques, sociales,
économiques, urbanistiques) que suscite la décision de faire de Bruxelles, à
partir de 2004, le siège des futurs sommets européens. Ce travail pourrait se
faire dans le cadre d’une sorte d’« observatoire ».
Collectif
Sans Nom
Bruxelles 14-09-01