Julien n’a rien vu venir. Comment aurait-il pu prévoir? Il était simplement ému et fier de lire une liste de noms, dans la cour de son école. Ce jour-là – c’était au printemps dernier –, on inaugure une plaque à la mémoire d’enfants juifs déportés pendant la Seconde Guerre mondiale. Julien, cours moyen deuxième année, mère juive, le père non, s’est senti concerné; il s’est porté volontaire pour rendre hommage à ses lointains condisciples évanouis en fumée du côté d’Auschwitz. Il lit. Déjà, d’autres enfants murmurent... Cela se passe en 2002, dans un quartier populaire de Paris, où l’on rafla des juifs pendant la guerre, où poussent depuis toujours les immigrés de tout poil. On y a parlé yiddish, polonais, arabe, berbère, vietnamien ou mandarin, breton ou français de Paname. Ménilmontant. Quartier attachant. Travaillé aujourd’hui par d’obscures passions. On y trouve désormais des mosquées intégristes. Et des échoppes, depuis le mois de novembre, y vendent un étrange produit: Mecca-Cola, un clone de Coca inventé par un agitateur affairiste, Taoufik Mathlouthi, qui touille les passions antijuives et la haine anti-israélienne sur les ondes de sa Radio-Méditerranée. Il se refuse à prononcer le mot «Israël», voue aux gémonies «l’entité sioniste promise à disparaître», se réjouit des avanies du PS – le «parti sioniste», dit-il – et de Jospin – «sa défaite a été celle du lobby juif» – et promeut sa boisson comme l’alternative proarabe aux bulles américano-sionistes. Cela s’écoute: Radio-Méditerranée a de l’audience. Cela se vend: Mecca-Cola est populaire. C’est Ménilmuche. Au printemps 2002, Julien lit donc ses noms devant l’école rassemblée. A la rentrée de septembre, il passe au collège. ZEP, ghetto. On le reconnaît. Il est celui qui a lu les noms des juifs. Le juif. Un autre gosse le prend pour cible, qui le connaît depuis leur petite enfance. Kamel est plus grand que Julien. Il mène la danse. Entraîne d’autres enfants. Ce sont des gifles, des insultes. «Youpin», «Sale juif», «Charogne», «Alien Charogne» – jeu de mot sur Ariel Sharon. Des rondes malignes dans la cour du collège. «Pourquoi me regardez-vous comme ça?– Parce que t’es juif», répondent des gros bras de 3e. Julien est perturbé. Sa prof d’anglais voudrait l’envoyer chez un psychologue. A la fin du trimestre, la principale convoque les parents. «Je ne peux plus garantir la sécurité de votre fils. Il faut le changer d’établissement.» Elle leur déballe tout. Ce que le gamin ne leur racontait pas, voulant épargner sa mère. Brave petit soldat qu’on était en train de pogromiser. Julien a été transféré dans un autre établissement. Il va mieux, disent ses parents. On l’a inscrit dans une grande cité scolaire, qui va de la 6e aux classes préparatoires. En seconde, il y a une jeune fille aux longs cheveux noirs. L’an dernier, dans son collège du 19e arrondissement, Anne-Lise s’est fait gifler par une bande de filles qui avaient vu son étoile de David. «Sale juive, juive qui pue, les juives se lavent pas, excuse-toi d’être juive»... Anne-Lise aux longs cheveux en est restée pensive. Elle «traînait» avec tout le monde, sans se préoccuper des clans adolescents. Ses copains arabes lui disaient: «Toi, tu es différente, tu parles avec tout le monde.» Dans son nouveau bahut, elle se mélange un peu moins. Forcément. Elle «traîne» avec des juifs. Des feujs, on dit chez ces ados. Dans leur monde, ils se reconnaissent entre eux, distinguent « feujs » et « rebeus » à des chaussures de sport ou des cheveux plus ou moins gominés. A la sortie du lycée, parfois, une bande de rebeus-survêts avec ballon de foot joue à shooter sur les feujs-blousons. Ce n’est pas trop douloureux. Il n’y a pas quinze jours, devant un autre lycée, on est allé plus loin. A la sortie des cours du lycée Arago, place de la Nation, une bande de jeunes beurs est venue tabasser deux jeunes juifs. Coups de pied dans la tête, et puis «Sales youdes, sales youdes». On ne sait pas comment tout a commencé... La mère de Johann, qui a vomi, passé un IRM, qui tremble et ne veut pas revenir en cours, sait juste qu’elle a perdu confiance en l’humanité. La mère de Michaël, qui s’est mieux protégé des coups, veut se rappeler qu’elle vit dans une cité métissée, entourée de voisins maghrébins, «des gens bien, des enfants géniaux, brillants – on ne va pas se mettre à détester les Arabes, maintenant?» Le même jour – c’était le mercredi 15 jan-vier –, une école juive gérée par les loubavitchs a été attaquée par une autre bande – black-beur, celle-là. L’affaire était moins exceptionnelle. L’école est située en face d’une cité réputée chaude, à Ménilmontant – encore. Depuis des années, c’est un rituel. Bousculades, «sales putes de juifs», boîtes à gifles, intimidations, parfois à des fins… commerciales. L’autre jour, quelques-uns sont allés «faire la pression» sur les petits feujs pour leur vendre un portable volé. David, 14 ans, a refusé avec véhémence. «On va te rattraper.» Ils l’ont rattrapé. Coups de pied, coups de poing, coups de boule, «sale pute de juif». Le tarif. David avait déjà donné l’an dernier, dans un square où il avait été fracassé. «Je ne sais pas si tout le monde est antisémite, mais je commence à avoir du mal quand je vois des Arabes», dit le gamin. Le père de David, médecin, la cinquantaine, né en Algérie, est de ces pieds-noirs façon Enrico qui aimaient penser que les Arabes les aimaient. «Je suis déçu, dit-il. Par les jeunes, surtout...» Julien le transféré ne sait pas encore tout cela. Il croit qu’il est sauvé, qu’en changeant de collège, il a échappé à la méchanceté. Ses parents ont peur qu’elle le rattrape. Kamel, l’autre jour, a croisé le père de Julien, il lui a demandé, narquois, pourquoi son fils avait quitté l’école. «Tu le sais bien, Kamel. C’est terrible de se traiter comme ça entre petits Français...» Kamel, 13ans, a répondu: «Je suis pas français, je suis arabe.» A Arago, tandis que Johann et Michaël se faisaient estourbir, deux beurettes regardaient le spectacle en poussant des youyous. Voilà. Autant de saynettes qui racontent quelque chose sur un pays en bascule. Elles démentent les chiffres rassurants des sondages sur la «diminution des sentiments antisémites». Sans doute, le Français moyen a de moins en moins de réticence à l’idée d’épouser une juive ou de voter pour un juif. Sans doute, la France n’est pas antisémite. Mais l’antisémitisme y prospère. Un racisme antijuif, non plus diffus mais concentré dans un segment de la société, bien précis, bien meurtri. S’autorisant de sa propre souffrance pour provoquer celle des autres. D’autres histoires? Celle de ce professeur de comptabilité en Seine-Saint-Denis, à qui ses élèves avaient scotché un autocollant «Israël-apartheid» sur son manteau, avant d’écrire au tableau «A mort les juifs! » et de dessiner une croix gammée et une étoile de David accolées. Comme le prof s’en étonnait, Yacine lui a lancé: «Mais pourquoi ça vous dérange?» Puis, se tournant vers ses camarades: «C’est un youpin!» Chrystelle, étudiante en psychologie et vendeuse aux Galeries-Lafayette, passée à tabac un samedi matin, dans le couloir de la station de métro Miromesnil. Deux Maghrébins avaient vu son pendentif, un haï – le mot «vie» en caractères hébraïques. Ils l’ont laissée en sang. Au travail, ses collègues lui ont dit qu’elle l’avait bien cherché, à porter des colliers provocants. Ou l’histoire de cette gamine agressée dans le RER par une jeune Arabe qui l’a rouée de coups et mordue, après l’avoir entendue parler dans son portable: la môme avait dit: «sur la Torah». Ou cet automobiliste à casquette insulté par un chauffeur de taxi arabe: «J’encule tous les juifs!» Histoires de la France. Histoires d’antisémitisme en France. D’antisémitisme musulman? Arabe? Maghrébin? Beur? Peu importe les termes, mais affrontons la réalité: un antijudaïsme grandit dans les «communautés arabo-musulmanes». Tous ne le partagent pas. Mais il s’affirme. Banal et décomplexé. Il est violent en zone de violence, dissimulé en quartier civilisé. Politisé dans ces universités, comme Nanterre, où des extrémistes propalestiniens agressent leurs homologues juifs. Cet antijudaïsme se nourrit de la tragédie palestinienne. Mais il vient de plus loin. «Ne diabolisez pas une communauté», demande Nacer Kettane, président de Beur-FM. Il ne nie pas la réalité. Il a licencié, il y a quelques années, un animateur qui laissait intervenir sur l’antenne des auditeurs fustigeant les juifs qui «dominent le monde». Kettane est sans illusions sur ce qui mijote dans la tête des jeunes. L’exclusion, la violence, «et cette identification aux Palestiniens, qui en fait basculer certains.» Mais il dérive vite sur les institutions juives, qui défendent Israël «et ajoutent à la confusion». Et poursuit sur le Bétar, organisation de jeunesse sioniste très à droite, aux comportements violents: «Il faudrait dissoudre ce mouvement!» Kettane n’a pas tort. Les responsables juifs invitent à l’amalgame «juifs de France = Israël» quand ils arborent en toute occasion le drapeau de l’Etat hébreu, entonnent son hymne national, et proclament leur «solidarité inconditionnelle» avec lui. Bref se montrent parfois plus sionistes que les Israéliens eux-mêmes! Quant au Bétar – sans même parler de la groupusculaire et raciste Ligue de Défense juive –, ses méthodes sont indéfendables. Mais tout de même: partir des actes antisémites pour demander la seule dissolution d’un groupe juif, c’est une pirouette qui révèle un réel malaise. Les grands noms de la «communauté» franco-maghrébine ont du mal à condamner en termes simples les agressions antijuives. Soheib Bencheikh, le jeune mufti de Marseille, incarnation d’un islam ouvert et modéré, représente bien cette difficulté. Fraternel d’un côté… mais assortissant tout aussitôt sa condamnation de l’antisémitisme d’une condamnation des «atrocités» d’Israël. Un balancement délibéré, précise-t-il, car «il est très difficile d’être audible. On se fait vite traiter de complice des sionistes.» Alors le même Bencheikh plaide pour le boycott des produits israéliens – position considérée comme extrême jusque dans les mouvements propalestiniens. Tout en jurant son amitié à la communauté juive: «Je suis un ami plus efficace, leur dit-il, si ma parole reste libre.» On peut parfaitement être anti-israélien sans être antisémite. Mais, dans la pratique, dans ces quartiers de détresse où les amalgames engendrent la violence, les mots sont des détonateurs. En diabolisant Israël, Bencheikh prend le risque de réalimenter cet antijudaïsme qu’il combat par ailleurs. «Partout où des municipalités en rajoutent sur l’engagement propalestinien, on a un surcroît d’agressions, assure Sammy Ghozlan, ancien commissaire de police devenu responsable communautaire juif. A force de lire les mots "martyre", "assassins", "crimes de guerre", les jeunes beurs les plus fragiles pètent les plombs.» Ghozlan est pro-israélien, et sa vision du problème en est influencée. Mais c’est un modéré. Dans l’orchestre oriental qu’il anime, les musiciens arabes sont ses amis. Il est exaspéré par les ultras de la communauté juive «qui empêchent les gens d’entendre nos plaintes, tant ils ramènent tout au soutien à Sharon, à Tsahal ou aux colonies». Mais il n’en démord pas: un certain discours propalestinien met le feu à la société française. L’expérience confirme ses craintes. Quand une élue verte parisienne, Violette Baranda, veut s’opposer au vote d’une subvention à une crèche du mouvement loubavitch qui accueille des enfants de familles démunies, premières cibles de l’antisémitisme des cités, elle accuse l’obédience d’être le fourrier en France de «l’extrême-droite religieuse israélienne». Quand des jeunes beurs viennent perturber en ricanant la conférence sur la Shoah d’une rescapée des camps de la mort, dans un collège de la circonscription de Robert Hue, c’est keffieh palestinien ostensiblement noué autour du cou. Et, dans une école d’ingénieurs, un étudiant arabe répond en ces termes à une jeune condisciple au prénom juif qui a envoyé une circulaire par e-mail pour résoudre un problème d’informatique: «Il faut que tu t’adresses de toute urgence à Ariel Sharon ou à son nouveau ministre de l’extérieur Benjamin Netanyahou. Ils te trouveront sûrement le remède dans les archives du Mossad, parce que, en fin de compte, les virus, les contaminations et l’intrusion sont des spécialités israé..ennes.» Sic. Simplement écrire le mot «israéliennes» lui est déjà impossible. Ayant reçu en retour un mail furibard d’un ami de la jeune fille, l’étudiant monte d’un degré: «Combien de temps as-tu passé à rédiger ce message que j’ai effacé dès que j’ai lu l’objet et senti une odeur puante d’un chien juif enragé? Je n’ai rien à t’expliquer car tu ne mérites pas d’être adressé comme un être humain. Une seule chose à te dire, petit Sharon: je t’emmerde tout comme les Palestiniens emmerdent ceux qui ont piqué leur patrie.» Ainsi dérape, dans un campus français, la juste cause du peuple de Yasser Arafat. L’antisémitisme musulman est devenu un objet public depuis deux ans. Quand les passages à l’acte ont commencé, avec la Seconde Intifada. Longtemps, on n’en a parlé que de bouche de juif à oreille de juif, dans une communauté flirtant avec la paranoïa de ceux que nul ne veut entendre. Les médias, comme les autorités, ont minimisé, atténué, contextualisé, édulcoré. Pour beaucoup de bonnes et quelques mauvaises raisons. La crainte, à gauche, d’accentuer le malentendu avec les franco-maghrébins. Le souci, à droite, de ne pas contrecarrer le mouvement des beurs vers Chirac. Jospin est l’ami d’Israël, pas celui des Arabes, «les Palestiniens qui l’ont caillassé à Bir Zeit ne s’y sont pas trompés», expliquait le site internet chiraquien «lesbeursavecchirac.com». Mais la gêne n’était pas seulement instrumentale. Il est de bonne tradition journalistique et républicaine de ne pas typer les auteurs d’agressions. Les Arabes eux-mêmes sont tragiquement victimes du racisme dans ce pays. Et le communautarisme est une plaie qui ronge la République. Enfin, vingt ans d’antilepénisme ont modelé la pensée française: les systèmes d’alerte étaient programmés pour dépister les dérapages fascistes – pas les pogroms des gueux. Il y a quelques années, un dessinateur généreux, Farid Boudjellal, fils d’un immigré algérien, inventait deux personnages de souriante caricature, deux barbus de Belleville. «Juif-Arabe», c’était le titre. Un juif tout de noir vêtu, façon loubavitch, et un Arabe en gandoura, Don Camillo et Peppone à la kémia, s’envoyant à la tête la Torah et le Coran, Israël et la Palestine. Les deux hommes se réconciliaient quand leurs enfants respectifs se bécotaient sur les bancs publics – horresco referens! Ou quand des skinheads surgissaient dans le décor, assommant les deux barbus avec le même entrain. «Nous avons un ennemi commun», soupiraient les deux adversaires. Cela crée des liens. Boudjellal a grandi à Toulon. Il avait 16 ans en 1967, lors de la guerre des Six-Jours. «A l’école, mes potes se foutaient de moi parce que les Egyptiens avaient fui en abandonnant leurs chaussures dans le désert, se souvient-il. J’étais arabe, donc vaincu, donc humilié.» A l’époque, on discutait quand même. Boudjellal avait des copains juifs. Il était beur et propalestinien. Il créa «Juif-Arabe» pour affronter la question. «J’ai appris à connaître les juifs en les dessinant», dit-il. Aujourd’hui, Boudjellal a envie de reprendre sa BD. Pour dire qu’il ne désespère pas du dialogue. Un type qui lui ressemble, juif celui-là, qui aimait les personnages arabes de ses films pieds-noirs, veut lui aussi ressusciter un couple feuj-beur. Le cinéaste Alexandre Arcady, qui inventa dans «l’Union sacrée» un tandem de flics juif et arabe (Patrick Bruel et Richard Berry) luttant ensemble contre le terrorisme islamiste – incarné par un diplomate khomeiniste et barbu. Arcady va refaire l’union sacrée, pour la télévision cette fois, avec d’autres acteurs. Et de nouveaux méchants. Arcady et Boudjellal risquent de ramer pour se faire entendre. Le temps a passé. Le Pen ne rassemble plus les minorités contre lui. A la dernière présidentielle, des juifs ont voté pour lui. Et des Arabes aussi bien. Le Front national a même son beur: Farid Smahi. Conseiller régional FN d’Ile-de-France, maniant l’argutie antijuive avec une habileté confondante, dénonçant les privilèges d’«une certaine communauté», sa puissance dans les médias, fustigeant cette école qui assène la Shoah et l’affaire Dreyfus aux petits Français... Message explicite: nous, Arabes, et vous, Gaulois, avons le même ennemi. Quand il est apparu dans le paysage politique, Smahi semblait un extraterrestre. Cinq ans plus tard, il est en phase. On le voit, dans des repas de ramadan, en banlieue ouest, accueilli par des notables et de jeunes apprentis politiciens beurs, souvent flanqué d’un intégriste affiché, qui promenait sa barbiche au QG de Le Pen le 21 avril dernier. Et à la Mutualité, en novembre, lors d’un meeting des gauches propalestiniennes. Les thèmes de Smahi ont franchi les frontières du FN. Le «culte de la Shoah», que dénonçait la seule extrême-droite, voilà que des élèves arabes, dans des lycées et collèges, refusent d’y sacrifier! L’antisémitisme musulman n’est plus le fait d’étranges barbus venus d’ailleurs. Il est de France. La haine antijuive prend des formes tragiquement banales. Ce sont des élèves d’un lycée professionnel qui, parlant d’un stylo cassé ou d’une gomme avariée, disent: «Mon stylo, il est complètement feuj!» Ou: «Ma gomme, elle est mazel tov!» C’est un jeune employé maghrébin d’une piscine de Seine-Saint-Denis qui interdit l’entrée à un gamin juif arrivé en retard pour une séance d’entraînement en lançant: «Au nom d’Allah, il n’entrera pas.» Et comme la famille insiste: «Sales juifs, je vais vous fumer.» Et ces fidèles de synagogues de quartiers chauds résignés à recevoir des pierres ou des crachats en se rendant à l’office. «On s’habitue à tout, c’est extraordinaire», ironise Arié Bensemhoun, président de la communauté juive toulousaine, qui refuse de s’habituer. Il a été président local de SOS-Racisme, puis artisan d’un dialogue feuj-beur très médiatisé, à la création de France-Plus. Ce sioniste militant a renoncé au tête-à-tête avec ses contemporains arabes: «Sharon et Arafat sont un prétexte. Les beurs ont un problème avec les juifs. Tant qu’ils ne l’admettront pas, on ne peut rien construire.» Bensemhoun évoque souvent une interview donnée par un autre Toulousain, Magyd Cherfi, du groupe Zebda. «Quand j’étais petit, on n’aimait pas les juifs, racontait Cherfi au « Nouvel Obs » il y a un an. Mes parents étaient antisémites, comme on l’est au Maghreb. Le mot "juif", en berbère, c’est une insulte… Ce n’était pas une question de Palestine, de politique: c’était comme ça. On n’aimait pas les juifs – sauf ceux qu’on connaissait.» Ce texte a provoqué un mini-scandale. Certains ont taxé Cherfi d’antisémitisme. C’était idiot. Le Cherfi d’aujourd’hui est tout sauf antisémite. Mais il ne se paie pas de mots. Il dit que le mal a des racines. Cela reconnu, on peut corriger, affiner. Parler politique. «Il y a toujours eu un antisémitisme du lumpenproletariat, de tous les lumpen, explique le président de SOS-Racisme, Malek Boutih... Pour les exclus du système, le juif, stupidement, incarne la richesse, le capitalisme. Or, aujourd’hui, le lumpen est aussi beur.» D’autres accusent la déculturation et la montée de l’intégrisme. «Un de mes cousins, en échec scolaire, s’est retrouvé embrigadé dans une mosquée de Saint-Etienne, raconte Krim, un publicitaire français d’origine marocaine. Il s’est bientôt mis à m’expliquer que les juifs buvaient le sang des musulmans. Mais buvaient vraiment, hein, ce n’était pas une métaphore!» Pas besoin hélas de descendre l’échelle sociale ou d’aller chez les fous d’Allah pour entendre des horreurs. Tout près de Paris, une cité sans histoires, ni tags, ni drogue, un appartement douillet, gâteaux au miel et soupe au mouton. Une famille musulmane laïque, d’origine tunisienne. Le père, Moncef, petit patron autodidacte, le verbe étudié, taraudé par le besoin de comprendre et d’être compris. Sa fille, prof de lycée, titulaire d’un capes. Plus deux amis de passage. On parle avec eux une soirée entière. On en ressort terrifié. Tranquillement, sans jamais s’exalter, ils déballent un à un tous les poncifs de la haine antijuive que véhicule le malheur arabe contemporain. Que l’attentat du World Trade Center était une manipulation du Mossad. Que ce jour-là, air connu, 4000 juifs employés dans les tours ne sont pas allés travailler: les synagogues les avaient avertis. Que la «puissance juive» tient la France et marginalise les Arabes. Que tout était prévu, raconté, annoncé, dans les «Protocoles des sages de Sion» (lire page 24, l’article d’Alain Chouffan). Moncef a lu cet évangile des antisémites. Il a tout gobé. Il n’a jamais entendu dire que c’était un faux… Les juifs ont tous les pouvoirs. Même Hitler a fait leur jeu: c’est parce qu’il les a tués qu’ils ont obtenu la création d’Israël. «Ils sont moins nombreux, mais encore plus forts.» Des méchants, des fanatiques, Moncef et les siens? Pas du tout. De très braves gens. Intégrés. Qui ont voté à gauche. Sauf la maman, qui aime beaucoup Chirac: «Il est gentil avec les Arabes.» Ni miséreux ni incultes. Des gens. Capables, même, de lucidité sur eux-mêmes: «Nous savons bien que nous sommes sensibles à certaines histoires, nous autres Arabes, parce qu’elles nous consolent...» Leur meilleure amie dans la cité s’appelle Esther. Juive. Mais tunisienne, comme eux. Moncef lui ouvre la porte, le samedi, pour lui éviter de profaner le shabbat en appuyant sur le bouton électrique. Moncef est le plus charmant des voisins. Chaque soir à 20 heures, rituellement, il se branche sur Al-Jazira, la télé du monde arabe. Celle de la vérité venue d’ailleurs. Où la Palestine est le sujet obsessionnel. Où les monstruosités antisémites peuvent être de simples objets de débat. Moncef est d’ici, il regarde la télé d’ailleurs. Il aime bien Esther, mais tous les soirs il communie dans la souffrance des Palestiniens. Il réapprend à détester les sionistes et à se méfier des juifs. Moncef est l’héritier d’une histoire compliquée: l’histoire des juifs et des musulmans. Haine et amour mêlés. Depuis si longtemps (lire l’encadré ci-dessus). Et aujourd’hui encore. Malgré la Palestine et Israël. Malgré la violence. En dépit de tout. «Dans les marchés forains, et partout ailleurs, juifs et Arabes s’entendent bien, commercent ensemble de façon privilégiée», avertit l’écrivain lyonnais Azouz Begag. Le journaliste Ghaleb Bencheikh, frère de Soheib, a publié un très beau livre de rencontre avec le rabbin Philippe Haddad («l’Islam et le Judaïsme en dialogue», Editions de l’Atelier). La fraternité résiste, comme une petite flamme secouée par un vent mauvais. Quand elle est retournée dans son quartier, après l’agression du métro Miromesnil, Chrystelle, la jeune femme au pendentif hébraïque, a retrouvé l’épicier arabe de son quartier. Elle lui a raconté. Il a pleuré de honte, s’est excusé pour deux voyous dont il se sentait responsable. Et puis il est allé dans une bijouterie, pour lui acheter une étoile de David. Ça paraît trop beau. C’est pourtant vrai.