Où vont les Nations unies ?, par Monique Chemillier-Gendreau Nous sommes dans un moment décisif où il faut passer de la démocratie dans un cadre national à la démocratie internationale. L'ordre impérial qui règne sur le monde semble au premier degré être celui des Etats-Unis d'Amérique, mais il est en réalité l'expression d'un capitalisme militaro-financier de nature multinationale dont le réseau de complicités s'étend à la plupart des gouvernements. Ce réseau monopolise les moyens technologiques, économiques, communicationnels de la domination du monde. Ceux qui servent ainsi leurs propres intérêts tentent de nous entraîner dans leur mode de raisonnement et nous mettent directement en danger. La première étape de la résistance est donc de sortir du schéma de pensée imposé : la maîtrise de l'information - qui conduit à la plus grande désinformation - permet de rallier à des projets insensés une partie substantielle des opinions publiques occidentales. Par ailleurs, les peuples écrasés par ce système sont dénutris, déplacés, interdits de produire, de savoir, d'exister. Parce que les voies légitimes de la résistance leur sont refusées, les plus fanatiques d'entre eux mettent en œuvre des ripostes mortifères. La condamnation de ces ripostes ne peut servir de politique tant que toutes les issues sont bouchées à ceux qui cherchent à vivre normalement et dignement. Les grandes puissances ont imposé partout leur commerce et leurs intérêts, ont porté au pouvoir des tyrans douteux, ont encouragé la militarisation sous leur contrôle pour mater les peuples ou les diviser et ont permis au nom de la lutte contre le terrorisme la dislocation des oppositions politiques et syndicales, voire leur criminalisation. La guerre qui se prépare contre l'Irak va cristalliser cette situation de manière irréversible et ruiner deux siècles de progrès de la pensée politique engagée dans la recherche tâtonnante de réalisation de la démocratie. Pourtant il est impératif de pousser plus avant cette pensée, car nous sommes dans un moment décisif où il faut passer de la démocratie dans un cadre national à la démocratie internationale en amendant le processus ouvert par la création des Nations unies et non en le détruisant. Jacques Chirac, après avoir exprimé une opposition prudente à la volonté menaçante de George W. Bush, est entré par glissements dans des formes enrobées d'acquiescement. "Nous ne soutiendrons cette guerre que sur un mandat de l'ONU", a-t-il dit, semblant ainsi se retrancher derrière la décision d'un corps responsable. Mais qu'il y ait un mandat de l'ONU dépend de lui comme de chacun des cinq membres permanents qui peut y mettre son veto. Et la timide opposition d'abord annoncée par certains (Russie, Chine et France) et aussi par les Etats arabes ou en voie de développement s'est transformée en une acceptation résignée. Ainsi, à la veille du discours de M. Bush devant l'Assemblée générale des Nations unies, il n'y avait plus de ligne de refus, mais seulement des nuances sur la procédure de légitimation des opérations militaires. Que Saddam Hussein accepte le retour des inspecteurs a compliqué un peu la donne, mais quelles que soient les contorsions dont l'ONU sera le théâtre, il y a fort à parier que des formules ambiguës absoudront M. Bush du péché d'unilatéralisme. La mauvaise guerre des Etats-Unis s'ils l'avaient voulue seuls, deviendra ainsi une bonne guerre, puisqu'elle sera la nôtre. Encore un pas, et les opposants à cette aventure seront amalgamés au terrorisme, et pourquoi pas, inquiétés. Pantins aux mains du réseau qui mène le monde au chaos, les gouvernements auront montré que l'ONU n'est pas l'ébauche d'une timide démocratie entre des nations libres, mais le lieu de la liquidation de la liberté des peuples. L'Irak, dit-on, ne respecte pas les résolutions de l'ONU, qui ne peut plus supporter de se voir ainsi bafouée (Israël, cependant, bafoue depuis trente-cinq ans l'ONU, qui s'arrange très bien de ce mépris de son autorité). Il faut se pencher sur le contenu des résolutions concernées et remonter aux sources du problème avec l'Irak. La cause avancée pour justifier le maintien indéfini des sanctions contre l'Irak depuis la fin de la guerre du Golfe serait l'exigence posée par le Conseil de sécurité que l'Irak soit inspecté du point de vue de ses capacités militaires parce que dangereux. Mais les autres Etats renâclent tous à la perspective d'un contrôle de leurs armements. Les armes bactériologiques sont interdites par un traité de 1972 que l'on tente depuis 1995 d'assortir d'un protocole de contrôle pour permettre des mesures contraignantes de vérification par des experts indépendants. Or, les Etats-Unis ont fait barrage à tout protocole de contrôle de ces armes parce qu'ils ne veulent pas s'y soumettre. Un présupposé inacceptable est à la source de la situation actuelle : les armes seraient dangereuses aux mains des voyous et précieuses aux mains des vertueux. Faire passer pour vertueux des Etats comme la France, avec son passé de guerres coloniales ou, plus récemment, de complicités au Rwanda, la Russie de Vladimir Poutine face à la rébellion tchétchène ou à l'indépendance de la Géorgie, Israël, dont la puissance militaire lui permet le mépris de tous les droits du peuple palestinien, ou ranger parmi les vertueux les Etats-Unis, qui portent la responsabilité de la destruction de Hiroshima et Nagasaki, des déversements de dioxine sur le Vietnam ou de la mort de milliers de civils en quelques mois en Afghanistan, c'est soulever l'indignation et la fureur chez les peuples victimes et nourrir ainsi le terrorisme pour de longues années. Le Conseil de sécurité était mandaté par la Charte (art. 26) pour conduire le désarmement du monde. Il a renoncé à cette fonction pendant des décennies. Y revenir pour couvrir les démangeaisons guerrières de M. Bush à l'égard de l'Irak n'est que dévoiement arbitraire de cette mission et précipite le discrédit de l'ONU. Le fragile concept de sécurité collective, particulièrement malmené depuis 1990, ne peut revivre qu'à travers une nouvelle approche du désarmement qui jouerait en faveur de l'égalité entre les Etats et les peuples. Tous les Etats qui détiennent des armes de destruction massive sont dangereux ou peuvent le devenir à certains moments de leur histoire. Tous doivent être soumis à des pressions pour les éliminer. Tous, à stricte égalité, doivent être contrôlés et inspectés. Hors de cela, il n'y a qu'injustice, donc production de désordre assurée. Monique Chemillier-Gendreau est professeur de droit international à l'université Paris-VII-Denis-Diderot. • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.09.02