Le Quatar Le Quatar est un morceau de désert où se trouve une ville opulente, Doha. 97% de la population de l’Etat vit dans cette ville. La seule source de richesse de cet Etat est le pétrole. La population de l’Etat, ou de la ville, ce qui est quasiment la même chose, s’élève à 650 000 habitants qui se divisent en 100 000 Quatariens et 550 000 travailleurs venus de l’étranger. Parmi les 100 000 Quatariens, on compte une famille royale à rallonges et quelques clans de nababs d’une richesse extravagante. L’Etat vit sous un régime de « monarchie absolue ». Il n’y a pas de partis politiques; seulement une cour autour de l’émir et toutes les luttes de clans qui s’y jouent. A l’égard du peuple, le régime prend l’aspect d’une dictature éclairée et paternaliste. Il y en a tant, des pétrodollars, que c’en est trop pour stabiliser la population relativement restreinte de l’Etat: aussi, quand le souverain a fini de jouer le paternalisme, il peut acheter des bons du trésor américain. Il devient ainsi créancier des Etats-Unis, au même titre que l’Arabie Saoudite . Or les Etats-Unis sont un très mauvais débiteur, un débiteur qui ne pourra jamais rembourser sa dette. C’est évident qu’une créance sur les Etats-Unis est quelque chose de plus que douteux. Vous êtes-vous jamais demandés pourquoi les Etats-Unis sont le seul pays au monde dont le crédit n’est jamais ébranlé malgré l’importance record de sa dette ? En prêtant à ce créancier douteux, les Etats du Golfe achètent la clémence de la redoutable armée des Etats-Unis à leur égard . L’Irak, mauvais exemple, n’avait pas seulement nationalisé son pétrole; il commettait en outre le péché de vouloir utiliser la rente pétrolière à d’autres fins qu’à l’achat de ces fameux bons du trésor américains. En 1988, après la guerre contre l’Iran, il voulait l’employer à des fins de reconstruction interne. Il avait déjà offert à son pays un système de soins de santé développé et accessible à tous; la population avait atteint un niveau de vie semblable à celui qui existe dans les pays du sud de l’Europe. Il poussait aussi le pays vers l’égalité entre hommes et femmes et la mixité. Mais les Etats-Unis ont un si grand besoin du crédit des pétrodollars qu’ils doivent frapper l’Irak pour éradiquer dans les pays du Golfe jusqu’à l’idée de suivre un exemple irakien qui signerait l’inconcevable, la faillite des Etats-Unis. D’où l’enjeu crucial de la deuxième guerre du Golfe: il est vital pour les Etats-Unis de démontrer un pouvoir absolu sur le Moyen-Orient. A titre préventif de guerres futures, il vaut sans doute mieux que la rente pétrolière revienne à de minuscules Etats qui n’ont pas la tentation de s’occuper du développement d’une vaste population. De plus, dans les Etats pétroliers comme l’Arabie Saoudite et le Qatar, il est mieux que le travail soit assuré par des étrangers qui viennent là sans droit, tels que les Pakistanais et les Indiens. Le Qatar se démocratise Le 27 juin 1995, l’émir du Qatar fut détrôné par un de ses fils et se réfugia à Londres, où il vit toujours. Le jeune émir se mit en tête de moderniser son pays . Il octroya aux femmes le droit de voter et d’être élues aux élections municipales, ainsi que le droit de conduire et d’aller au café. Depuis lors, elles sont toujours vêtues de grandes capes noires qui ne leur découvre que le visage ou une partie du visage, mais elles occupent l’espace public, au grand dam de l’opinion d’Arabie Saoudite, plus puriste. Les Etats-Unis félicitent le petit émirat pour sa démocratisation. Ce n’est pas la démocratie à proprement parler, puisqu’il n’y a pas plusieurs organisations politiques, mais seulement l’adoption de certaines valeurs occidentales par un monarque absolu bien éclairé. Dans le même mouvement de démocratisation, l’émir, en novembre 1996, laissa s’implanter à Doha une chaîne de télévision privée: Al Jazira, « l’île ». Si le président du Conseil d’administration d’Al Jazira est un membre de la famille royale, cela ne signifie pas que ce médium soit la voix du gouvernement du Quatar. Non, c’est la seule voix libre de l’immense nation arabe, parcellisée et soumise à autant de dictateurs locaux. Tous les médias des pays du Golfe sont les médias des différents gouvernements de ces pays, sauf Al Jazira. Al Jazira est une opération diplomatique. Le Qatar s’est offert cette une chaîne de télévision pour être un bon élève de la mondialisation américaine et supplanter l’Arable Saoudite dans le coeur des Américains. L’Américain David Ignatius, rédacteur en chef d’Hérald Tribune, écrit: « Le Qatar épouse les valeurs américaines, c’est la nation qui a lancé l’incendiaire Al Jazira qui fournit au monde arabe une occasion de débattre librement. » Outre cette télévision qui en fait une sorte de Mecque médiatique du monde arabe, la ville de Doha abrite aussi une base militaire américaine, avec des avions américains prêts à décoller pour aller bombarder l’Irak, et si grande est la confiance des Etats Unis dans le petit Etat, que cette base abrite le quartier général des alliés qui sera opérationnel pendant la deuxième guerre du Golfe, si elle a lieu. La CNN arabe Al Jazira est la soeur jumelle de CNN, en version arabe. Même arrangement des locaux, même beau matériel ultramoderne, même organisation du travail. Depuis son lancement fin 1996, Al Jazira connaît un énorme succès et est regardée régulièrement par 40 000 000 téléspectateurs. Ca doit leur faire quelque chose, aux journalistes et aux présentateurs là-bas à Doha, de savoir que 40 000 000 personnes les regardent et les écoutent ! Ceux-ci sont recrutés dans tous les pays arabes et maghrébins: Algérie, Egypte, Syrie, Jordanie, Liban, ...On dit d’eux qu’ils « vivent pour leur travail ». Al Jazira est une boîte exigente et prestigieuse qui paie bien. La carrière de ces journalistes cosmopolites évolue au fil des alliances et des hostilités mouvantes entre les Etats-Unis et les différentes parties du monde arabe. Certains, que le reste de l’équipe d’Al Jazira surnomme « les Afghans », ont couvert la guerre d’Afghanistan du côté des Talibans. Ils ont fui le pays quand la victoire américaine a été acquise, pendant que les combattants internationaux d’Al Quaeda, dont ils avaient jusque là raconté les exploits, étaient faits prisonniers par les Américains, et que ceux qui n’étaient pas tués sur place étaient emmenés à Guantanamo, déclarés « combattants illégaux », privés des droits et des protections dont bénéficient en principe les prisonniers de guerre. Les journalistes engagés soutenant ces gens-là, on en retrouve maintenant à Al Jazira, à deux pas de la base américaine qui sera le quartier général des forces occidentales dans la deuxième guerre du Golfe, et travaillant dans une chaîne de télévision construite sur le modèle de CNN dans un Etat du golfe allié des Américains. Ce n’est pas qu’ils aient trahi leur idéal, car ils sont payés pour diffuser les mêmes idées que quand ils soutenaient le régime taliban. La clé du succès Fayçal al-Qassem est un présentateur vedette d’Al Jazira. C’est le journaliste le plus célèbre du monde. C’est un personnage charismatique: on l’appelle « Docteur Al-Qassem ». D’origine syrienne, il est titulaire d’un diplôme d’études supérieures en littérature anglaise. Une fois par semaine, il anime un talk-show qui met face à face, pour un débat télévisé, une personne défendant la conciliation avec l’Occident, et une personne défendant un point de vue non occidental tel que : l’admiration envers Ben Laden qui mord l’Amérique au talon, la curieuse convergence entre le sionisme et le nazisme, le renversement par la nation arabe des dictatures locales qui sont des marionnettes à la botte de l’occident. Dans ses talk-shows, il demande: Ousama Ben Laden sert-il la cause de l’Islam? Les actions militaires contre les USA sont-elles du terrorisme ou de la résistance? Réponse : « Selon un sondage réalisé par Al-Jazira, 90% de nos téléspectateurs sont favorables aux actions contre les intérêts américains dans le monde: il faut leur faire payer cher leur hégémonie. » Intervieuwé, Qassem raconte qu’il est payé par sa direction pour critiquer violemment la politique des pays du Golfe (sauf le Quatar, l’Etat hôte) ; il a le sentiment que dans cette voie, il fait ce qu’il veut. Une autre émission à grande écoute sur AlJazira est l’émission religieuse « la Charia et la vie » du consultant d’Al Jazira pour les questions religieuses, l’imam Qaradaoui. Il est membre des Frères Musulmans. Dans son émission, il émet des fatwas sur toutes sortes de sujets. Ce n’est pourtant pas un rigoriste. Parlant de la sexualité, il a dit que « le plaisir sexuel dans le couple musulman est licite selon le Coran »; y compris la fellation! Les 40 000 000 d’Arabes téléspectateurs n’en croyaient pas leurs yeux ni leurs oreilles et ils sont restés scotchés aux numéros suivants d’une émission aussi captivante. Alors, l’imam a fait un vibrant éloge des kamikazes palestiniens. Là-dessus, l’émission d’information a annoncé qu’à la demande du lobby juif scandalisé, l’imam Qaradaoui serait interdit de séjour aux Etats-Unis. Il s’en passe toujours de belles sur Al-Jazira: voilà une île où on ne s’ennuie pas! Moyennant tout cela, le message du Hesbollah est bien passé et les jeunes rêvent de martyre (tandis que les vieux rêvent de fellation ? ?). Khadija Bengana est présentatrice à Al-Jazira. Elle officie en tailleur, les cheveux mi-longs soufflés au föhn et laqués à l’américaine. Elle a fui l’Algérie où elle était menacée par les islamistes en tant que journaliste, femme émancipée. Un de ces collgèues, un jeune et joli macho d’origine espagnole qui fait partie des « Afghans », déclare : « Contrairement à ce qu’ont prétendu les Américains, les talibans n’interdisaient pas aux petites filles de s’instruire. Ils connaissaient fort bien l’existence des « écoles interdites. Et lorsqu’on dit que les femmes ne pouvaient pas travailler… Mais en Afghanistan, il n’y a même pas de travail pour les hommes ! » Que fait Bengana dans ce nid d’islamistes ? Elle y vit bien, alors elle nuance. « J’ai un point de vue plus modéré que certains de mes collègues concernant les mouvements islamistes. Je les ai vus assassiner la raison. Mais eux se réfèrent aux Frères musulmans, un mouvement structuré, encadré par des oulémas, tandis que chez nous les islamistes n’ont aucune culture. » Si Quassem, via ses talk-shows brûlants, est la voix de la passion, l’Egyptien Ibrahim Helal est celle de la raison. Helal présente les informations. Helal est celui qui reçoit en quasi-exclusivité les fameuses cassettes d’Oussama Ben Laden depuis le 11 septembre. Il les reçoit de la part d’Ahmed Zeidan, un Syrien qui est correspondant d’Al Jazira à Islamabad. Zeidan est le seul journaliste à avoir rencontré Oussama Ben Laden depuis le 11 septembre. Grand admirateur de Ben Laden, il a écrit et publié à Beirouth un livre sur Ben Laden que les services secrets du monde entier s’arrachent. Via Zeidan et Helal, Al Jazira est la chaîne de télévision qui a l’exclusivité des enregistrements d’Oussama Bel Laden depuis le 11 septembre. Si vous voulez voir le héros Ben Laden en chair et en os, une seule solution: Al Jazira. Pour autant, Ben Laden ne fait pas l’unanimité parmi les journalistes d’Al Jazira, qui viennent d’horizons si divers de tous les pays arabes. L’un d’eux résume ainsi le plus petit dénominateur commun de l’opinion : « On peut détester l’homme, mais pas ses discours, si on est musulman. » La voix dans le désert Pour 40 000 000 d’Arabes d’une trentaine de pays différents qui captent Al Jazira avec des antennes paraboliques, Al Jazira est comme l’eau dans le désert. Aux yeux des nostalgiques de la grande époque de Nasser, on y entend « la » voix des Arabes. Al Jazira fait l’ouma. C’est la seule chaîne de télévision libre d’une immense communauté arabe découpée en Etats qui verouillent chacun leurs médias à leur manière. Mais alors que Nasser parlait la voix du socialisme, Al Jazira parle nationalisme. On n’y regarde pas trop si l’eau dans le désert est un peu empoisonnée. On n’a pas le choix. Privés de tout discours qui les représente, les téléspectateurs rêvent qu’ils entendent de nouveau la voix porteuse d’espoir, et ils gobent le nationalisme. Le docteur Qassem en dit : « Pendant des années, les dictateurs nous ont forcés au silence. (…) Et puis arrive Al Jazira. Comme un météorite dans de l’eau croupie. Ce n’est pas vraiment une chaîne, car il n’y a pas de liberté sans démocratie. Disons que c’est une curiosité du système. Pour une fois, nous avons la chance de pouvoir parler, alors nous hurlons ! » Sur fond de dictature, un îlot de « liberté » relative, de liberté sous contrôle, où ça hurle, et, si ça hurle, c’est pour mieux assourdir. Dans un de ses talk shows, Qassem demande : « Le sionisme est-il pire que la nazisme? » Dans la discussion, on ne se limite pas à la colonisation juive en Palestine, dont il y a pourtant déjà beaucoup à dire. On ne se limite pas à l’espèce de nettoyage ethnique lent et honteux, lent parce que honteux, mais persistant malgré la honte, auxquels les Israéliens se livrent avec l'aval de leurs électeurs. On raconte qu’il y a au sommet du monde occidental un lobby juif qui veut la fin de la civilisation arabe. L’invité de Qassem ressort en effet les Protocoles des sages de Sion, une vieille intox qui avait été écrite au début du XXème siècle pour justifier les pogroms en Russie. Un auteur russe avait rédigé de fausses minutes d’une loge maçonnique juive, où le grand-maître juif exposait à ses frères juifs un programme de conquête du monde et d’asservissement de gentils. Cette loge n’a jamais existé; mais sur Al-Jazira, on fait semblant que si et que cela existe plus que jamais. L’invité chargé de défendre la thèse que l’occupation de la Palestine est autre chose qu’un génocide, s’entend dire en guise de disqualification massive: « Vous pouvez figurer sur le livre des records des contacts avec les Israéliens. » Cela a des chances d’être vrai, car le Qatar a de nombreuses relations commerciales avec l’Etat d’Israël. Une semaine après l’attentat du 11 septembre 2001, Qassem citait un article d’Al-Watan selon lequel ce jour-là, 4000 juifs n’étaient pas venus travailler dans les tours. C’est une grosse bourde. Interpellé, il se défend en disant: « Je n’ai pas été le premier à le dire, et puis nous ne savons toujours pas qui a commis ces attentats. » Le lobby juif, bien sûr. Qui d'autre? Al-Jazeera divise le monde en deux catégories de gens. D’une part les Etats-Unis et les sionistes; d’autre part Ben Laden et le Hezbollah. « Est-ce que nous n’assistons pas à la réalisation de la prophétie de Ben Laden : vous nous tuez, alors on vous tue ? » Contre la guerre impérialiste, c’est simple : la guerre du monde arabe unifié. Autant la chaîne de télévision rappelle CNN dans sa forme, autant les messages qu’elle véhicule représentent précisément la voix arabe dans le conflit de civilisation qui est sensé, selon des gens comme Samuel Hurtington, déchirer notre monde contemporain entre une civilisation arabe et une civilisation occidentale irréconciliables. A l’ombre du quartier général des puissances occidentales occidentaux dans leur guerre contre l’Irak, à l’abri dans le creuset protégé de l’Etat du Moyen-Orient favori des Etats-Unis, les journalistes d’Al Jazira peuvent aller aussi loin qu’ils veulent dans l’incarnation et l’interprétation du démon islamiste dont les Etats-Unis avaient esquissé le portrait robot il y a quelques années. Que cela est étrange ! La vérité venue d’ailleurs Le journaliste libanais Joseph Samara estime que le discours nationaliste d’Al Jazira est « creux ». Al Jazira filme les préparatifs irakiens pour repousser l’attaque américaine, pendant que les avions américains décollent de la base d’Odeid pour aller bombarder Bagdad. Al Jazira filme la mort des Palestiniens dans les territoires occupés et appelle les petits consommateurs à boycotter les produits israéliens, pendant que le Qatar reçoit une délégation israélienne. Selon Samara, le médium au discours extrémiste permet aux Américains et aux Israéliens de faire ce qu’ils veulent. Malheureusement, la rhétorique creuse fait pire qu’endormir. Elle rend somnambule. L’antisémitisme des Arabes ne date pas d’Al Jazira. J’avais été surprise de l’entendre exprimer en 1991 par un jeune Tunisien qui, au moment de la première guerre du Golfe, étaient à fond derrière Saddam Hussein et sa « quatrième armée du monde ». Pour lui, cette guerre marquait le début du soulèvement du Tiers-Monde contre la colonisation du Nord et de l’Occident. Le monde arabe avait l’honneur d’être la partie la plus avancée du Tiers-Monde, son avant-garde. Cela n’avait rien d’antipathique, excepté un ton peut-être un peu trop revanchard, inquiétant. Mais à côté de cela, aux yeux de mon ami tunisien, les juifs étaient automatiquement les plus exploiteurs des exploiteurs, sans égard pour le fait qu’il y a des juifs prolétaires et des « gentils » capitalistes (des méchants aussi, d’ailleurs). Le même Tunisien, bon vivant, buveur de bière à l’occasion et grand amateur de séries américaines , s’était mis à ergoter contre la théorie de l’évolution de Darwin, en me ressortant le même type d’arguments que j’avais lu dans un petit livre bleu des Témoins de Jéhovah quelques années plus tôt. Les espèces vivantes sont une création divine et pas le fruits du hasard et des lois de la science. Il avait appris à l’école que la théorie de l’évolution ne tenait pas debout et que la théorie religieuse des espèces lui était supérieure. Alors que ces sentiments et prises de positions pourraient assez aisément être nuancés et limités par une chaîne de télévision, ce qui ne l’empêcherait pas d’être par ailleurs nassériste, socialiste et tiers-mondiste, Al Jazira semble au contraire flatter et banaliser l’exception culturelle, voire la pousser à son comble. Le type de somnambulisme le plus ennuyeux et plein d’inconvénients que cela engendre, n’est pas l’admiration envers un Ben Laden qui n’est au fond pas si encombrant depuis son grand coup du 11 septembre. Là où ça devient gênant pour les Européens, c’est l’antisémitime. Parce que ça peut créer une ambiance pas possible en Europe, où juifs et arabes cohabitent partout et fréquentent les mêmes écoles. En France, les professeurs d’histoire se font chahuter par les beurs de la classe au moment où ils abordent la Shoah qui fait partie du programme scolaire. Les beurs organisent du harcèlement contre les enfants juifs qui ont le malheur de fréquenter une classe où il y a des beurs. Il est devenu dangereux pour un élève d’avoir un pendentif avec des lettres hébraïques ou une étoile de David ; par contre, interdisez le foulard islamique et vous verrez comme ça va hurler au racisme. C’est surtout en France que cela se passe ainsi, mais cette sale petite guéguerre des communautés pourrait peut-être se pointer dans les autres pays d’Europe, dans les banlieues où les jeunes ont la haine et où la haine ne demande qu’un prétexte pour se fixer. Al Jazira enseigne ce prétexte. Voici un article d’origine française qui a subi la censure symbolique d’Indymedia, mais dont je repêche l’extrait suivant parce qu’à la lumière de l’article du Nouvel Obs, il apparaît comme plein de vérité. « Un appartement douillet, gâteaux au miel et soupe au mouton. Une famille musulmane laïque, d’origine tunisienne. Le père, Moncef, petit patron autodidacte, taraudé par le besoin de comprendre et d’être compris. Sa fille, prof de lycée, titulaire d’un capes. Plus deux amis de passage. On parle avec eux une soirée entière. On en ressort terrifié. Tranquillement, sans jamais s’exalter, ils déballent un à un tous les poncifs de la haine antijuive que véhicule le malheur arabe contemporain. Que l’attentat du WTC était une manipulation du Mossad. Que ce jour-là, air connu, 4000 juifs employés par les tours ne sont pas allés travailler : les synagogues les avaient avertis. Que la « puissance juive » tient la France et marginalise les Arabes. Que tout était prévu, raconté, annoncé, dans les « Protocoles des sages de Sion ». Moncef a lu cet évangile des antisémites. Il a tout gobé. Il n’a jamais entendu dire que c’était un faux… Les juifs ont tous les pouvoirs. Même Hitler a fait leur jeu : c’est parce qu’il les a tués qu’ils ont obtenu la création de l’Etat d’Israël. « Ils sont moins nombreux, mais encore plus forts. » Des méchants, des fanatiques, Moncef et les siens ? Pas du tout. De très braves gens. Intégrés. Qui ont voté à gauche. » Cette famille a des amis juifs dans la cité et ne songe pas aux histoires antisémites lorsqu’elle les fréquente : comme dans un sketch de Coluche, elle ne hait que le juif abstrait. Et d’où vient cette haine abstraite, cette haine encore somnambulique, détachée du reste de la personnalité ? « Chaque soir à 20 heures, rituellement, (Moncef) se branche sur Al Jazira, la télé du monde arabe. Celle de la vérité venue d’ailleurs. Où la Palestine est un sujet obsessionnel. Où les monstruosités antisémites peuvent être de simples objets de débat. Moncef est d’ici, il regarde la télé d’ailleurs. Il aime bien Esther, mais tous les soirs, il communie dans la souffrance des Palestiniens. Il réapprend à détester les sionistes et à se méfier des juifs. » Al Jazira, encore ! Al Jazira s’intéresse à l’Europe. A côté de cette famille d’un certain niveau d’études, beaucoup d’Arabes et de musulmans d’Europe ne connaissent pas l’Arabe, et ne reçoivent jusqu’à maintenant l’influence d’Al Jazira que via les lettrés, les imams, les chefs de quartiers. Ceux-ci se servent des argumentations d’Al Jazira dans leurs prêches, et constatent que ces prêches-là font mouche et intéressent l’assemblée. Lorsque les étudiants refusent qu’on enseigne la Shoah au cours d’humanités, cela vient de là ; cela vient de l’émission « sans frontières » d’Al Jazira. En ce moment, dit l’article du Nouvel Obs, Al Jazira s’intéresse à l’Europe. Elle a étoffé son bureau parisien et va lancer une émission en anglais destinée à la communauté musulmane européenne. Mauvaise nouvelle ! Mais n’est-ce pas une nouvelle prévisible ? Quelques mois seulement après le 11 septembre, la France avait dit aux Etats-Unis : « Votre victimologie, ça suffit ! Ne comptez pas sur nous, la vieille Europe, pour approuver votre camp de Guantanamo et votre troisième guerre mondiale contre le terrorisme. » Du coup, il fallait impliquer l’Europe malgré elle dans la guerre contre le terrorisme islamiste. La guerre contre le terrorisme est un réalité une guerre contre les puissances et les orientations du Moyen-Orient, devant lesquelles le terrorisme islamiste servira d’appât : tirez dans le décor en carton peint à l’effigie de Ben Laden, et vos balles iront se loger dans ce qui se trouve derrière. Bien visé ! Bien visé quoi ? Ben Laden, bien sûr ! Mais Ben Laden n’est pas mort ! Non, il est allé se cacher dans un autre pays. Allons, pointons bien vite nos missiles contre ce nouveau pays refuge du terrorisme. Et comment parvenir à mobiliser les Européens, gouvernements et opinions publiques, à ce jeu video ? Comment les convaincre d’emboîter le pas aux Etats-Unis sur le chemin de la guerre ? Sinon en apprenant énergiquement aux musulmans d’Europe à se faire détester des autres Européens. Al Jazira est le mode d’emploi idéal à cet effet. En ce moment, la France et l’Allemagne récidivent. La vieille Europe fait enrager l’oncle Sam, sauveur de 1945. Quelle ingratitude ! Précipiter l’oncle Sam en faillite, inciter à l’ébranlement de son crédit en pétrodollars, et surnager tranquillement sur l’Euro mis à flot en 2000 ! Voilà un bras de fer où l’économie européenne se mesure à l’armée et aux services secrets américains. C’est bien hasardeux. On a tendance à parier sur les armes et les services secrets. Lucide mais prudent, le Nouvel Obs exprime dans un double langage d’une subtilité digne des médias en dictature : « La fracture entre l’Amérique et la « vieille Europe » prend des proportions dangereuses. A trop vouloir gagner sur l’Irak, ne risque-t-on pas de distendre dangereusement le lien des solidarités entre des pays occidentaux également menacés par un terrorisme opérant à l’échelle mondiale ? » (p. 49). Décryptons. Ce qui est à craindre, ce n’est évidemment pas que les Arabes en veuillent à la vieille Europe d’avoir tenté de les dispenser d’une guerre à forces inégales contre l’oncle Sam. Ce qui est à craindre, c’est que des terroristes dans le style des marionnettes provocatrices d’Al Quaeda, applaudis par une oumma hypnotisée par l’américaine Al Jazira, trouvent on ne sait quel prétexte pour frapper la pacifiste vieille Europe et la ramener gémissante dans le giron des Etats-Unis. Alors, les opinions publiques européennes réclameront la guerre contre le terrorisme, et l’Europe se dotera de régimes militaires qui persécuteront des communautés européennes arabes, à vrai dire remuantes et imbuvables. Questions sur l’AEL Après avoir bien bouté le feu en Europe, les Etats-Unis, merveilleux d’hypocrisie, fourniront à l’Europe des kits made in America pour apprendre à cohabiter entre communautés culturelles différentes, comme ils l’ont si bien réussi et le réussissent si bien avec les Noirs, les Hispaniques et les premiers Américains. J’ai toujours eu l’intuition que la Ligue Arabe Européenne et son charismatique Libanais Abou Jahjah font partie de la même entreprise que l’intérêt récent d’Al Jazira envers l’Europe. Ils sont là aussi pour polariser les pro-arabes et les anti-arabes en Europe. Jahjah est aussi par un vent favorable venu du capitalisme. Quand il agit et se fait connaître, il est de suite récupéré par le Knack. Comment a-t-il fait pour que la Knack lui saute dessus comme ça ? Mais encore, il y a aussi des articles qui parlent de lui dans le Times ou dans un grand journal français, ainsi que dans de grands médias hollandais. Aucun mouvement véritablement populaire n’acquiert une telle audience, à moins de jeter 300 000 personnes dans les rues de Bruxelles, comme la Marche blanche de 1996, et encore. Jahjah et son groupuscule local au nom européen, un nom qui n’a jamais été désavoué par la Ligue arabe tout court, sont couverts par les médias européens. Jahjah est donc aidé internationalement, et pas par des collectivités arabes de base, mais bien par des gens qui ont des relations haut-placées dans les milieux médiatiques européens. Et puis, il y a cette phrase qui a échappé à Jahjah dans le Knack , cet indice minuscule : « L’identité de beaucoup d’allochtones est en train de d’affaiblir. Ilms n’ont plus de cadre de référence. La Belgique est une société multiculturelle et ne peut pas se permettre de nier le concept d’identités différentes. Tout comme les Etats-Unis ont organisé une vie en société multi-identitaire. » Voilà bien de sa part l’anticipation d’une dépendance accrue des Européens vis-à-vis du modèle américain. L’anticipation, et le désir : cette citation exprime le mépris des Européens et la valorisation concurrente des Américains. C’est donc l’expression par Jahjah de l’idée que les Américains sont meilleurs que les Européens dans la vie multiculturelle, ceci contre toute réalité. Cet indice minuscule, mais parfaitement constitué, dénote que Jahjah travaille pour les Américains. Comme Al Jazira. Au demeurant, les discours de Jahjah sont de l’Al Jazira tout cuit, à peine un peu arrangé comme la cuisine chinoise est un peu arrangée pour les palais européens. Questions sur le PTB Le fil de cette analyse nous amène au PTB. Le PTB soutient l’AEL au point de présenter une liste commune avec l’AEL aux prochaines élections, dans différentes communes flamandes réputées pour leur polarisation en extrême-droite et communauté immigrée. Dans ces communes, le PTB se met de tout son poids dans le plateau de la communauté immigrée. C’est normal. Mais il y a, dans ce même plateau, l’influence d’Al Jazira du Qatar, qui joue le rôle du pyromane dans le grand jeu du pompier pyromane auquel les Etats-Unis se livrent et qui leur permet de déployer leur armée dans le monde entier. Voilà, en Belgique, une alliance qui fait faire de grands écarts et des contorsions bizarres à la composante PTB. Comme exemple de contorsion, Indymedia Belgique sanctionne de la censure symbolique pour « sionisme, autrement dit fascisme », plusieurs articles où des juifs citoyens des nations autres qu’Israël avouent subir actuellement des actes graves d’antisémitisme arabe. Or, par hypothèse, tout juif de la diaspora respecte la Palestine et n’est pas un ennemi des Palestiniens. Ceux-ci sont donc des victimes innocentes qui paient pour les autres, pour les Israéliens. Mais, disent Jahjah, Al Jazira et le PTB, ils sont coupables de soutenir moralement Israël. Alors là non : le délit d’opinion ne fait pas partie de la conception européenne de la démocratie. Surtout pas le délit d’opinion supputée : tu portes un pendentif juif, dont t’es pour Sharon… D’ailleurs, si vous voulez défendre les Palestiniens, ce n’est pas en faisant des nuits de cristal en Europe : c’est en allant vous battre en Palestine. Que fait le PTB dans cette dérive ? Le PTB n’est pas naïf. C’est celui des partis d’extrême-gauche qui a le plus de moyens, et il en consacre une généreuse partie à élaborer des analyses de politique internationale qui assurent, qui sont des références au même titre que celles du Monde diplo ou des meilleures sources capitalistes. D’ailleurs, c’est de Michel Collon, journaliste à Solidaire, que je tiens l’info exposée au premier chapitre sur les lignes de crédit en pétrodollars, merci PTB de soutenir un journalisme pareil ! J'en déduis, au risque de me planter mais à titre d’hypothèse, la crainte de faillite imminente des Etats-Unis si une bonne leçon n’est pas infligée rapidement à l’Irak. Cette hypothèse peut expliquer l’acuité du conflit actuel entre l’Europe et les Etats-Unis, et en quoi l’Euro est une menace pour les Etats-Unis, ce qu’on pressentait déjà depuis l’an 2000. Cette hypothèse est aussi de nature à expliquer pourquoi les Etats-Unis, acculés, se donnent des airs de sombrer dans une psychose guerrière. L’explication par la psychose de la famille Bush est une explication idéaliste ou idéologique ; elle est fausse ; encore faut-il trouver la vraie. L'explication par la recherche de pétrole bon marché est insuffisante, comme le dit un article du Newsweek présenté il y a quelques jours sur Indymedia ("La fin de l'Alliance atlantique"). Je disais donc que le PTB n’est pas naïf et qu’il sait pour Al Jazira et pour Jahjah. Alors pourquoi l’alliance avec un machin pro-américain et nationaliste ? Dans quel but ? Le PTB compte-t-il détourner les arabes et musulmans européens de la tentation nationaliste provocatrice entretenue par une puissance telle qu’Al Jazira ? Compte-t-il, un beau grand soir, les arracher à l’influence des Etats-Unis et les emmener derrière lui vers le modèle communiste ? Voilà qui est au moins aussi hasardeux que d’imaginer que les Etats-Unis vont laisser l’Euro(pe) les larguer. Sources: Un exposé de Michel Collon, journaliste à Solidaire, au Carlo Levi le 13 février 2003, pour la petite info susmentionnée Pour presque tout le reste: un article du nouvel Observateur du 13 au 19 février 2003 p. 16 à 21 Et enfin, toujours le merveilleux article Knack du 21 au 27 août 2002, "la bombe à retardement..." qui a fait connaître l'AEL à toute la Belgique.