La politique latino-américaine de la droite espagnole

Velléités néo-coloniales

Par Juan Agullo, La Jornada, 30.06.02

En 1992, la célébration du 500ème anniversaire de la "Découverte de l’Amérique" a marqué un point d’inflexion dans la politique latino-américaine de l’Espagne. Depuis cette date, Madrid a promu une politique de pénétration commerciale et financière en Amérique latine visant à compenser la faiblesse de ses entreprises en Europe. L’arrivée de la droite au pouvoir – en 1996 – a renforcé cette tendance moyennant la constitution d’un lobby des entreprises qui, actuellement, détermine l’attitude l’Espagne dans la région.

"L’Amérique latine nous importe: ce sont 400 millions de consommateurs", affirmait Rodrigo Rato, ministre de l’Economie du gouvernement Aznar. Les récents achats de Radiopolis, par le groupe Prisa, et de Pagaso, par Telefonica – donne du crédit à ces affirmations et montre surtout l’importance que le Mexique continue d’avoir pour l’Espagne. Mais la stratégie de pénétration n’est pas neuve. En son temps, elle fut déjà mise en pratique en Argentine, au Brésil, en Colombie ou au Pérou. Le problème n’est pas neuf: à la fin des années 80, la privatisation des entreprises publiques rendit propice la création d’énormes consortiums industriels, financiers et de services. Alors qu’en Espagne, ils restaient dans les mains du capital national, en Amérique latine, faute de liquidité, ils durent s’ouvrir à l’investissement étranger.

La perte de marchés internes dont commencèrent à souffrir les nouvelles multinationales espagnoles, comme conséquence de la "libéralisation", finit par transformer l’investissement en Amérique latine comme une option de survie. Ce qui représenta une rupture pour le capital de formation très tardive (postérieur à l’expérience coloniale et à la révolution industrielle) qui, jusqu’alors, s’était centré, uniquement et exclusivement, sur l’Espagne. L’aventure put compter dès le début avec l’aval des gouvernements successifs de Madrid (1).

Les premiers pas

Le premier pas politique important était clair: à partir de 1991, des sommets ibéro-américains de chefs d’Etat et de gouvernement commencèrent à être célébrés avec une périodicité annuelle. Le modèle conçu était très simple: il s’agissait à la base d’imiter le système moyennant lequel deux voisins européens de l’Espagne, la France et l’Angleterre, avait réussi à perpétuer dans le temps un certain degré de parrainage sur leurs ex-colonies. Ce qui devint avec le temps l’Organisation des Etats Ibéro-américains (OEI) se constitua sur la base d’expériences déjà rodées comme le Conseil Supérieur de la Francophonie (CSF) ou le Commonwealth.

A partir de la création de cette structure, il fut relativement simple pour les gouvernements espagnols successifs d’arriver à des accords collectifs favorisant ses intérêts, mais, surtout, de devenir une espèce de gardien de la démocratie en Amérique Latine et ce qui, pour les néo-libéraux, constitue son inséparable corollaire: la "correcte" application des plans d’ajustements structurels. L’effet le plus important de ceux-ci fut la libéralisation de secteurs entiers des différentes économies nationales qui , décapitalisées, n’eurent plus d’autres solutions que de continuer à s’ouvrir à l’investissement étranger. Le capital espagnol joua un rôle central dans ce cadre. Pour preuve: en 1998, six ans à peine après la célébration du 500ème anniversaire de la "découverte de l’Amérique", l’Espagne était déjà devenue le second pays investisseur en Amérique latine après les Etats-Unis.

Toute structure, néanmoins, se complète d'une superstructure qui la soutient. C’est peut-être pour cela, qu’à partir de la moitié des années 90, les capitaux espagnols commencèrent à chercher une couverture politique protégeant leurs intérêts naissants en Amérique latine. En d'autres termes, le patronat espagnol commença à s’impliquer de forme chaque fois plus décidée dans la redéfinition de la politique étrangère de son pays. Les vieux schémas du paternalisme franquiste avait cessé de servir leurs intérêts mais, paradoxalement, le gouvernement socialiste, alors en place à Madrid, résistait à rejeter complètement une orientation dans laquelle les facteurs politiques continuaient à avoir un poids important.

En plus, depuis une perspective latino-américaine, un élément à tenir en compte est le fait que, durant ces années-là, l’ancien secteur public n’était pas le seul à avoir besoin d’investissements en Amérique latine, c’était aussi le cas des florissants groupes privés (comme ceux des Azcárraga au Mexique, des Cisneros en Venezuela, des Rocca en Argentine ou des Andrade au Brésil) qui s’étaient créés dans la région durant les années dorées de la "croissance auto-centrée". Les subventions et prébendes dont ceux-ci avaient profités durant la Guerre froide, grâce aux différents gouvernements nationaux, ne fonctionnaient plus sous le nouveau dogme néo-libéral. Pour aggraver les choses, les obligations financières contractées dans le passé commençaient à peser. Il n’y a pas que les facteurs exogènes qui déterminèrent la pénétration des multinationales étrangères, et surtout espagnoles, en Amérique latine à partir de la moitié des années 90.

La politique "Carolina"

Ainsi, la politique latino-américaine de l’Espagne fut radicalement redéfinie à partir de la victoire électorale de la droite en 1996. De fait, à la constitution formelle de la OEI s’enchaîna la réorganisation du vieil Institut de Coopération Ibéro-américain (IC, organe catalyseur de la politique latino-américaine de l’Espagne) mais, surtout, la création de la Fondation Carolina. Formellement, l’organisme mentionné a pour objet de gérer la politique culturelle, éducative et scientifique de l’Espagne en Amérique latine. Cependant, dans la pratique, il est beaucoup plus que cela: il s’agit d’un lobby patronal qui, depuis approximativement deux ans, oriente – dans l’ombre – la politique latino-américaine de Madrid. Le modèle est un vieux principe de la politique extérieure étasunienne: "Ce qui est bon pour la General Motors, est bon pour l’Amérique".

La Fondation Carolina est composée de quasi toutes les entreprises espagnoles ayant des intérêts actuellement en Amérique latine. C’est-à-dire : le BSCH, le BBVA et Mapfre (banque et assurances); Repsol, Endesa, Iberdrola, Fenosa et Gas Natural (énergie); Iberia (transports); Dragados, ACS y FCC (construction) et pour finir la maison d’édition Planeta et le groupe Prisa (moyens de communications). Deux multinationales ayant un véritable poids dans la région n’en font pas partie :Telefonica (télécommunications) et Sol Melia (tourisme). Toutes celles qui en font partie définissent par consensus la façon de procéder du gouvernement espagnol qui tantôt fera pression sur l’Argentine pour qu’elle accepte les exigences du FMI (quasi les mêmes, dans ce cas-ci, que celles des banques espagnoles), et tantôt conspirera contre le gouvernement Chavez (2).

Elément nouveau mais nullement absurde de la nouvelle politique latino-américaine de l’Espagne, c’est le nouveau modèle de relations bilatérales qui s’est établi entre Washington et Madrid, surtout, depuis l’arrivée de George W.Bush à la Maison Blanche. Le gouvernement de José Maria Aznar, conscient de la puissance des Etats-Unis en Amérique latine, a préféré rompre avec le vieux modèle euro-occidental de collaboration critique avec Washington pour s’engager dans une coopération transatlantique de tradition plus anglo-saxonne. Les résultats ne se sont pas faits attendre: les Etats-Unis ont converti l’Espagne en un de ses interlocuteurs privilégiés en Europe (3), et, en échange, le Plan Colombie a reçu un appui pratiquement inconditionnel de Madrid. La présumée coordination entre les deux pays durant la tentative de coup d’Etat au Venezuela et l’inclusion des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) dans la liste européenne des organisations terroristes constituent des preuves à cet effet.

La nouvelle stratégie espagnole en Amérique latine est accompagnée en plus d’une politique de coopération au développement conçue comme un élément central d’une stratégie strictement partisane. L’objectif de cette dernière consiste à drainer des ressources vers les deux côtés de l’Atlantique en renforçant de cette manière les liens entre les oligarchies espagnole et latino-américaines, en formant de nouveaux cadres adeptes du dogme néo-libéral et en finançant des organisations sociales et des structures partisanes idéologiquement proches. A ce sujet, ces derniers temps, on a intensément parlé en Espagne des Légionnaires du Christ, une organisation religieuse ultra-conservatrice d’origine mexicaine, dont on soupçonne Ana Botella, la femme du Premier ministre Aznar, d’en être membre.

Dernière et importante caractéristique de cette politique de la droite espagnole: la question migratoire. Depuis l’arrivée de la droite au pouvoir, Madrid prétend que son évolution s’adapte aux intérêts du patronat espagnol qui, actuellement, passent par une compétitivité qu’ils pensent augmenter par la voie d’une baisse des coûts du capital mobile. Par conséquent, les législations migratoires successives tentent de mettre en marche une telle mesure qui ne comporte pas de risques politiques et sociaux excessifs: il s’agit, surtout, d’impulser une concurrence entre la force de travail national et celle importée, qui ne doit pas non plus affecter excessivement la sphère productive. De cette manière, une immigration relativement homogène en termes linguistiques et religieux est privilégiée, promue à travers une politique d’accords bilatéraux avec les pays latino-américains. Quand de tels accords sont dépassés par la demande, apparaît la répression: chaque jour, quelques 50 latino-américains sont expulsés du pays.

Par essence, l’objectif ultime des politiques décrites ci-dessus vise à maximiser l’importation de capitaux provenant d’Amérique latine afin de redimensionner le rôle de l’Espagne en Europe à un moment historique clé. Pour Madrid, il ne s’agit pas tant de faire – comme le prétend la rhétorique officielle – des ponts entre l’Amérique latine et l’Europe mais d’articuler une politique extérieure de type néo-colonial complémentaire des intérêts étasuniens dans la région.

L’histoire se répète-elle ?

Notes :

  1. Ce n’est pas un hasard si, par exemple, en pleine vague d’achats d’anciennes entreprises publiques argentines par des multinationales espagnoles, le Premier ministre espagnol de l’époque Felipe González (1982–1996), lors d’une visite à Buenos Aires, affirmait: "Si j’avais de l’argent, j’investirais en Argentine".
  2. A ce propos, consultez le rapport présenté récemment par le parti politique espagnol Izquierda Unida sur la supposée participation de Madrid dans la tentative de coup d’Etat au Venezuela. Jusqu’à présent, ce rapport n’a pas été démenti.
    (
    http://www.izquierda-unida.es/Actualidad/docu/2002/informegolpevenezuela.htm).
  3. Les symboles sont importants : le premier pays européen où George W.Bush s’est rendu juste après avoir pris sa fonction fut l’Espagne. Une autre donnée significative: lors de la récente visite du Premier ministre Aznar aux Etats-Unis, un accord inédit de coopération politique et idéologique a été signé la Fondation Heritage (think tank du Parti républicain étasunien) et la Fondation espagnole pour l’Analyse et les Etudes Sociales.
  4. La polémique vient d’un livre récemment publié par Alfonso Torres Robles: La prodigiosa aventura de los Legionarios de Cristo (Editorial Foca, Madrid, 2001). Y est dévoilé le degré de pénétration que la dite organisation a atteint au sein des élites politiques, économiques et financières espagnoles.

Source: Cet article "La política latinoamericana de la derecha española - Veleidades neocoloniales" fut publié par le supplément dominical MASIOSARE du quotidien mexicain LA JORNADA

Traduction : Frédéric Lévêque