Par Serge Regourd. Professeur à l'Université des Sciences Sociales de Toulouse, Auteur de "l'Exception culturelle" Que Sais-Je (P.U.F. 2002) Avec la reprise des négociations au sein de l'O.M.C. (Organisation Mondiale du Commerce), la question de "l'Exception culturelle" est revenue au coeur de l'actualité. Début février, une rencontre internationale réunissant de nombreuses organisations professionnelles constituées en "Comité de vigilance", a relancé le débat public sur cette question en s'exprimant en faveur d'un nouvel instrument juridique proclamant, et garantissant, "la diversité culturelle". Ce dernier vocable tend, de plus en plus nettement, à se substituer à celui "d'Exception Culturelle" alors même que - ironie de l'histoire, ou trouble de mémoire collectif - une telle substitution terminologique, et sémantique, par la voix de Jean-Marie Meissier en décembre 2001, avait provoqué une véritable tempête médiatique, constituant elle-même un point d'orgue dans la spirale de contestations qui allait entraîner son éviction de l'Empire Vivendi-Canal Plus… Exception et Diversité culturelle… Le 17 décembre 2001, les propos suscitant le courroux unanime des professionnels de l'audiovisuel et de la culture n'avaient-ils pas, en effet, consisté à proclamer que "l'exception culturelle française est morte" en ponctuant aussitôt cette sentence par l'assertion selon laquelle "nous sommes aujourd'hui dans une période de diversité culturelle"?. A croire que les mêmes mots prononcés par des personnes différentes en des circonstances et des lieux différents, avec des intentions différentes, auraient une signification, évidemment, différente… Le sophisme désormais, à la mode, et permettant apparemment d'occulter de telles contradictions consiste, pour certains tenants de la thèse de la diversité culturelle, à préciser que "l'Exception culturelle" ne serait qu'un moyen de garantir la diversité culturelle… La controverse rhétorique dissimule en réalité une opposition de signification politique et de portée juridique qui peut être aisément éclairée par un bref historique de la création de l'OMC, et en son sein, de la teneur du GATS, ou AGCS (Accord Général sur le Commerce des services). Du GATT à l'OMC… Au début, était le GATT (General Agreement ou Tariffs en Trade - accord général sur les tarifs douaniers et le commerce -) conclu au lendemain de la Seconde guerre mondiale, dans le contexte de la restructuration d'un ordre juridique libéral, fondé, déjà, sur les principes, et les valeurs, du libre-échange. Originairement, il correspondait à une partie seulement de la Charte de La Havane (1948) visant à constituer l'organisation internationale du Commerce (OIC), troisième pilier de cet ordre libéral aux côtés des institutions de Bretton-Woods, F.M.I. (Fonds Monetaire International) et Banque Mondiale. Mais ce traité global ne fut jamais ratifié du fait de l'opposition des Etats-Unis lui reprochant, in fine, des dispositions insuffisamment libre-échangistes. Le GATT, simple accord partiel allait ainsi tenir lieu de succédané à l'organisation internationale avortée. C'est, précisément, parce que le GATT ne couvrait que très incomplètement et imparfaitement les objectifs de libéralisation du commerce international qu'il fut ensuite périodiquement complété par des cycles - ou "Rounds" - de négociations commerciales multilatérales ayant pour objet d'élargir ses champs de compétences. C'est ainsi qu'en 1986, fut ouvert un nouveau round, "l'Uruguay Round" visant, notamment à étendre les principes du libre-échange du domaine des marchandises seul pris en compte par le GATT, au domaine des services. Parmi les services, correspondant au "Commerce invisible", par opposition au "Commerce visible" des marchandises, figurent l'audiovisuel et le cinéma. La question centrale qui généra l'argument depuis lors qualifié d' "Exception Culturelle" consiste à récuser l'application des principes du libre-échange inhérents au GATT, puis à l'O.M.C. (créée aux termes de l'Uruguay Round, par les Accords de Marrakech) dans les domaines culturels que sont l'audiovisuel et le cinéma. "L'Exception culturelle" relève ainsi de la plus élémentaire des problématiques juridiques : d'une part, des principes, d'autre part, des exceptions échappant à l'application des dits principes. Les principes du libre-échange contre les financements publics de la culture Quels sont, de manière très schématique, les principes ici en cause ? Ils peuvent être appréhendés autour du principe général de non discrimination entre les marchandises, ou les services, en fonction de leur origine nationale, ou étrangère : les Etats membres de l'O.M.C. doivent traiter les services étrangers dans les mêmes termes que leurs propres services nationaux. Les principaux principes en cause, relevant de modalités de mise en oeuvre différentes, concernent ainsi la libéralisation progressive des échanges, le principe de la nation la plus favorisée (selon lequel tout traitement plus favorable accordé par un Etat membre aux produits - marchandises ou services - provenant d'un autre Etat doit être étendu à tout autre Etat membre s'agissant de produits similaires), le principe du traitement national selon lequel les Etats membres doivent traiter les produits étrangers, et leurs producteurs, comme leurs produits nationaux, comme ceux de leurs propres ressortissants, etc… Or l'application de tels principes aurait pour conséquence directe de démanteler les systèmes juridiques et financiers d'organisation et de régulation des activités culturelles, échappant jusqu'ici à la seule logique du marché et du profit. L'exemple du système français de financement et d'organisation du cinéma et de la télévision est à cet égard emblématique : le compte de soutien financier de l'industrie cinématographique et audiovisuelle permet, selon diverses modalités (aides automatiques, aides sélectives) d'assurer le financement de la création et de la production française, sur la base, notamment, de critères de nationalité des oeuvres. C'est un tel système qui a permis de pérenniser l'existence du cinéma français alors que l'application des règles ordinaires de l'échange marchand aboutirait à ne laisser subsister, pour l'essentiel, que le seul cinéma américain, comme c'est, hélas, déjà le cas dans la plupart des pays européens. Selon la même logique, les quotas d'oeuvres nationales et européennes à la télévision, sont évidemment, directement antinomiques des principes du libre-échange mondialisé puisqu'ils n'ont, précisément, pas d'autre objet que d'empêcher une hégémonie des productions américaines. Bref, les principes institutifs de l'O.M.C. d'une part, et les modes de financement des "industries culturelles" dans un pays comme la France, d'autre part, se caractérisent par un rapport de contradiction frontale. C'est de cette contradiction que rend compte la notion "d'Exception culturelle" : alors que le principe du libre-échange marchand constitue le fondement, et la finalité de l'OMC, il ne s'appliquera pas aux activités relevant d'une nature culturelle, comme en l'occurrence, le cinéma et l'audiovisuel… On mesure aussitôt que quels que soient, par ailleurs, les aléas sémantiques de la notion d' "Exception" culturelle, elle est dotée d'une claire signification et d'une claire effectivité juridique : la non application des principes de la libéralisation marchande, aux oeuvres cinématographiques et audiovisuelles, sur la base d'une logique d'exception fondée sur le caractère culturel desdites oeuvres. La notion de "diversité culturelle", est, à l'inverse, dépourvue de pertinence juridique : elle ne peut revêtir qu'un caractère "proclamatoire" ou "déclamatoire", sans effectivité. Les contradictions inhérentes à la revendication de la diversité et de l'Exception culturelle La tendance dominante aujourd'hui à réclamer un instrument juridique spécifique pour la culture est intellectuellement séduisante, mais politiquement et juridiquement hasardeuse : l'OMC est bien compétente pour l'ensemble des services, et les oeuvres cinématographiques et audiovisuelles sont bien des services. Elles n'échappent aux règles du GATS que dans le cadre de la logique procédurale de l'Exception, en permettant aux Etats de ne pas souscrire d'engagements de libéralisation dans les domaines concernés. Il conviendrait donc, avant de promouvoir l'édiction d'un traité international spécifique aux questions culturelles, de faire adopter d'abord au sein de l'OMC, une clause "d'exclusion culturelle" écartant explicitement les activités culturelles de la compétence de l'OMC, ce que précisément les Européens n'ont ni obtenu, ni même jamais revendiqué durant les négociations du GATT précitées… A défaut d'une telle exclusion préalable, l'adoption d'un texte international proclamant la "diversité culturelle" resterait un leurre… Mais dans le débat sur "l'Exception culturelle", cette diversion terminologique ne constitue pas la seule contradiction de l'argumentation "franco-européenne". Il est d'abord permis de s'interroger sur la polarisation du débat autour du seul audiovisuel, au moment même où l'audiovisuel tend à s'émanciper de plus en plus nettement des exigences culturelles, pour n'obéir qu'à une régulation par l'Audimat et les "parts de marché", y compris parfois s'agissant des télévisions de service public. C'est, conjointement, l'un des aspects des contradictions entre le discours de l'Exception culturelle, hautement revendiqué contre l'invasion des images américaines et certaines pratiques du cinéma et de la télévision françaises qui dupliquent de ce dernier certains de ses caractères majeurs : standardisation des thématiques, de plus en plus formatées pour fidéliser la clientèle, rewriting multiple des scénarios, recours au "star-system" fondé sur la recherche d'audience au détriment des pertinences artistiques et en sacrifiant des parts de budgets disponibles pour des comédiens de grand talent mais sans valeur commerciale… Enfin, et surtout, la principale contradiction potentielle consiste à laisser croire que la culture pourrait être sauvée seule dans un contexte de mise en pièces des diverses régulations publiques. Peut-on, et doit-on, vouloir sauver la culture de la marchandisation libérale, sans défense conjointe des politiques publiques et des services publics dans le domaine de la Santé ou de l'Education ? Une conception autonome, sinon autistique, de la culture est vouée à l'échec en termes stratégiques, et dépourvue de légitimité en termes éthiques. A cet égard, l'échec du projet d'AMI constitue un précédent riche d'enseignement : pour sauver la culture, il ne convenait pas de se livrer à un byzantinisme juridique visant à imaginer des dispositifs techniques en termes de "réserves" aux dispositions de ce texte, concernant la culture, mais bien de récuser purement et simplement ce projet de traité ultra-libéral dans sa globalité… Ce qui fut obtenu. A cet égard, il est permis de s'interroger quant à la "vigilance" du Comité de vigilance pour la diversité culturelle qui a choisi de s'en remettre notamment à l'expertise de personnalités qui acceptaient à l'époque la logique globale de l'AMI, tempérée par de tels dispositifs de "réserves" visant à protéger la culture et qui auraient bien pu aboutir selon la métaphore de Bertrand Tavernier à créer, en effet, de nouvelles "réserves d'indiens" pour les cinéastes français et européens… « REGARDS SUR » CULTURE FACE A l’OMC ET L’AGCS Le Grain de sable N° 407 - Vendredi 07 mars 2003 Inscription a http://www.attac.org/indexfr/index.html