Qu'est-ce que cela signifie que d'être la mère de deux adolescents qui, en Israël, sont appelés pour garder une implantation ou pour faire partie du commando qui, hier encore, investissait Naplouse ? « Je le sais depuis leur naissance, un jour dit-elle, il faudra les voir en militaire ». Et quand ce jour arrrive, à la maison, il n'y plus que l'attente, jour et nuit, qu'un fils, puis l'autre téléphonent pour dire que tout va bien. Je le sais depuis leur naissance, un jour, il faudra les voir en militaire. Une certitude de toute mère israélienne, de toutes celles de ma génération. Leurs grands-mères avouent avoir été persuadées, quand leurs enfants sont nés « que d'ici qu'ils aient grandi, nous n'aurons plus besoin d'armée ». Cette naïveté n'a pas survécu. Et pour moi, mère de cinq garçons, il s'est toujours trouvé, pendant les anniversaires et les fêtes de fin d'année, des bonnes âmes pour me rappeler qu'en fait j'étais mère de cinq soldats. Et pourtant, l'esprit résiste … Le mari a relégué à la cave son uniforme militaire, il y a déjà quelques années, et ses 60 jours de réserve annuelle ne sont plus une donnée à prendre en compte dans les plans familiaux. La première convocation de l'aîné arrive, mais il a entamé des études universitaires, et la date d'enrôlement, repoussée, paraît encore lointaine. De pair avec cette certitude, il y a toujours un espoir, très fortement nourri par la sortie du Liban et par un processus boiteux certes, mais auquel mon cœur de mère se raccroche, espérant un dénouement miraculeux. Mais les deux adolescents sont de plus en plus préoccupés de ce qu'ils vont faire à l'armée. La remise en question, indissociable de cet âge, ne concerne pas le service militaire. Les questions portent sur le corps d'armée auquel ils vont appartenir. Ils savent que leur excellente forme physique les oriente vers les corps de combat - les unités de renseignements, de recherche et d'informatique étant plus naturellement destinées à ceux qui, pour des raisons médicales, n'ont pas le fameux « profil 97 », condition impérative des corps de combat et d'élite. C'est donc, pendant des mois, un des principaux sujets de conversations desquelles je suis délicatement écartée car c'est une affaire d'hommes. Contrairement à leur père qui représentait la première génération de soldats de sa famille, mes fils ont grandi avec les récits et les souvenirs de régiment du père, des oncles et des grands cousins. Je me familiarise avec un nouveau monde, un nouveau vocabulaire, comme quand ils ont commencé à faire du karaté et du foot. Autour d'un café avec ma sœur ou mes amies, c'est aussi l'armée, avec ses gros godillots, qui s'installe – Et ton fils ? Il a passé les tests pour la Marine ? Le mien veut toujours les paras, l'autre fantasme sur les commandos d'élite. Comme nous paraît doux soudain le temps où l'on ne savait pas quoi faire d'eux pendant les vacances ! C'est surtout à la puissance du soulagement éprouvé quand ils sont là, en permission, que je réalise la poigne de l'angoisse qui m'étreint quand ils ne sont pas là. La tension monte, les avis de convocation définitifs sont là, laconiques, sur le piano. À deux jours d'intervalle, au mois de mars, les enfants vont partir. Une angoisse, celle de toujours, se fait plus présente. Je le sais maintenant, depuis huit mois, qu'elle est là, installée jusqu'en mars 2005. Elle diffère par son intensité, mais elle fait partie de tous les instants. C'est surtout à la puissance du soulagement éprouvé quand ils sont là, en permission, que je réalise la poigne de l'angoisse qui m'étreint quand ils ne sont pas là. « Que Dieu les protège », « Qu'ils te reviennent en bonne santé », ce sont les formules que j'entends, dix fois, cent fois au cours des derniers jours de la vie civile, chez le coiffeur pour une dernière coupe soignée, au dîner d'adieu familial, dans la boutique spécialisée dans le matériel pour militaires et promeneurs. Magasin d'une chaîne qui a très bien su exploiter deux grands moments de la vie des jeunes Israéliens : l'armée et le grand voyage que tant de jeunes entreprennent à la fin de leur service, pour, selon leur expression favorite, « se nettoyer la tête », traditionnellement en Amérique du Sud ou en Inde. Autour de mars, août et novembre, mois pendant lesquels ont lieu les grandes sessions d'enrôlement des jeunes recrues, le magasin ne désemplit pas. Très organisés, les vendeurs distribuent des listes photocopiées des « must ». Car Tsahal, s'il va équiper ses militaires avec les armes et le matériel les plus sophistiqués, s'en remet largement aux parents pour le reste. Les jeunes soldats vont recevoir au premier jour à l'armée beaucoup moins que le strict nécessaire d'effets personnels pour trois ans. Et toute une industrie parallèle s'est développée. Nous n'avons pas le luxe de la naïveté qu'avaient les parents il y a trente ans, qui pouvaient faire aveuglément confiance à l'armée Toute à mon émotion lorsque j'arrive chargée de paquets, avec l'impression qu'hier encore j'achetais des joujoux mitraillettes à mes deux gamins, je note quand même au passage la réflexion du père – « De mon temps, on n'achetait rien du tout avant de partir à l'armée ». Beaucoup de choses ont changé depuis, et pas uniquement le niveau de vie des Israéliens, consommateurs par excellence … Nous n'avons pas le luxe de la naïveté qu'avaient les parents il y a trente ans, qui pouvaient faire aveuglément confiance à l'armée, et être persuadés qu'elle fait de son mieux et qu'elle pourvoiera à tous les besoins. Si le minimum est bien sûr assuré, il n'a pas évolué et ne s'est pas adapté aux jeunes d'aujourd'hui. Je me souviens avoir attendu des jours et des nuits un coup de fil de mon mari m'assurant que tout allait bien ; mais qui pourrait imaginer aujourd'hui un soldat sans son portable ? Et … sans son petit livre des « Psaumes » miniature, porte-bonheur ancestral, que presque chaque mère glisse furtivement dans le barda de son soldat, indépendamment de ses convictions ? Changés pour toujours C'est ainsi équipés qu'on les accompagne, l'un après l'autre au centre de recrutement. Convocation à 7 heures, à peine le temps d'un baiser, de la photo avec les petits frères, qui savent déjà que leur tour viendra, le haut-parleur appelle, et hop, un autobus les emmène vers trois années au bout desquelles ils reviendront des hommes, mais changés pour toujours. Comme au cours de la grossesse, on s'habitue progressivement à l'idée. Les premiers mois d'entraînement et de formation sont encore une forme de répit, avant qu'ils soient dans le vrai. Ma couvée n'est plus là au complet tous les soirs, mais c'est tout de même une période où je sais que je peux davantage m'inquiéter quand ils sont, en permission, au volant de la voiture que lorsqu'ils sont au camp d'entraînement. Période jalonnée d'émotions. Quelques semaines après l'enrôlement, les futurs parachutistes prêtent serment au Kotel, après une marche de huit kilomètres, première d'une série, couronnée par la dernière, de 90 kilomètres, à l'issue de laquelle ils recevront le béret rouge convoité. Des visages d'enfants, déjà sérieux, devenus en quelques semaines si disciplinés, si respectueux de leurs officiers, à peine plus âgés qu'eux Les familles sont invitées à la cérémonie. C'est la première fois que nous verrons les enfants dans leur nouvel environnement, car l'accès aux bases des futurs paras est interdit aux parents. Il fait déjà nuit lorsque les familles, sur l'esplanade du Mur, voient déferler plusieurs centaines de si nouveaux militaires. Quelques minutes suffisent à chaque mère pour repérer son fils, ensuite elle ne le quittera pas des yeux. Les miens vont de l'un à l'autre pour essayer de ne rien perdre. Fanfares, exercices et discours, j'écoute d'une oreille, mais surtout je regarde. Des visages d'enfants, déjà sérieux, devenus en quelques semaines si disciplinés, si respectueux de leurs officiers, à peine plus âgés qu'eux. Submergée d'émotion, il me faut quelques minutes pour formuler les impressions. C'est l'époque où, après l'opération Rempart, on parle du « massacre de Jénine. » Or ils ont une physionomie tendue certes mais tellement pas brutale, sans violence. On les sent soucieux d'être dans les temps, d'obéir aux ordres. D'ailleurs, rien dans cette cérémonie n'évoque la guerre, la conquête, la tuerie. Une place importante est laissée au souvenir de ceux qui ne sont plus là, et toujours, à chaque discours, à la nécessité de se défendre, a désir de la paix. Confrontés à des situations auxquelles aucun entrainement ne prépare La période d'entraînement continue, rythmée par les permissions de fin de semaine qui riment avec les amoncellements de linge à laver et à sécher rapidement. On apprend le nouveau métier de parents de soldats, il y a l'intendance - les colis de friandises, les lettres, mais surtout, être disponible à chaque instant ; ils téléphonent quand ils peuvent, on peut être en réunion ou à la caisse du supermarché, c'est pour eux évident qu'on est là, présents pour les écouter. La conversation va de quelques secondes, pour assurer que tout va bien, à bien plus, lorsqu'ils sont entre deux gardes, sur une colline de Samarie ou de Judée. Là, il faut savoir écouter, encourager, mettre de côté les idées politiques qu'ils connaissent de toute façon et bien leur dire qu'on est avec eux. Les voilà très vite confrontés à des situations auxquelles aucun entraînement ne prépare. Quand mon fils aîné téléphone au milieu de la nuit en racontant que deux colons de la petite implantation qu'il garde depuis plusieurs jours viennent d'être tués, laissant deux bébés orphelins, il est bouleversé. Il avait fait leur connaissance. Pour passer le temps, affreusement long quelquefois, il les avait, l'avant-veille, aidés à planter des roses dans leur petit jardin. On réalise combien ils sont près du danger et combien la tragédie de deux peuples devient leur lot quotidien. Pénible réalité d'adolescents devant assumer les problèmes auxquels les plus grands de ce monde n'ont pas su trouver de solution. Nous sommes allés le voir il y a trois semaines au barrage près de Toul Karem où il est en poste. Les images familières de la télévision deviennent réalité. Une file de camions, des villageois, attendent. Les soldats, polis, patients, vérifient les cartes d'identité, les laissez-passer, font un signe de la main pour céder le passage. Face à un village pittoresque, le voient-ils seulement ? Ils se sont installés dans leur « camp », en bord de route. Trois caravanes, pour abriter une vingtaine de soldats et leurs officiers. La précarité de leur campement me saisis mais, je ne laisse rien paraître. Ils sont tellement contents de nous voir, de nous « recevoir chez eux », impossible de jouer les rabat-joie. Microcosme de la société israélienne, la table du petit-déjeuner improvisé en plein air rassemble un Éthiopien, des Russes, des soldats religieux, des kibboutniks et des petits citadins. Ils dévorent, apprécient tellement ce qui, à la maison, leur paraissait élémentaire – fruits frais et coca-cola. ils nous protègent 24 heures sur 24… Je crois qu'ils méritent de meilleures conditions Sur le chemin du retour, on aperçoit des pans de la nouvelle clôture de séparation qui, ici et là déchirent ce paysage si paisible autrefois. Les travaux sont d'importance, matériel lourd et grands chantiers jonchent la route. Je ne peux me défaire de l'image de l'installation tellement sommaire des soldats. J'ai honte ! Ils nous protègent, 24 heures sur 24, ils ne se plaignent pas, ne réclament rien, et pourtant, je crois qu'ils méritent de meilleures conditions. Ils sont encore si inexpérimentés qu'ils n'y songent même pas. Depuis, l'un de mes fils est parti au cours de sous-officier. On aime toujours les savoir en formation – pendant ce temps, ils sont moins exposés. L'autre est à Naplouse depuis quinze jours. La radio annonçait hier matin que Tsahal se préparait à réinvestir la ville, après l'attentat du kibboutz Metzer. Il m'a téléphoné, affectueux : « Ne t'inquiète pas, je fais attention et, pour le moment, c'est encore calme … »