Jamais, pour les Egyptiens, un mois de Ramadan n'aura autant échauffé les esprits ou fait couler autant d'encre. La cause de ce remue-ménage : « Farès Bila Jawad » (« Cavalier sans monture »), un feuilleton télévisé, parmi les dizaines d'autres qui sont produits à l'occasion de ce mois de jeûne. Tous les jours, sur plusieurs chaînes, y compris les chaînes officielles, et à différents horaires tout au long de la journée et de la nuit, une phrase s'inscrit sur le petit écran : « Celui qui se bat pour la liberté n'est pas un terroriste ». S'en suit l'horaire de diffusion de « Cavalier sans Monture. » La série est inspirée du « Protocole des Sages de Sion », déterrés pour l'occasion par une nouvelle chaîne de télévision privée, Dream TV, et co-écrite par l'un des plus grands acteurs égyptiens, Mohamad Sobhi, qui y tient d'ailleurs le rôle principal. Une kyrielle d'acteurs non moins célèbres y figurent, dont Gamil Rateb. Un petit commerçant égyptien : « ce feuilleton doit être un chef-d'œuvre mondial, si les Américains et les Israéliens sont tellement choqués » Pour le Président Moubarak et son ministre de l'Information, Safat Al Charif, ce feuilleton est anti-sioniste, mais non pas antisémite, « car, en Égypte, nous respectons toutes les religions ». Cette appréciation est donc celle qui a été retenue et répétée par tous les présentateurs et tous les journalistes de la presse écrite et audiovisuelle pour ce feuilleton qui, comme l'exprime un petit commerçant égyptien, « doit être un chef-d'œuvre mondial qui vaut la peine d'être vu, si les Américains et les Israéliens sont tellement choqués ». Les 41 épisodes de « Cavalier sans Monture » ont déjà été vendus à 22 pays musulmans, et seront donc vus par plusieurs dizaines de millions de téléspectateurs. Le Maroc, l'ayant acquis trop tard, compte le programmer après le Aid du Fitr. Et, dans tout le monde arabe, la curiosité est aiguisée d'autant que, le 6 novembre dernier, le vice-président de la Dream TV, M.Sarhan, affirmait dans les colonnes de l'hebdomadaire égyptien « Akhbar El Yom » que « les juifs veulent le contrôle et la domination et qui vivra verra ». Il confirmait ainsi sa croyance en l'authenticité de ce fameux « Protocole », rédigé par les sbires du Tsar Nicolas II pour appuyer sa politique anti-juive. Quant à l'acteur et co-scénariste, Mohamad Sobhi, il déclarait il y a quelques mois sur la chaîne du Qatar, « Al Jazira », que « le sionisme a contrôlé le monde depuis l'aube de l'histoire ». Parallèlement à la diffusion du feuilleton, une virulente campagne anti-sémite est menée dans la presse égyptienne. Dans ce contexte, un quotidien égyptien rapporte que les diplomates américains en poste au Caire visionnent avec une très grande attention les épisodes pour détecter tout dialogue antisémite . En Occident, les chaînes égyptiennes sont facilement accessibles par satellite, d'autant que l'abonnement est gratuit. Cependant, à Paris, au sein de la communauté égyptienne commerçante de Couronne et Belleville, toute allusion à ce sujet est évitée face à un « étranger » au cercle des amis et de la famille. En France, les abonnés au câble peuvent également suivre, au jour le jour (à 2h), les péripéties de Hafez, le Cavalier sans monture… Et cela sur la chaîne égyptienne, en lieu et place du film égyptien habituellement programmé à cette heure-là. Gamal Ibrahim Le feuilleton lui-même : Un navet qui distille savamment des perfidies contre les juifs. Ainsi dès le premier épisode, une voix off commente : « Les sionistes ont acheté la conscience du monde avec leur argent… » Le premier plan du premier épisode de « Cavalier sans Monture » était alléchant. Un titre s'affichait sur les écrans : « Palestine, 1948 ». Une voix off commentait : « Les sionistes ont acheté la conscience du monde avec leur argent (silence). Il y avait une énorme conspiration. Le public ignore le secret ». Un vieillard (Hafez) ouvrait un livre pour dévoiler ce secret. Flashback… Les huit premiers épisodes du feuilleton ont déçu tous ceux qui attendaient de tout savoir des « juifs perfides ». Ce sont plutôt les Ottomans (fiers et arrogants) et les Britanniques (colonisateurs brutaux) qui ont fait les frais des aventures de Nagib, le père de Hafez, le conteur. Ils ont déçu aussi ceux qui attendaient un feuilleton bien ficelé. Les épisodes sont ennuyeux, les acteurs forcent le trait jusqu'à en devenir grotesques, les méchants sont tellement caricaturaux et les gentils tellement benêts qu'en matière artistique le Cavalier mérite un bon zéro pointé. Résumons l'affaire : enfant, Nagib fut enlevé à ses parents par une famille turque. À l'adolescence, il tombe amoureux de la fille de cette famille. À force de pressions, il l'épouse. À force de pressions encore de la part de celle qui est désormais sa belle-mère, il s'exile au Soudan. Entre temps, sa femme accouche d'un fils, Hafez, le conteur. Hafez grandit, élevé par une nounou, à Dechouan, dans la banlieue du Caire. C'est là qu'il assiste à l'assassinat d'un militaire anglais. Puis au procès des habitants de Dechouan, accusés en masse de cet assassinat : des dizaines d'entre eux seront pendus sur la place publique. Hafez échappe aux rafles grâce à son déguisement (perruque blonde et fausses moustaches). « Ils ont les armes, nous avons les pierres », souligne une voix off, tandis que des enfants en galabiah (la robe traditionnelle que portent les hommes en Égypte) lancent des pierres sur les Britanniques. Jusque-là, point de juifs. Finalement, c'est au cours de l'épisode diffusé le 14 novembre qu'ils ont débarqué. Trois vieux juifs, avec de longues barbes grises, de grands chapeaux noirs, et deux menorah aux sept bougies allumées. Ce sont des Sages de Sion. Ils chuchotent, échangent des regards complices, parlent du « livre », c'est-à-dire du « Protocole des Sages de Sion ». L'heure est grave : un exemplaire du « livre » a disparu, une certaine Margaret le détiendrait et menacerait de le faire parvenir en Égypte. Ovad, l'un des trois hommes, est formel : « Notre problème, ce sont les Goyim, qui ne sont pas juifs. Yitzhak, assure-toi que Margaret détient cet exemplaire ». Yitzhak confirme, Benyamin assure qu'il s'agit d'une catastrophe. Yitzhak reprend la parole : « Une fausse version du livre circule. Elle a été publiée l'année dernière, en 1905 ». Benyamin l'interrompt : « Parlons de ce livre ». Yitzhak : « Les Britanniques en connaissent le contenu. Mais si les Égyptiens le découvrent, on aura encore plus de problèmes qu'en Russie. Nos plans partiront en fumée ». C'est de Benyamin, le plus rusé des trois, que vient la solution : « Notre groupe peut répandre une rumeur à travers l'Égypte, selon laquelle ce livre est un faux ». Yitzhak, vexé, fait semblant de ne pas entendre. Ovad demande ce qu'il convient de faire. Ses deux compères le mandatent pour aller récupérer la copie que détient Margaret. « Si elle refuse ? », demande-t-il. Yitzhak, qui a repris l'affaire en main, sourit. « Si elle nie ou refuse, lui répond-il, elle s'exposera à des ennuis ». Pendant ce temps, en Égypte, les populations arabes continuent de jeter des pierres sur les Anglais. Suite au prochain épisode…. .