Catalane de Barcelone, Pilar Rahola est un personnage haut en couleur de la scène publique espagnole. Elle est connue pour son féminisme, son parler franc et direct. Ex-députée, Pilar Rahola a siégé pendant 8 ans au parlement central de Madrid, d'abord au sein de la Gauche républicaine, puis en tant que fondatrice du Parti pour l'Indépendance. Elle a cependant décidé de se retirer de la vie politique il y a un peu plus d'un an pour mieux se consacrer à d'autres passions. Elle vient de publier « Histoire de Ada » une métaphore sur les enfants abandonnés, ces enfants esclaves ou soldats que l'on rencontre de part le monde, quand ils ne sont pas transformés en bombe humaine. Elle a également décidé de monter au front pour dénoncer le déséquilibre flagrant dans le traitement de l'information qui couvre le Proche-orient. Son dernier texte, « En faveur d'Israël » doit être publié dans un livre ou 15 intellectuels espagnols dont Jon Juaristi, président de l'Institut Cervantès et Gabriel Alviac, célèbre journaliste au quotidien « El Mundo » se sont donnés pour mission de rétablir une vérité distordue. Marc Tobiass s'entretient avec Pilar Rahola. Marc Tobiass Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d'écrire « En faveur d'Israël », de participer à la publication de ce livre ? Pilar Rahola Depuis le début de la seconde Intifada, la presse espagnole, de droite comme de gauche, tient un discours particulièrement agressif à l'égard d'Israël. Un discours qui fait l'impasse sur la motivation des actions israéliennes et qui tend à ignorer les victimes israéliennes dans ce conflit. Dans ce contexte, une petite minorité d'intellectuels, de personnalités publiques, sensible à la question juive en général et à celle d'Israël en particulier, s'est sentie profondément interpellée par ce problème. Indignés par le retour de cette judéophobie en Espagne, nous avons, chacun de son côté, commencé à écrire des articles, à intervenir dans les média pour dénoncer cette situation. Et puis, Oracio Vasquez Real, un écrivain important en Espagne, s'est proposé de coordonner notre action, de rassembler dans un même ouvrage la vision du conflit au Proche Orient d'une quinzaine d'intellectuels espagnols d'un certain renom. M. Tobiass Pour qui avez-vous écrit ce livre, et dans quelle intention ? P. Rahola Fondamentalement, ce livre s'adresse à la pensée collective anti-juive en Espagne. L'intention de notre livre est de provoquer un débat sur la judéophobie en Espagne. Nous sommes convaincus que la vision actuelle, tellement manichéenne, du conflit - avec les bons, toujours les Palestiniens, et les méchants, toujours les Israéliens - a des origines profondes. Elle vient du sentiment anti-juif ancestral qui existe en Espagne, et qui explique aussi l'histoire de l'Espagne. Ce sentiment s'était quelque peu assoupi après l'époque franquiste, mais il y a aujourd'hui un retour virulent de ce sentiment barbare au point que l'on peut trouver des expressions authentiquement antisémites dans la presse espagnole. De fait, c'est un livre de provocation face à la pensée unique pro-arabe en Espagne, une pensée complètement a-critique des erreurs du monde arabe en général et des Palestiniens en particulier. Nous entendons contrebalancer ce déséquilibre flagrant… M. Tobiass Ce déséquilibre n'est pas spécifiquement espagnol, ni la judéophobie d'ailleurs. Vous rappelez justement dans votre texte la phrase terrible de Hermann Broch dénonçant l'indifférence de l'Europe comme le pire des crimes à l'époque de la folie sanguinaire hitlérienne… . Rahola Oui, je pense que l'Europe était indifférente en surface, parce qu'elle se sentait coupable en profondeur. Je crois que cette indifférence provient justement de la judéophobie. Et summum du paradoxe, c'est que l'âme juive est co-substantielle à l'Europe. L'Europe ne s'explique pas sans son âme juive, mais s'explique aussi par sa haine des Juifs. Or, toutes les tentatives réitérées de l'Europe d'expulser son âme juive sont en fait des sortes de suicides. Après l'Holocauste, après Auschwitz, c'est à dire le stade ultime du processus de destruction de l'âme juive qui a duré des siècles en Europe, l'Europe est fracassée, beaucoup de ses aspects sont morts, mais elle a aussi mauvaise conscience, elle se sait coupable. Depuis, l'Europe a cherché et trouvé dans la cause palestinienne le pardon de sa culpabilité. D'où cette attitude a-critique et manichéenne vis-à-vis de la cause palestinienne, c'est d'abord sa dernière aventure héroïque, et puis, plus les juifs sont représentés comme étant les méchants et les mauvais, moins la faute et la culpabilité sont lourdes à porter. C'est un processus de psychologie collective. De ce point de vue, il n'y a effectivement pas de différence entre la France, par exemple, et l'Espagne… C'est incroyable comment l'Europe continue à haïr son âme juive, bien qu'elle l'ait expulsée ! M. Tobiass Selon vous, c'est donc cette judéophobie qui explique « l'hystérie pro-palestinienne » qui existe en Europe ? P. Rahola J'en suis convaincue… Il y a indéniablement ces derniers temps un processus très grave de désinformation dans tout ce qui touche le Proche-Orient. Il y a une sorte de folie qui pardonne tous les crimes, les abus et les erreurs de la partie palestinienne, et en même temps il y a une assertion historique qui condamne n'importe quelle erreur de la partie israélienne. Et cela au point où l'on maximalise les victimes palestiniennes, et minimise les victimes israéliennes. Comme si les victimes juives n'existaient pas sous prétexte qu'elles seraient responsables de leur propre mort ! Le plus terrible, c'est qu'il y a aussi un problème de terrorisme en Espagne, mais quand on mentionne les crimes de l'ETA, là, on parle de terrorisme, alors que si l'on mentionne les crimes du Hamas, on parle de militants, d'activistes, de résistance, d'actions de lutte… Quand on mentionne les victimes palestiniennes, on parle d'enfants, de civils, d'innocents, mais quand on mentionne les victimes israéliennes, on parle de personnes sans nom, comme pour signifier qu'il ne s'agit que de soldats, de membres de l'armée. C'est dire qu'il y a une distorsion dans la représentation du conflit, une manipulation d'autant plus dangereuse qu'elle alimente la haine et l'antisémitisme. M. Tobiass Vos propos font toutefois penser à un réquisitoire contre les médias européens. P. Rahola Ce que je veux, c'est lancer un appel à la pensée collective européenne, et plus particulièrement aux intellectuels et aux journalistes, car de mon point de vue, ils sont en train de créer une sorte de morale collective qui est la judéophobie. Aujourd'hui il faut se faire justicier, de gauche et si nécessaire antisémite pour être crédible. Ils sont arrivés au point ou, par exemple, Sharon est toujours coupable d'être coupable alors qu'Arafat est un personnage probe, innocent, un vieux résistant infatigable, une figure héroïque, une sorte de Gandhi, bref un personnage affublé de tous les oripeaux romantiques bien qu'il s'agisse en réalité du chef d'une oligarchie qui a plein de sang sur les mains. Les comptes rendus du Proche-Orient s'accompagnent toujours de professions de foi qui amplifient la culpabilité des juifs et des Israéliens et qui occultent totalement la culpabilité des Palestiniens. Israël n'est pas un pays qui essaye tant bien que mal de survivre depuis 50 ans, mais un pays réduit à une seule image : un pays qui occupe les Territoires et dont la vocation est de rendre misérable la vie des pauvres Palestiniens. On réinvente l'histoire de la Terre Sainte. On réinvente l'histoire du conflit. Tout se passe comme s'il y avait une consigne : ne jamais rappeler les fautes et les erreurs des Palestiniens, ne jamais rappeler leurs alliances avec des pays dangereux comme l'Irak, pour mieux faire porter l'opprobre sur les États-Unis et Israël. Les raisons profondes de cette guerre ne sont jamais explicitées, jamais commentées. M. Tobiass Il y a une remarque dans votre texte qui m'a fait froid dans le dos. Vous dites que la judéophobie est en dernière instance le dénominateur commun entre l'Europe et le Palestinien. P. Rahola C'est vrai qu'il y a en Europe des gens qui ne sont pas juifs et qui sont sensibles et respectent cette âme juive qui est aussi au fondement de l'Europe, mais ils représentent une minorité. La majorité, l'inconscient collectif européen, lui, ne comprend pas, n'assimile pas, n'accepte pas le phénomène juif. Et c'est là que se situe la rencontre fondamentale entre l'Européen et le Palestinien. L'identité palestinienne n'est pas seulement un phénomène récent, elle s'est surtout construite sur la haine d'Israël, sur la haine du juif. Si l'Europe s'explique à partir de sa composante juive et de sa haine du juif, comme les deux faces d'une même médaille, l'identité palestinienne ne s'explique, presque exclusivement, qu'à partir de sa composante anti-juive. C'est pour cela que les Palestiniens ont tant de mal à mettre un terme à leur violence, car si les Palestiniens renonçaient à leur haine du juif, ils perdraient du même coup une part substantielle de leur identité C'est dire que, pour dépasser cette violence, il leur faudrait dépasser cette haine et donc changer d'identité. Ils leur faudraient alors se réinventer. C'est sur la base de cette haine que le Palestinien rencontre et s'accorde avec l'Européen ; souvent cela se passe avec des gens de gauche, ce qui est une véritable calamité pour des gens comme moi, car nous sommes de gauche, nous sommes européens, mais n'acceptons pas la judéophobie, comme nous n'acceptons pas cet anti-sionisme qui justifie et alimente aujourd'hui l'antisémitisme de la gauche espagnole. M. Tobiass Cette légitimation de la haine n'est-elle pas en fait le véritable obstacle à la paix ? P. Rahola Indiscutablement. Je crois que l'Europe est directement responsable, et pas seulement du conflit. Car enfin, qui, sinon l'Europe, a créé le problème juif dans le monde ? D'une certaine manière on peut même dire que l'Europe est le véritable fondateur de l'État d'Israël. L'Europe a expulsé ses juifs, ses juifs espagnols, ses juifs russes, ses juifs francais ou allemands. Elle les a expulsés de son corps, bien qu'ils se sentaient profondément européen… M. Tobiass Vous vous dites de gauche et, pour vous, être de gauche est avant tout une position existentielle face à la vie, face à la société. Mais, dites-vous, quand cette position vitale se transforme en idéologie, elle devient parfois une excuse pour canaliser des dogmes a-critiques, un manichéisme simplificateur, voire un racisme. Vous, qui avez été une parlementaire de gauche, comment vivez-vous cette contradiction ? . Rahola Les gens de gauche ont un problème réel en Espagne. Nous sommes en quelque sorte les héritiers de la révolution francaise, nous avons été influencés par des grands idéologues comme Sartre et Camus, et aussi par mai 68. C'est dire que la pensée globalisante de la gauche espagnole est francaise. Or, la France est fondamentalement anti-américaine… D'où notre anti-américanisme qui frise parfois le pathologique, un anti-américanisme qui est aussi antisémite. Ce qui explique dans une certaine mesure que la gauche espagnole soit antisémite. Évidemment, des gens comme moi vivent très mal cet état de fait. Je crois que si la gauche a échoué en tant que grande idéologie du monde, c'est qu'elle n'a pas réussi à rompre avec les pires des pensées dogmatiques. La gauche peut être très progressiste, mais aussi très dogmatique. Elle s'est malheureusement amourachée de grands dictateurs comme Pol Pot, Mao, et Staline, et maintenant elle est amoureuse d'Arafat ! Alors que la gauche devrait être critique, et tout d'abord envers elle-même. M. Tobiass Et aujourd'hui, quel est le dogme qui vous inquiète le plus ? Rahola Le plus aberrant est de voir aujourd'hui des dirigeants de gauche saluer et célébrer des leaders arabes, bien qu'il s'agisse d'intégristes. Par exemple, dans les débats qui ont suivi les attentats du 11 septembre, on a entendu ici un discours anti-américain, faisant fi des victimes, ce qui est déjà terrible en soi ! Et qui cherchait à dédramatiser, avec ce tiers-mondisme de pacotille qui caractérise certains cénacles de gauche, le danger que représentent des personnages comme Ben Laden, qui est pourtant un fasciste authentique. Je crois que le monde reste aveugle pour l'instant devant le plus grand totalitarisme du 21ème siècle, qu'est l'intégrisme islamique. Or nous devons nous préparer sérieusement devant cette menace : pour moi, ce totalitarisme est sans aucun doute comparable au stalinisme et au nazisme, les plus grands fléaux du 20ème siècle. M. Tobiass Pour achever cet entretien Pilar Rahola, j'aimerais citer une phrase de votre texte. Vous dites : « En faveur d'Israël », c'est la forme la plus intelligente, raisonnable, prudente et honnête d'être en faveur de la Palestine. P. Rahola D'abord je n'accepte pas que la défense de la cause palestinienne soit l'excuse d'une nouvelle épidémie d'antisémitisme. Si l'Europe avait eu un discours critique n'hésitant pas à dénoncer les graves erreurs permanentes de la partie palestinienne, si l'Europe avait été plus critique avec les Palestiniens, nous serions aujourd'hui plus près d'une solution. Mais Arafat jouit d'un soutien et d'une légitimité en Europe qui l'amènent à ne jamais perdre une occasion de rater les occasions de paix. Je crois que si l'Europe était plus critique envers Arafat, envers les différents aspects de la violence palestinienne, si elle était plus dure dans ses déclarations, les Palestiniens seraient alors obligés de se démarquer de la violence et des attentats-suicides. Le sens de la justice recommande la création d'un État palestinien à côté de l'État d'Israël, mais non à la place d'Israël. Or, dans le fond, l'Europe est mal a l'aise avec l'existence d'Israël, et on peut même dire que l'existence de cet état provoque un ressentiment, une colère dans les cadres de la pensée de la gauche européenne. Même si cela n'est pas avoué, beaucoup d'Européens estiment qu'un État palestinien doit supplanter l'État d'Israël. Mais pour nous qui sommes en faveur d'Israël, qui sommes pour des relations de bon voisinage, pour la coexistence entre l'État d'Israël et un État palestinien, notre manière de dire OUI a un État palestinien, est aussi une manière de dire OUI à l`existence de l'État d'Israël. proche-orient.info