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Amérique latine : Un bilan en demi-teinte

Les réalités politiques et économiques en Amérique latine côtoient le bon et le moins bon lorsque l’on analyse le développement démocratique, l’ouverture économique et les processus d’intégration de ses différents pays au cours de l’année écoulée. Bref tour d’horizon.

Un premier constat s’impose : les Etats-Unis tiennent toujours le haut du pavé en Amérique latine. Malgré l’importance du dialogue entre l’Union européenne et cette dernière, le déséquilibre commercial vis-à-vis de l’Europe des Quinze reste important (1). Le «retour à la démocratie» et les efforts d’intégration économique n’ont de leur côté pas empêché la marginalisation de l’Amérique latine au niveau mondial.
Sur le plan électoral, les avancées démocratiques sont indéniables, mais le modèle socio-économique reste souvent en porte-à-faux par rapport aux attentes de la population. Ainsi, jamais la dualité des sociétés latino-américaines n’a été aussi évidente, au point que ce continent est caractérisé comme économiquement prospère mais socialement injuste.


Acteurs sociaux en résistance

Où sont les grands mouvements sociaux dans une Amérique latine de plus en plus dominée par une combinaison de capitalisme d’État et d’entreprises multinationales ? L’indianité réveillée apporte une amorce de réponse à cette question. La commémoration des cinq cents ans de la découverte du Brésil a suscité en avril de cette année un véritable tollé au sein de la société civile. Les représentants de l’indianité, les rescapés de la colonisation, ont fait entendre leur voix. A l’époque coloniale et face aux nouveaux Etats indépendants, la rébellion a été le seul moyen pour les Indiens de lutter contre l’extermination des groupes ethniques (2).


En fait, le plus médiatisé de ces combats, la révolte zapatiste au Chiapas, comporte une double dimension : locale d’abord, car au centre des demandes se trouve la terre accaparée par les grands propriétaires qui continuent d’exploiter les Indiens; plus générale ensuite, dans la mesure où ce combat tient dans le slogan «démocratie, justice, liberté». Au cœur de cette lutte, le refus de l’accord de libre-échange nord-américain, refus remettant en question tant le projet économique néolibéral que le système politique mexicain. Toutefois, l’intérêt que l’opinion mexicaine et étrangère portait à cette insurrection n’a pas tardé à s’essouffler. Le pouvoir a géré ce conflit en accélérant le processus de démocratisation et, surtout, en exploitant la peur du chaos.


Mais au-delà du combat pour le droit à la terre, revendication devenue séculaire, ces forces réduites au silence du temps des dictatures s’insurgent aussi contre un capitalisme sauvage imposé en Amérique latine sous le règne de la pensée unique. Demandez aux Indiens équatoriens ce qu’ils pensent de la dollarisation de leur économie. Ce pays andin est confronté à la pire des crises économiques et sociales depuis les années 30. En outre, l’ouverture économique a conduit à une kyrielle de privatisations qui n’ont pas toujours profité aux usagers... Demandez également aux paysans boliviens de Cochabamba ce qu’ils pensent de l’augmentation des tarifs de l’eau douce décrétée par une firme privée européenne...
Au Brésil, l’immobilisme des structures agraires explique en grande partie le fait que ce pays ne peut plus nourrir ses habitants. Les terres les plus fertiles, possession des latifundiaires, ne servent pas à la culture vivrière dont ont besoin les populations. Le pays s’est presque exclusivement orienté vers la production de produits destinés à l’exportation, marginalisant les petits paysans et les sans-terre (3).


La revendication d’une réforme agraire, en tant que projet de changement économique et social, se retrouve dans l’action du «Mouvement des Sans-Terre». Celui-ci est considéré comme le mouvement social le plus important d’Amérique latine, tant par le nombre de personnes qui s’y sont engagées que par son aptitude à placer sur le devant de la scène les thèmes de la terre, de la répression et de la justice sociale. Rappelons que malgré sa place de huitième puissance économique mondiale, le Brésil est l’un des pays où les inégalités sociales sont les plus criantes.

L’assise démocratique des pays latino-américains reste en outre extrêmement fragile; une partie importante de la population se sent abandonnée à son sort et demande davantage de social.

Des pas vers la démocratie ?

Au Venezuela, on peut souligner la montée spectaculaire du Président Hugo Chavez, dont l’objectif central est de se démarquer des Etats-Unis. Sur le terrain international, il s’est ouvertement prononcé pour un monde multipolaire et a favorisé deux axes de rencontres : celui de ses partenaires «pétroliers» avec un renforcement de l’OPEP, et celui de l’intégration régionale, avec la promotion d’un lien entre la Communauté andine (Colombie, Pérou, Equateur, Bolivie, Venezuela) et le MERCOSUR (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay).

Chavez est en outre le premier président vénézuélien à passer un contrat pétrolier avec Fidel Castro pour approfondir avec lui un projet bolivarien d’intégration alternatif, non sans faire grincer des dents du côté de Washington. C’est maintenant sur le terrain économique et social qu’est attendu le charismatique président (4).

Le Mexique s’est dégagé en juillet dernier de la gangue d’un parti dominant, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) qui, pour la première fois depuis 1929, n’est pas parvenu à imposer un candidat issu de ses rangs. Le nouveau Président de droite, Vicente Fox, propose une réforme de l’Etat visant à diminuer le pouvoir de l’Exécutif par l’introduction d’une réforme de la Constitution permettant de juger pour actes de corruption et d’abus de pouvoir le Président de la République lui-même. D’aucuns affirment que l’élection de Fox pourrait tout de même assurer la continuité par d’autres moyens, en ouvrant la voie à un nouveau populisme institutionnalisé.

De corruption et de dictature déguisée, il a été question au Pérou. Dans des circonstances très controversées, Alberto Fujimori a été réélu président de ce pays andin accablé de misère, sans investissements productifs, où la fraude n’explique pas tout. Otages d’un régime, reconnaissant en Fujimori le vainqueur de l’hyper-inflation et du terrorisme du Sentier lumineux, de nombreux Péruviens, essentiellement les pauvres, lui ont apporté leur appui. Mais la fin de partie de Fujimori s’est précisée sous la pression d’une large majorité de ce même peuple, lassé des fraudes de son bras droit, Vladimiro Montecinos, un éminent agent de la CIA.

Une période de transition est assurée par les forces d’opposition, emmenées par le Président de la Chambre, Valentin Paniagua, dans un pays où l’armée est la seule institution de l’Etat qui fonctionne, pratiquant, dans la lutte «antisubversive», détentions arbitraires, tortures et assassinats.

La Colombie, quant à elle, est en déroute après l’exacerbation des conflits entre l’Etat, les guérillas et les groupes paramilitaires d’extrême droite. Drogue et corruption constituent un tandem sinistre ébranlant l’une des plus anciennes démocraties de l’Amérique latine. Le plan Colombie visant à éradiquer le narcotrafic n’est qu’une preuve de plus de l’hégémonie des Etats-Unis.

Au rayon des meilleures nouvelles, épinglons le Chili où, pour la première fois depuis Salvador Allende, un socialiste, Ricardo Lagos, a accédé à la présidence. De plus, la Cour suprême de justice chilienne a accepté que soit levée l’immunité de l’ex-dictateur Pinochet, ce qui marque une victoire des démocrates chiliens et de la solidarité mondiale, ramenant du coup ce dossier à la gestion politique intérieure du pays.

Intégration (nord) américaine ?

Avec la fin de la guerre froide, la formation d’un espace économique continental, la zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), initiative du Président nord-américain Bush (père), reste à l’ordre du jour. Aussi surprenante qu’elle puisse paraître sur un continent où l’agressivité commerciale et la domination des Etats-Unis ont fait des ravages, cette attitude s’explique par l’échec du modèle antérieur de développement autocentré en Amérique latine (crise de la dette, politique ultralibérale...).

Ce passif affaiblit la crédibilité d’un projet d’intégration proprement sud-américain. La ZLEA, qui n’est pas étrangère aux préoccupations sécuritaires de Washington, prétend couvrir tout le continent des Amériques, contrastant avec la stratégie de l’Europe des Quinze négociant séparément avec tous les schémas d’intégration latino-américains.Pour les Etats-Unis, le succès des négociations renforcerait indiscutablement les liens politiques et économiques avec les pays d’Amérique latine et affaiblirait les échanges commerciaux avec l’Union européenne. N’oublions pas que pour les Etats-Unis, l’Amérique latine est un marché plus important que l’UE. On comprend donc que l’objectif nord-américain soit de pratiquer une libéralisation asymétrique des échanges, alors que le PNB des USA est seize fois plus important que celui du Brésil, vingt-cinq fois plus que celui du Mexique, et trente fois plus que celui de l’Argentine (5), sans parler des écarts abyssaux avec les pays les plus pauvres du continent.

Pour les latino-américains le dilemme est clair : choisir entre une zone de libre-échange à la sauce nord-américaine ou opter pour un MERCOSUR ou une Communauté andine élargie sur la base d’un projet alternatif. Or, la volonté politique d’union n’est pas assez forte pour l’emporter sur les intérêts économiques en présence. En effet, le Brésil entend diriger l’intégration économique et négocier avec les Etats-Unis en ayant consolidé un bloc sud-américain.

L’Argentine, quant à elle, a toujours manifesté dans le passé son intérêt pour l’ALENA et défendu à plusieurs reprises l’idée de la dollarisation pour écarter les risques d’instabilité monétaire. Il n’est dès lors pas étonnant que le MERCOSUR connaisse des tensions sérieuses depuis la dévaluation du real au Brésil et que les rapports entre Brasilia et Buenos Aires traversent une passe difficile.

En clair, un projet d’intégration latino-américaine alternatif aux desseins du voisin du Nord ne pourra aboutir que s’il bénéficie d’une légitimité sociale. Celle-ci n’est possible que sur la base d’un programme de justice sociale et de transformations économiques radicales que seul un projet d’intégration progressiste et démocratique est à même de réaliser. Proposition utopique (6) ?

Marcelo OSSANDONCERCAL-ULB

  1. Voir Cahiers CERCAL n° 27, février 2000.
  2. Voir Marcelo Ossandon, «Brésil : 500 ans de fracture sociale», in Espaces de liberté n° 283, pp. 20-21.
  3. Natacha Wilbeaix, avant-propos in Acteurs sociaux en résistance en Amérique latine, Bernard Duterme, Patricio Nolasco.
  4. Pablo Aiquel, «Un Président «bolivarien» pour le Venezuela», in Le Monde diplomatique, novembre 2000, pp. 20-21.
  5. Janette Habel, «Intégration forcée pour les Amériques» in Le Monde diplomatique, octobre 2000, pp. 12-13.
  6. L’utopie, c’est comme l’horizon, tu fais un pas vers lui, il recule d’un pas. A quoi sert l’utopie alors ? Eh bien précisément à cela, à avancer. Eduardo Galeano, écrivain uruguayen.