Cité

Aéroport de Bierset : la rançon de l’emploi ?

La justice est appelée à arbitrer un problème aux facettes multiples. D’un côté, des milliers de personnes qui, toutes les nuits depuis plus de deux ans, subissent une pollution sonore insupportable. De l’autre, des opérateurs publics bien décidés à faire de l’aéroport le principal pôle de développement économique régional. Verdict, judiciaire en tout cas, attendu pour le 9 février 2001.

Le 22 novembre dernier a démarré à Liège un procès dont l’issue conditionnera, de toutes façons, le futur de l’Aéroport de Bierset, lequel (re)vient de loin. Au début des années nonante, en effet, de Liège Airport ne décollaient que quelques avions de tourisme et des chasseurs. Moins de 50 personnes travaillaient sur le site. Dix ans plus tard, elles sont plus de 2.000 ! Entre-temps, l’aéroport a connu un spectaculaire essor. La Région wallonne a injecté plus de 4,5 milliards pour des travaux d’aménagement et de modernisation des lieux. Plus de 35 entreprises ou organismes y ont pris leurs quartiers parmi lesquelles TNT, la multinationale hollandaise de courrier express, avec à la clé le plus gros investissement de ces vingt dernières années pour la région – 2,5 milliards de francs – et la création de plus de 800 postes de travail directs.

Revers de la médaille : l’incessant ballet des avions a fait perdre le sommeil, parfois la santé, à nombre de riverains de l’aéroport qui ont droit toutes les nuits à une soixantaine de mouvements... A la grogne a succédé la mobilisation et, à différentes reprises, plusieurs milliers de manifestants, regroupés au sein d’associations comme le Comité des riverains de l’aéroport ou encore l’ASBL Net Sky, ont marqué leur opposition moins à la croissance de l’aéroport qu’aux nuisances sonores nocturnes que celle-ci induit inévitablement.

Autant la Région wallonne que la SAB (Société aéroportuaire de Bierset) ont donc dû prendre progressivement en compte les doléances des riverains. Des procédures d’expropriation ont été proposées aux habitants de la zone A, la plus exposée au bruit. Le coût de l’opération de rachat des maisons en zone A se chiffre à 2,5 milliards. Une dépense à amortir, à terme. L’aéroport de Bierset commence à se sentir à l’étroit dans ses installations et il cherche des terrains pour accueillir les sociétés et entreprises qui frappent à sa porte. Une partie des terrains libérés serviront donc à rencontrer cette demande. Quant aux maisons qui se vident, elles ne finiront pas toutes rasées. Certaines d’entre elles serviront à installer des sociétés de services notamment. Restent les autres zones – B, C et D – où il faudra trouver une solution pour limiter la pollution acoustique.Résoudre les problèmes en aval ne suffit pas. Voilà pourquoi les utilisateurs de l’aéroport comme TNT sont invités à respecter des consignes très strictes d’atterrissage et de décollage. De plus, les avions les plus bruyants devront être remplacés par d’autres plus silencieux.

Vase d’expansion

Ces mesures n’ont pas suffi à apaiser les craintes des voisins de Liège Airport. Et pour cause : pour répondre à l’accroissement du trafic et pour faciliter le venue de plus gros porteurs intercontinentaux, la piste principale sera allongée d’environ 400 mètres. En outre, au printemps dernier, une filiale de la société des Aéroports de Paris, la Société ADP Management et la SAB ont conclu un accord de partenariat dans le but de constituer des coopérations capables de répondre à la saturation progressive des principales plates-formes de transport. L’aéroport liégeois servirait de vase d’expansion à l’ADP pour le courrier express et le fret intercontinental.

Il y a quelques semaines, le ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, le libéral Michel Foret, a rendu public l’avant-projet de modification du plan de secteur lié au développement de l’aéroport. Il prévoit un accroissement sensible des activités sur le site. D’ici 2020, Liège Airport donnera du travail directement ou indirectement à 12.000 personnes. A quel prix ? 700 millions de francs de dotation annuelle de la Région, 2,5 milliards pour le rachat des maisons en zone A, 1,5 à 2,5 milliards pour les mesures d’isolation des habitations en zone B : si l’on fait la somme des dépenses jugées indispensables à l’essor de l’aéroport, la note se révèle (très) salée pour la collectivité. Si cela fait cher le poste de travail créé, peu de monde se hasarderait toutefois à remettre en question le rôle que tient l’aéroport dans l’économie liégeoise. D’où la complexité d’un dossier que la justice est appelée à clarifier.

Rétroactes : début décembre 1998, TNT procède à l’inauguration officielle – et en grandes pompes – de ses nouvelles installations liégeoises. Pour l’aéroport de Bierset autant que pour l’ensemble de la région, il s’agit du plus important investissement des vingt dernières années. Les responsables de la multinationale de courrier express aérien ont, eux aussi, toutes les raisons de se réjouir. Le gouvernement wallon ainsi que les «forces vives» de la principauté ont déroulé un authentique tapis rouge sous leur train d’atterrissage.

A l’époque, déjà, d’aucuns s’inquiètent des conséquences que la venue de cette société aux capitaux mixtes – dont 50% appartiennent aux Postes hollandaise, allemande, française, etc., des services publics, par conséquent – induira. Toutes les nuits, une bonne trentaine d’avions atterriront et décolleront de Liège-Airport. Pour les riverains du site aéroportuaire, un long calvaire commence. Le bruit provoqué par les aéronefs se révèle très vite insupportable. Ils descendent dans la rue, intentent des actions en justice. Objectif : obtenir à la fois l’arrêt des vols nocturnes et des dédommagements.Point d’orgue de ces démarches, le «procès de Bierset», qui a pris fin le 8 décembre devant le tribunal de première instance de Liège. Au nom d’une partie des plaignants – plus de 3.500 familles – Me Misson a fixé ce qui constitue, à ses yeux, le nœud de cette épineuse affaire : le non-respect de l’article 174 du Traité de Rome qui affirme clairement que la politique de la Communauté en matière d’environnement vise à un niveau de protection élevée des citoyens et se fonde sur le principe de précaution et sur celui du pollueur payeur.

Il ne s’agit pas pour autant, comme il l’a rappelé, de refuser toute activité économique sous prétexte qu’elle engendrerait une pollution, ni a fortiori de permettre aux entreprises de polluer à tout vent. Les plaignants reprochent au gouvernement wallon, surtout, d’avoir vraiment trop peu réfléchi à sa décision d’accueillir TNT. Un cadeau du ciel qui n’en aurait que l’apparence. Me Misson a parlé, sans ambages, de fraude à la démocratie et de mensonge par omission. Explications : On commence par négocier avec TNT avant toute étude, avant toute information, sans savoir ce que cela va coûter, sans savoir quelles seront les conséquences, ni comment on réglera les problèmes, on ne vérifie rien. On commande une étude sur les vols de nuit après que ceux-ci ont commencé... Et de conclure que le précédent Exécutif de la Région wallonne a failli à son devoir d’anticipation. Celui qui lui a succédé n’a pas plus ses faveurs : La classe politique fonctionne par effets d’annonce. Ce que nous demandons au tribunal, c’est que si quelqu’un veut prétendre que les problèmes sont réglés, qu’il nous en donne la preuve. Il sera alors possible de juger sur base de pièces probantes.

Seule certitude à ce stade, le processus d’expropriation des 846 maisons situées en zone A – la plus exposée aux nuisances sonores – a commencé, contraignant les habitants à émigrer sous d’autres cieux, non sans amertume. Quant aux habitations de la zone B, il est envisagé d’installer des systèmes d’isolation acoustique. Ce qui signifierait pour Me Misson une dépense qui se monte à près de vingt milliards !

Au nom de la SAB, Me Ramquet a répliqué en fustigeant l’acharnement judiciaire des demandeurs à vouloir remettre en question le développement de Liège-Airport, leur insistance à exiger l’arrêt des vols de nuit effectués en grande partie par TNT, le «cheval gagnant» de la Région wallonne. Décèle-t-on vraiment dans le dossier du développement de Bierset une mauvaise gestion de la science, du temps, du public, de la démocratie, du droit ? s’inquiète Me Ramquet. Et de répondre qu’il n’y a pas eu ni mauvaise gouvernance, ni faute. Pour lui, le défaut de prévoyance tant reproché à l’autorité publique par les riverains pourrait leur être retourné dans la mesure où vivre ou s’installer à proximité d’un aérodrome comporte toujours un risque de nuisances. Du reste, celui de Bierset existe depuis 1914 et, après avoir connu des fortunes diverses, il devient progressivement le principal poumon économique de la région. A preuve : la 12e place qu’il occupe en Europe en matière de fret, derrière Paris, Londres ou Bruxelles mais devant Vienne, Rome, Lyon, Berlin. En conclusion d’une plaidoirie aux allures de plaidoyer appuyé, l’avocat des défendeurs a rappelé que si l’opération a un coût, il se révèle certainement moindre que celui que représenterait un arrêt des activités.

Principe de précaution

Prenant le relais, Me Guerenne, pour la Région wallonne, a tenu à préciser que cette dernière n’a pas dérogé au principe de précaution. En d’autres termes, l’instance politique a réellement fait en sorte de ne léser aucune partie : par une enquête publique, par l’annonce – dès 1992 – des perspectives de développement du fret, par l’élaboration d’un «Plan d’exposition au bruit», par la création d’un organe de concertation incluant les riverains, par la prise en compte d’études scientifiques rigoureuses, par des mesures d’accompagnement.

Suffiront-elles ? Me Misson ne le croit pas. Il n’a pas manqué d’évoquer ce fameux Plan d’exposition au bruit (PEB) tracé par la Région wallonne qui prévoit 480 vols quotidiens – un toutes les trois minutes – d’ici à 2015 ! Ce qui signifie que bon nombre de Liégeois vivront pratiquement en permanence avec une authentique autoroute aérienne au-dessus de leur tête. Ce qui ne rassure évidemment pas ceux qui vivent à proximité du site aéroportuaire. Des milliers de personnes ont perdu le sommeil depuis mars 1998 quand TNT a pris ses quartiers à Liège Airport, tonne celui par qui l’arrêt Bosman est arrivé et qui ne se lasse pas de répéter les conséquences que l’accumulation de nuits perturbées par le bruit des avions a sur la santé des individus : déprime, somnolence diurne, troubles de la mémoire, problèmes psychologiques, etc. Une étude réalisée par un médecin auprès de ses confrères vivant dans les 22 communes qui entourent l’aéroport tend à démontrer qu’une majorité d’entre eux – 67% – a enregistré des plaintes de patients – comme l’irritabilité, l’anxiété, des difficultés scolaires – suscitées par l’insupportable pollution sonore qu’ils doivent subir. Certes, la Région wallonne a commencé à prendre des mesures pour réduire les nuisances. Mais, s’interroge Me Misson, à l’heure actuelle, on ne sait toujours pas répondre aux questions : comment, combien, quand et pour qui ?

L’avocat liégeois a insisté sur la nécessité de respecter le principe de précaution, principe communautaire (européen) qui doit servir de phare juridique à la justice dans cette affaire. Pour lui, la Région wallonne l’aurait simplement ignoré en accueillant TNT. Celle-ci aurait bénéficié pour venir s’installer à Bierset de telles facilités qu’elles fausseraient le libre jeu de la concurrence. En gros, a-t-il conclu, le gouvernement wallon – précédent et actuel – aurait taillé une réglementation sur mesure pour TNT et aurait renoncé à jouer son rôle de garant de l’équilibre entre intérêts divergents. Le pouvoir politique aurait, dans ce schéma d’analyse, sponsorisé – avec l’argent de la collectivité – une initiative privée, sans regarder à la dépense et sans se soucier des effets du développement d’une activité de fret la nuit.

Si Me Fraipont, au nom de TNT, s’est voulu, lui, rassurant : Non, il n’existe aucun chantage à la délocalisation, non la compagnie que je représente ne se montre pas indifférente au sort des riverains, Me Ramquet, pour la Société aéroportuaire de Bierset, a conclu les débats par une intervention somme toute lucide : Si personne ne nie les nuisances sonores et la nécessité de trouver des solutions, Bierset n’est pas l’aéroport le plus bruyant d’Europe. Réclamer sa fermeture serait de la folie. En principe, c’est le 9 février que la justice tranchera. Ou essaiera, à tout le moins.

Mme Dominique Liénard, qui a présidé les audiences, dispose de quelques semaines pour se forger une opinion et prononcer un jugement tout en nuances, probablement, en ayant à l’esprit que la principauté a perdu plus de 100.000 postes de travail – surtout dans le secteur industriel – au cours des trente dernières années. Difficile, dès lors, de faire la fine bouche face à l’essor de Bierset ? Et d’ignorer, du coup, le sort des milliers de personnes dérangées dans leur sommeil et dans leur vie ? A voir. La justice est appelée à concilier des droits équivalents, essentiels, intangibles et antagoniques en apparence seulement : celui à la santé et celui au travail.

Sergio CARROZZO

 

De vols de nuit en vol de nuits

Le Palais de justice de Liège a donc servi, trois semaines durant, à une singulière explication judiciaire. D’un côté, près de 1.000 familles qui réclament l’arrêt des vols de nuit et une indemnisation pour des préjudices subis; de l’autre, la Région wallonne, la SAB, TNT, CAL, l’Etat belge et Belgocontrôle qui auraient oublié de mettre en pratique le principe de précaution. Celui-ci contenu dans l’article 174 du Traité de Rome n’a pas été respecté aux yeux des plaignants. Comme celui du pollueur payeur, explique Me Misson, le conseil de quelque 450 familles. Deux logiques s’opposent finalement : celle très libérale du tout à l’économie défendue volens nolens autant par la Région wallonne que par les «forces vives» de la principauté – par les organisations syndicales y compris – parce qu’il y avait création d’emplois; celle de citoyens qui, tout en reconnaissant l’importance stratégique – en termes socio-économiques – dans le tissu local de l’aéroport, n’en aspirent pas moins à pouvoir jouir pleinement du droit légitime à la qualité de vie. Au terme des neuf audiences programmées pour faire le tour de la question, la justice aura donc à statuer. Les conséquences du jugement attendu pour le 9 février 2001 au plus tôt déborderont du simple cadre liégeois. S. C.