Je me permets de re-intervenir dans Le Grain de Sable car mon papier sur Göteborg (Courriel 246 - J\'étais à Göteborg) a provoqué de nombreuses réactions, favorables et défavorables. J\'ai pu répondre à certains individuellement mais ce ne sera pas possible pour tous, aussi permettez-moi de préciser quelques points ici parmi ceux qui ont été souleves. D\'abord, ce débat me parait sain. Le Bureau d\'ATTAC France a d\'autre part fait un communiqué au sujet de Göteborg dont je suis évidemment solidaire. Pour ce qui concerne mon point de vue personnel: Comme on m\'avait demandé de faire court, je n\'ai pas pris toutes les précautions \"oratoires\" nécessaires et je constate que j\'ai eu tort, surtout en traitant un sujet aussi sensible. J\'aurais dû, par exemple, parler au préalable de la violence structurelle de la société, surtout dans le Sud mais aussi chez nous ou, notamment, bon nombre de jeunes [comme de moins jeunes] connaissent le poids. Comme depuis des décennies j\'ai consacré de nombreux livres et d\'innombrables articles, interviews et conférences à ce sujet je ne croyais pas devoir me répéter, mais je reconnais avoir eu tort. D\'autre part, je ne défends en aucune manière les actions de la police à Göteborg, surtout d\'avoir tiré avec des balles réelles. Ceci n\'était pas évident non plus pour certains lecteurs qui m\'ont répondu et je leur dois de ce fait des excuses. Je demande simplement que l\'on se donne les uns les autres le bénéfice du doute, que l\'on débatte sereinement si possible sans procès d\'intention car nous avons tous les mêmes objectifs. Il s\'agit de dégager les meilleures stratégies et les moyens les plus efficaces pour les atteindre ensemble. [Le témoignage de Paule Maze, ATTAC-Nice qui était à Göteborg était instructif aussi. Le policier qui a tiré n\'était parait-il pas menacé lui-même mais essayait de sauver un camarade à terre sur lequel s\'acharnaient trois manifestants--cela n\'excuse toujours pas les balles réelles, mais change l\'image qu\'ont pu avoir certains d\'un policier qui tire sans raison]. Enfin je ne suis pas \"pacifiste\" ou gandhienne, je pense que la violence peut être justifiée, tout dépend des circonstances et du contexte politique. On peut parfaitement manifester en utilisant une confrontation physique comme le comprennent les Tute Bianche [\"mon corps est une arme\"] même si je préfère les tactiques dans lesquelles tous peuvent participer et qui ne risquent pas de déclencher la violence policière. Tout est question de dosage. J\'étais au Conseil international de Greenpeace pendant 6 ans et leur style de confrontation non-violente et imaginative [pour lequel les praticiens recevaient un entraînement spécial] me parait un très bon modèle. Dans mon papier \"Göteborg\" j\'ai essayé de faire une analyse «politique » concernant l\'avenir du mouvement dans lequel nous sommes engagés. Ce mouvement a la prétention de changer profondément le monde tout en évitant les pièges que le pouvoir actuel--le pouvoir capitaliste proprement dit et les états et organisations internationales qui le servent--va forcément nous tendre et nous tend déjà. Plus nous réussirons à démasquer ce pouvoir, plus il cherchera à nous diviser, nous neutraliser, nous détruire, c\'est normal. Il n\'est pas bête et il a de vastes moyens à sa disposition, pas seulement les forces de l\'ordre qui sont des subalternes. D\'autres mouvements prometteurs ont été anéantis dans le passé et il s\'agit d\'éviter que cela nous arrive à nous aussi. Goethe disait: \"La seule chose que l\'histoire nous apprend c\'est que personne n\'apprend jamais rien de l\'histoire\": essayons de lui donner tort. Je propose une autre citation, du grand stratège chinois Sun Tzu [2000 et quelques années avant J.C]: \"Ne fais pas ce que tu as le plus envie de faire; fais ce que ton adversaire a le moins envie que tu fasses\". Ma contribution fondée sur ce que l\'adversaire, à mon sens, aimerait le moins que nous fassions. Je peux me tromper dans mon analyse comme dans mes conclusions, mais la question posée me semble capitale. De quels comportements nos adversaires profitent-ils; quelles erreurs stratégiques de notre part les réjouissent et les renforcent? C\'est là-dessus que devrait à mon sens porter le débat. J\'ai plaidé pour un mouvement large et trans-générationnel; cela ne veut nullement dire que je \"méprise les jeunes\" comme l\'a compris au moins un de mes correspondants a qui je présente des excuses aussi. Au contraire, je n\'arrête pas de dire combien il est important, formidable que les jeunes reviennent depuis quelques temps à la politique et se placent d\'emblée sur le terrain de la solidarité internationale. Il est évident que l\'immense majorité de ces jeunes ne sont pas violents, tout comme l\'immense majorité des autres participants au mouvement. Je continue toutefois à croire que les agissements de quelques uns peuvent dissuader d\'autres de participer à nos manifestations et événements et que ces comportements sont de ce fait anti-démocratiques et nuisibles. Dans un mouvement qui grandit et s\'internationalise à la vitesse grand V, il va nous falloir, qui et où que nous soyons, faire un grand effort pour comprendre les spécificités culturelles et ne pas tout juger à partir de la situation et les habitudes de notre pays. Prenons justement l\'exemple de la Suède: Les pays nordiques sont des sociétés de consensus, tout est discuté à l\'avance. C\'est ce que ATTAC-Suède faisait avec les autorités depuis des mois. La Suède n\'a jamais connu, du moins depuis 1934, une manifestation comme celle de Göteborg. La police ne possède pas les équipements \"anti-émeutes classiques\"--ce qui une fois de plus n\'excuse nullement les méthodes qu\'elle a employées [et n\'aurait pas non plus excusé l\'usage de gaz, de canons a eau ou de balles en caoutchouc, mais le fait est qu\'elle n\'en avait pas]. Très vite après les événements, des affiches sont apparues sur la grande avenue dévastée libellées: ATTAC EST PASSE PAR LA. Deux amis suédois m\'ont écrit depuis pour dire que la droite suédoise s\'en donne actuellement a coeur joie. C\'est indéniablement un coup porté contre nos camarades en Suède et ils en sont assez traumatisés. J\'ai quelques raisons de croire que les fascistes du cru [et peut-être d\'ailleurs] ne sont pas étrangers à ce qui s\'est passé--en tous cas la droite et l\'extrême droite ont très vite profité de l\'aubaine. C\'est pareil au Danemark où j\'étais la semaine dernière, où la presse a été, d\'après les camarades, \"sans merci\", barrage continu sur Göteborg, ils ont l\'impression d\'avoir perdu six mois de travail. Les jeunes danois qui ont manifesté et ont participé à la casse sont me dit-on dans une attitude aujourd\'hui de \"repentance\". [Mais pas les suédois qui disent que leur violence est le reflet de la violence de la société, point a la ligne]. Les idées que nous avons essayées de transmettre à Göteborg n\'ont pas du tout été entendues. Qui sait, en Suède ou ailleurs, qu\'Attac avait organisé une grande première, un débat [à tour de rôle et en studio pour les \"officiels\"] avec Joschka Fischer, Romano Prodi, Javier Solana et les premiers ministres de Suède et du Portugal avec huit représentants du mouvement social, dont moi-même. Cela a duré presque une heure et demie, sur grand écran en plein air; des critiques, des arguments et des propositions ont été avancés--personne ne le sait à part les quelques centaines qui étaient physiquement présents. Contrastons ce silence médiatique sur les idées [car ils avaient autre chose à se mettre sous la dent] avec les résultats de la contre-conférence organisée ce week-end à Barcelone par une vaste coalition d\'organisations où les Attac-Catalunya/Espagne ont joué un grand rôle. [La Banque mondiale devait tenir sa conférence annuelle sur le \"Development Economics\" à Barcelone mais y avait renoncé de crainte des protestations, ce qui est déjà une victoire]. La contre-conférence a réuni des milliers de personnes à la fois dans des manifestations politiques en plein air, des ateliers et conférences à l\'université et une manifestation de rue le dimanche après-midi [à laquelle je n\'ai pas pu assister]. La police a bien sûr essayé quelques provocations surtout contre les étrangers, l\'état ne voulait pas de la marche du dimanche, mais les camarades ont obtenu in extremis une décision de justice l\'autorisant. Ils étaient tous d\'accord pour une démarche de confrontation non-violente. Il y avait bien sur des provocations policières, même des flics habillés en \"Black Bloc\" mais la provocation était tellement grossière, et si peu suivie de résultats, que TOUS les journaux, radios et TV espagnols, catalans et beaucoup d\'étrangers ont fait samedi et dimanche d\'amples comptes-rendus, des interviews de participants, des éditos, des débats mettant en lumière les revendications, les idées et les propositions du mouvement. C\'est une réussite politique remarquable. [Toutes mes interviewers ont d\'ailleurs commence par des questions sur les violences de Göteborg...]. Bon, je ne veux pas m\'éterniser; le sujet n\'est nullement épuisé, il faut continuer à en débattre entre nous et avec d\'autres. Ce qui me hante, c\'est la possibilité que ce magnifique mouvement puisse être endommagé. Il y aura de nouvelles provocations. Il y aura des tentatives de criminaliser et de diviser. Il ne faut pas s\'y prêter soit par manque de discernement de quelques uns soit par refus de la démocratie et des décisions prises par ceux qui représentent 95% des participants. Je ne veux pas non plus que nous ayons des martyres comme ce jeune à Göteborg qui est maintenant heureusement hors de danger. A mesure que grandit notre succès grandira chez nos adversaires la peur et la détermination d\'en finir avec nous. Pour vaincre ces adversaires-là, il faut choisir son terrain et ses stratégies, il faut être imprévisible et éviter les pièges, il faut surtout penser avec nos têtes, pas avec de l\'adrénaline.