Arundhati Roy : Déclaration inaugurale à l’adresse du jury du Tribunal mondial sur l’Irak by Arundhati Roy (trad. Stop.USA) Tuesday, Jun. 28, 2005 at 7:05 PM |
« Les preuves rassemblées au sein de ce tribunal devraient par exemple être utilisées par la Cour pénale internationale (dont les Etats-Unis ne reconnaissent pas la juridiction) pour juger en tant que criminels de guerre George Bush, Tony Blair, John Howard, Silvio Berlusconi et tous ces officiels gouvernementaux, généraux d’armée et PDG de sociétés qui ont participé à cette guerre et qui, aujourd’hui, en tirent profit... »
WTI, Istanbul, Turquie
24 juin 2005
Traduit par Jean-Marie Flémal pour Stop USA
Voici donc la principale session du Tribunal mondial sur l’Irak (WTI). Cela revêt une signification toute particulière que ce tribunal se tienne ici en Turquie, un pays dont les Etats-Unis ont utilisé les bases aériennes pour lancer de nombreuses missions de bombardement en vue de détruire les défenses irakienne avant l’invasion de mars 2003. De plus, ils ont demandé – et continuent à le faire – le soutien politique du gouvernement turc, qu’ils considèrent comme un allié. Tout cela, malgré l’énorme opposition populaire du peuple turc. En tant que porte-parole du jury de conscience, il serait malvenu de ma part de ne pas mentionner que le gouvernement de l’Inde, à l’instar du gouvernement truc, est lui aussi un « allié » des Etats-Unis sur le plan de la politique économique et de la prétendue « guerre contre le terrorisme ».
Les témoignages recueillis lors des précédentes sessions du WTI, à Bruxelles et à New York, ont prouvé que même ceux d’entre nous qui ont essayé de suivre de près la guerre en Irak ne sont même pas conscients d’une fraction des horreurs qui ont pu se déchaîner dans ce pays.
Le jury de conscience de ce tribunal n’est pas ici pour livrer un simple verdict de culpabilité ou de non-culpabilité contre les Etats-Unis et leurs alliés. Nous sommes ici pour examiner un vaste éventail de preuves à propos des motivations et conséquences de l’invasion et de l’occupation américaines, preuves qui ont été marginalisées ou supprimées de façon délibérée. Chaque aspect de la guerre sera examiné – sa légalité, le rôle des institutions internationales et des grosses sociétés dans l’occupation, le rôle des médias, l’impact des armes tels que les munitions à l’uranium appauvri, le napalm ou les bombes à fragmentation, l’usage et la justification de la torture, les impacts écologiques de la guerre, la responsabilité des gouvernements arabes, l’impact de l’occupation de l’Irak sur la Palestine, et l’histoire des interventions militaires des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne en Irak. Ce tribunal constitue une tentative de corriger les rapports officiels. De documenter l’histoire de la guerre non du point de vue des vainqueurs, mais des vaincus provisoires – et j’insiste sur le mot « provisoires ».
Avant le début des témoignages, je voudrais brièvement adresser aussi directement que je le puis quelques questions soulevées par l’existence même de ce tribunal.
La première est que ce tribunal est un tribunal irrégulier. Qu’il ne représente qu’un seul point de vue. Qu’il repose sur l’accusation sans écouter la défense. Que le verdict est une conclusion tirée d’avance.
Maintenant, ce point de vue semble suggérer une touchante préoccupation de ce que, dans ce monde brutal, les points de vue du gouvernement américain et de ce qu’on a appelé la « coalition des gens de bonne volonté », dirigée par le président George Bush et le Premier ministre Tony Blair, n’aient pas été représentés, de quelque façon que ce soit. De ce que le WTI n’ait pas connaissance des arguments en faveur de la guerre et qu’il n’ait pas l’intention de tenir compte du point de vue des envahisseurs. Si, à l’époque des multinationales des médias et du journalisme inféodé, quelqu’un est à même de défendre sérieusement ce point de vue, c’est que nous vivons réellement à l’ère de l’ironie, une époque où la satire a perdu son sens du fait que la vie réelle est plus satirique elle-même que ne le sera jamais la satire.
Permettez-moi de dire catégoriquement que ce tribunal représente la défense. C’est un acte de résistance en soi. C’est une défense dressée contre l’une des guerres les plus lâches de l’histoire, une guerre dans laquelle on s’est servi des institutions pour forcer un pays à désarmer et dans laquelle, ensuite, ces mêmes institutions se sont croisé les bras alors que ce pays était attaqué par une puissance de feu encore jamais vue dans l’histoire de la guerre.
Secundo, ce tribunal ne constitue en aucun cas la défense de Saddam Hussein. Ses crimes contre les Irakiens, les Kurdes, les Iraniens, les Koweïtiens et d’autres ne peuvent être effacés dans le processus visant à mettre en lumière la tragédie plus récente, toujours en cours, de l’Irak. Toutefois, nous ne devons pas oublier que lorsque Saddam Hussein a commis les pires de ses crimes, le gouvernement américain le soutenait politiquement et matériellement. Alors qu’il gazait des Kurdes, le gouvernement américain le finançait, l’armait et évitait silencieusement d’intervenir.
Saddam Hussein va être jugé comme criminel de guerre au moment même où nous prenons la parole. Mais qu’en est-il de ceux qui ont contribué à l’installer au pouvoir, qui l’ont armé, qui l’ont soutenu – et qui, aujourd’hui, créent un tribunal pour le juger et se disculper complètement eux-mêmes ? Et que dire d’autres amis des Etats-Unis dans la région - y compris le gouvernement de la Turquie –, qui ont supprimé les droits des Kurdes et d’autres peuples ?
Il y a, rassemblées ici, des personnes remarquables qui, face à cette agression et cette propagande toutes deux implacables et brutales, ont œuvré sans relâche afin de réunir un éventail complet de preuves et d’informations censées servir d’arme dans les mains de ceux qui désirent participer à la résistance contre l’occupation de l’Irak. Ces preuves et ces informations devraient devenir une arme aux mains des soldats, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en l’Italie, en Australie et ailleurs, qui ne veulent pas combattre, qui ne veulent pas sacrifier leur vie – ni prendre celle d’autrui – pour un paquet de mensonges. Elles devraient devenir une arme dans les mains des journalistes, écrivains, poètes, chanteurs, enseignants, plombiers, chauffeurs de taxi, mécaniciens automobiles, peintres, juristes – de toute personne souhaitant participer à la résistance.
Les preuves rassemblées au sein de ce tribunal devraient par exemple être utilisées par la Cour pénale internationale (dont les Etats-Unis ne reconnaissent pas la juridiction) pour juger en tant que criminels de guerre George Bush, Tony Blair, John Howard, Silvio Berlusconi et tous ces officiels gouvernementaux, généraux d’armée et PDG de sociétés qui ont participé à cette guerre et qui, aujourd’hui, en tirent profit.
L’agression contre l’Irak est une agression contre nous tous : contre notre dignité, notre intelligence, notre avenir.
Nous reconnaissons que le jugement du WTI n’a pas valeur contraignante aux yeux de la législation internationale. Toutefois, nous ambitions vont bien au-delà de cela. Le WTI met toute sa foi dans les consciences des millions de personnes dans le monde qui ne souhaitent pas demeurer des badauds aux bras ballants pendant que le peuple de l’Irak se fait massacrer, opprimer et humilier.