arch/ive/ief (2000 - 2005)

L’humanité est-elle née libérale ? Non !
by Christiane Pasteur, Tribune de Genève Tuesday, Nov. 30, 2004 at 11:32 AM

Ni loi de la nature, ni fatalité, mais idéologie. C’est Serge Halimi qui le dit.

Le libéralisme ? Une « utopie » devenue réalité, estime Serge Halimi, récemment de passage à Genève pour y présenter son dernier ouvrage. Selon lui, la grande force de l’idéologie aujourd’hui dominante est de faire croire qu’ elle n’en est pas une, qu’ elle serait à la fois loi naturelle, « comme l’apesanteur », et inéluctable. Bref, que l’humanité connaîtrait enfin la « fin de l’Histoire ».

« Ces propos visent à décourager les opposants », affirme le journaliste du Monde diplomatique. Avant de citer feu le sociologue Pierre Bourdieu, qui qualifiait ce phénomène de « politique de dépolitisation ». Et d’avertir : « Le libéralisme est une construction politique et volontariste correspondant à un moment historique donné. »

Et pour cause. André Langaney est catégorique : l’homme n’est pas fait pour le libéralisme. « S’il consiste à manger la part des autres pour se développer à leurs dépens, alors oui, le libéralisme est répandu dans le monde animal », explique l’anthropologue. « Cependant, les phénomènes de coopération et les comportements parentaux se développent avec les sociétés complexes, chez les mammifères et les primates. L’intérêt à coopérer apporte plus de bénéfices que la simple compétition, il en va de la survie de l’espèce. »

Pour étayer sa démonstration, Serge Halimi replonge, lui, dans ce qu’ on a appelé les trente glorieuses, soit les trois décennies qui ont suivi l’après-guerre. Le keynésianisme règne alors en maître. « A l’époque, la plupart des intellectuels, hommes politiques et journalistes imaginent que le capitalisme de marché disparaîtra », souligne le journaliste. Ce n’est pas le pouvoir des soviets, mais presque. On parle alors de capitalisme contrôlé ou d’E tat-providence. Les ouvriers s’ embourgeoisent, l’ère d’abondance tant rêvée devient réalité.

Une tentative de diminuer les inégalités qui rappelle un peu les sociétés traditionnelles. André Langaney évoque son expérience personnelle : « J’ai vécu dans la brousse du Sénégal oriental, pendant quatre ans, et chez les Inuits du Groenland. Ces sociétés sont aux antipodes du libéralisme. Tout est organisé, l’initiative individuelle confinée à la sphère privée. Les règles de solidarité, partage et redistribution sont contraignantes. Tout comme la surveillance collective. »

Du coup, nul ne peut s’ enrichir, par exemple. Si un membre de la communauté commence à le faire, on l’obligera à partager avec sa famille, voire avec l’ensemble du village.

Contre ces tendances de fond, le libéralisme bénéficiera d’une arme de destruction massive : la propagande. Les deux crises pétrolières des années 70 constitueront l’opportunité rêvée.

En réalité, la productivité ne cesse d’augmenter : plus 67% depuis 1979. Mais les richesses sont redistribuées différemment : de la protection sociale au contrôle social, de la gratuité des universités à la construction de nouvelles prisons, du travail vers le capital. « Quand on me demande si la mondialisation est bonne ou mauvaise, je réponds : cela dépend pour qui », ironise Serge Halimi.

Selon lui, la victoire des libéraux est celle du marketing idéologique. Ils étaient une minorité à croire en leur « utopie » dans les années trente. Ils ont convaincu. Et vaincu. La chute de l’URSS sera un argument supplémentaire en leur faveur.

« Ils ont donné un habillage savant à leurs intérêts grâce aux think tanks (laboratoires d’idées financés par de généreux groupes de pression) et aux journalistes. Le dogme du laisser faire et laisser aller a été martelé, on a affirmé que sans réforme, l’édifice risquait de s’ écrouler, qu’ il fallait libérer la « magie du marché », que le capitalisme connaissait une crise parce qu’ il n’était pas assez capitaliste. »

Et de s’interroger sur qui contrôle les moyens d’information aujourd’hui : les Murdoch, Disney, Berlusconi, General Electric, Dassault, etc. Sans annoncer de grands bouleversements, Serge Halimi rappelle : « Les grandes explosions, comme la Révolution française, personne ne les attendait. C’est souvent dans les heures les plus sombres de l’Histoire que les alternatives se préparent. »


« Le grand bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est-il imposé au monde ? », Serge Halimi, Ed. Fayard, Paris, 2004.