L’Union
européenne prend un tournant ultra-libéral des plus
dangereux, lit-on dans les programmes des partis
sociaux-démocrates (PS, SP.a, etc.). De plus en plus, des
mesures en faveur de libéralisation des marchés sont
prises, sans contrepartie sociale. Pour éviter cette
dérive, il faut soutenir les « socialistes »
au parlement européen (et sans doute dans les autres
enceintes), concluent ces programmes.
Mais
qui sont ces ultra-libéraux qui élaborent et
adoptent ces dispositions d’ouverture tout azimut en faveur
des capitaux et des biens ?
Manifestement,
cette question taraude également Raoul Marc Jennar, docteur
en science politique, chercheur à Oxfam Solidarité
(Belgique), ainsi que pour l’Unité de recherche de
formation et d’information sur la globalisation (URFIG,
France).
Raoul
Jennar est spécialiste des dossiers sur l’Organisation
mondiale du commerce (OMC). Dans ce cadre, il suit l’évolution
de la politique européenne par ses différents
représentants. Et ce qu’il constate n’est guère
réjouissant, ni flatteur. Malgré des discours
humanistes, voire tiers-mondistes, en faveur du développement,
de la coopération et du partenariat, l’Europe
pratique, en fait, une recolonisation des pays du tiers-monde.
Raoul
Jennar analyse plusieurs problèmes où la
responsabilité de l’Union européenne est
patente : le projet de Constitution, l’Accord général
sur le commerce des services (AGCS) et les relations au sein de
l’OMC même.
L’Union
contre les Européens
D’abord,
il est obligé de constater que la construction européenne
est une élaboration dénuée de fondements
démocratiques.
Une
Constitution établit généralement que tout le
pouvoir émane du peuple. Pour le projet européen, il
n’en est nullement question. Le parlement, seul organe élu
par les citoyens, ne dispose toujours que de peu de pouvoirs. La
Commission, en revanche, groupe d’une vingtaine de personnes
désignées par les gouvernements, détient des
possibilités d’agir immenses, sans devoir rendre
compte à personne.
Par
ce biais, non voulu par les électeurs et certainement non
débattu parmi eux, la Commission s’arroge des droits
incroyables, notamment en ce qui concerne l’orientation très
libérale de la construction européenne et des
négociations commerciales pour lesquelles c’est le
commissaire qui possède le monopole des transactions à
l’OMC. De ce fait, il est clair que cet organe a des liens
très étroits avec les milieux des affaires comme la
Table ronde des industriels européens (ERT, pour le sigle
en anglais), qui regroupe environ 45 de présidents de
grandes multinationales européennes (non financières),
l’UNICE, la confédération patronale
européenne, et le Transatlantic Business Dialogue (TABD),
qui réunit quelque 150 patrons de grandes firmes des deux
côtés de l’Atlantique. C’est leur
politique qui est suivie. Notamment le TABD établit chaque
année une liste de recommandations que les administrations
américaines et européennes avouent suivre. Ce sont
leurs intérêts qui sont défendus.
Pourtant,
les documents officiels européens prétendent que la
Commission est « une institution dont la vocation
est la représentation totalement impartiale de l’intérêt
général » . Et le projet de
Constitution affirme : « La Commission
européenne promeut l’intérêt général
européen et prend les initiatives appropriées à
cette fin » (article I-25, point 1). Raoul Jennar
répond : « Cette seule formule, si elle
était prise au sérieux, suffirait, après
confrontation avec les pratiques de la Commission, à donner
la dimension de son échec et à justifier sa
suppression. Il n’existe sur le continent européen
aucune institution dotée de la puissance publique qui se
consacre aussi servilement que la Commission, à satisfaire
les exigences d’intérêts particuliers au mépris
de l’intérêt général »
(1).
La
Commission est une machine à libéraliser, à
privatiser, à démanteler les services publics,
appelés pour ce faire d’ailleurs services d’intérêt
général. En fait, elle prend une partie du pouvoir
autrefois détenu par les Etats et les parlements nationaux,
sans que soit mise en place une capacité de contrôle
au niveau européen. C’est un dessaisissement pur et
simple. Raoul Jennar en conclut : « force est
de constater que plus il y a d’Europe, moins il y a de
démocratie » (2). Tiens quels sont les
partis qui ont une telle analyse ?
Bombardement
économique du Cambodge
En
ce qui concerne les relations avec le tiers-monde, notamment à
l’OMC, Raoul Jennar constate que l’Union européenne
est souvent l’acteur le plus agressif. Se cachant derrière
un discours enjoliveur sur le partenariat de l’Union, le
commissaire chargé du Commerce mène des discussions
souvent musclées pour ouvrir les marchés aux
capitaux et aux marchandises des grandes entreprises européennes.
Ce qui est généralement peu connu (et qui devrait se
faire savoir).
Raoul
Jennar prend plusieurs exemples. Ainsi, il relate les matières
pour lesquelles, dans le cadre de l’AGCS, l’Union
demande aux pays du tiers-monde d’ouvrir leur marché.
L’accord sur les services prévoit, en effet, une
négociation bilatérale entre Etats où chacun
de ceux-ci font des requêtes auprès des autres pour
qu’ils libéralisent leur législation. Dans ce
cadre, la Commission a établi une longue liste dont voici
quelques exemples : demande de supprimer le monopole public
de l’eau pour le Botswana, l’Egypte, le Honduras et la
Tunisie ; lever la restriction sur les investissements
étrangers à Cuba et en Indonésie, sur les
participations étrangères dans les
télécommunications au Kenya et dans les assurances
en Malaisie ; interdiction au Cameroun d’obliger à
créer de l’emploi pour tout investissement de plus de
10.000 euros ; etc. (3). De cette façon, l’Union
a précisé ces requêtes pour 91 des 94 pays du
tiers-monde inscrits à l’OMC en ce qui concerne la
libéralisation des télécommunications, pour
23 en ce qui concerne la poste, etc. Malgré la volonté
affichée de ne pas effectuer plus de quatre demandes aux
PMA (les pays les moins avancés), l’Union en a
adressé, à elle seule, 7 à la Tanzanie et à
l’Angola, 6 au Bangladesh, à Madagascar et au
Mozambique, 5 à la Birmanie, à l’Ouganda, au
Congo et au Sénégal...
Le
commissaire européen au Commerce est également le
principal promoteur de l’introduction d’un nouvel
accord sur l’investissement (le fameux AMI qui avait été
finalement refusé à l’OCDE en 1998), au sein
de l’OMC. Grâce à l’Inde, la Chine et
d’autres pays du tiers-monde, un tel traité n’est
pas encore passé. Notamment, à Cancun, le dernier
sommet interministériel de l’organe, le Sud a bloqué
cette nouvelle avancée de la libéralisation.
Autre
exemple frappant : les négociations pour permettre
l’entrée du Cambodge dans l’OMC. Le pays,
durement frappé par vingt ans de guerres et de conflits,
est un des plus pauvres de la planète. En 1994, avant même
la naissance de l’organe du commerce, il manifeste sa
volonté d’en devenir membre. De ce fait, il
bénéficie, selon les règles mêmes de
l’OMC, d’un droit d’application des mesures de
libéralisation plus lent que les autres Etats. Mais, pour
son malheur, le Cambodge survit essentiellement grâce à
l’aide extérieure.
Les
pourparlers, essentiellement avec l’Australie, les
Etats-Unis, l’Union européenne, débutent en
1999 et durent quatre ans. Ces trois gouvernements vont lui faire
payer très cher leur contribution financière. Alors
que 80% environ de sa population vit de l’agriculture, le
Cambodge ne peut protéger ce secteur (ce que l’Union
européenne peut faire encore pendant quelque 50 ans, par
exemple). Il ne peut donner des subsides à l’exportation.
Il s’inscrit à l’organe qui gère les
brevets et dénonce la piratage industriel. Ce qui va
certainement l’obliger à acheter très cher les
engrais chimiques et les produits pharmaceutiques, alors que ce
pays connaît des taux élevés des cas de sida,
de tuberculose et de paludisme. Phnom Penh a dû également
réduire les tarifs douaniers sur des produits aussi
essentiels que le riz, le blé, le tabac, les produits
laitiers et l’alcool. Et, en matière des services,
l’Union européenne l’a poussé à
accepter des engagements de libéralisation dans soixante
secteurs des services (dans le cadre de l’AGCS), ce qu’aucun
autre pays au monde n’a fait (4).
Le
ministre cambodgien du Commerce en a conclu à l’issue
des négociations sur l’adhésion de son pays à
l’OMC : « Supposé être le
chemin vers le jardin d’Eden, en réalité ce
n’est qu’un sentier dans la jungle, bourré de
mines, d’embuscades de guérillas, de tigres et de
piranhas » (5).
Jaurès,
reviens ! Ils nous ont trahis
Ainsi,
Raoul Jennar épingle la Commission comme étant
l’organe qui libéralise à tour de bras. Mais
qui trouve-t-on dans celle-ci ? En fait, sur vingt
commissaires, dix appartiennent au mouvement social-démocrate.
Pas des libéraux ou des hommes de « droite »
donc. Le commissaire chargé du Commerce n’est autre
que Pascal Lamy, membre influent du parti socialiste français.
Autrement dit, un adversaire déclaré de la
mondialisation libérale sauvage. Son dernier livre en
atteste (6). Mais déclaré ne signifie pas
pratiquant. Raoul Jennar s’aperçoit de la duplicité
de langage utilisée par la social-démocratie
européenne. Réticente à la libéralisation
tout azimut, se prononçant ouvertement pour le maintien et
la défense des services publics, elle agit en sens
contraire.
Raoul
Jennar dresse le portrait de Pascal Lamy. Son parcours
universitaire est celui de l’élite de la nation :
Hautes études commerciales (HEC) et Ecole nationale
d’administration (ENA) ; ensuite, passage obligé
à l’Inspection générale des Finances.
De 1975 à 1981, il travaille à la direction du
Trésor. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir
en 1981, il entre au cabinet de Jacques Delors comme directeur
adjoint. Le futur président de la Commission est alors
ministre de l’Economie et des Finances. Il convainc ses
collègues en 1983 qu’il faut se soumettre aux « lois
du marché » et instaurer la « rigueur ».
Pascal Lamy atterrit au cabinet du Premier ministre Pierre Mauroy
pour y piloter ce changement de cap. Ensuite, Delors passant à
la Commission, il choisit Pascal Lamy comme directeur de cabinet
et comme sherpa. Celui-ci y reste jusqu’à la fin du
mandat de son mentor. Il est, durant ce temps, également
membre du comité directeur du PS français. Fin 1994,
il entre au Crédit Lyonnais, banque encore publique dirigée
par un autre « socialiste » Jean
Peyrelevade. Il en devient le directeur général cinq
ans plus tard. Il est chargé de la privatisation dans un
climat difficile, puisque la banque est durement touchée
par la récession et les affaires douteuses dans
l’immobilier. En même temps, il préside la
commission « prospective » du CNPF,
l’ancêtre du Medef, la fédération
patronale française. Il est aussi membre de la Rand
Corporation, think tank américain lié au Pentagone
et à l’industrie militaire d’outre-Atlantique.
En 1999, il est proposé par Lionel Jospin et Dominique
Strauss-Kahn pour occuper le poste de commissaire européen
au Commerce.
Son
parcours le situe très nettement. Au Crédit
Lyonnais, le syndicat CGT l’appelle « celui qui a
organisé la casse sociale », le « para »,
la « brute », l’ « Exocet »
(7). Comme commissaire européen, il fait allégeance
au patronat européen. Il assiste régulièrement
aux conférences annuelles du TABD (et au forum économique
mondial de Davos, ainsi qu’à l’European
Business Summit, tous les deux ans, organisé par l’UNICE
et la FEB à Bruxelles). C’est lui qui a annoncé
que dans les négociations sur l’AGCS, l’Europe
n’exigerait rien d’important aux PMA. Après la
conférence de Cancun, le journaliste britannique
d’investigation au Guardian, George Monbiot, écrit :
« S’il y avait un prix Nobel de l’Hypocrisie,
cette année il serait décerné à Pascal
Lamy » (8).
Et
Pascal Lamy n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Car les partis sociaux-démocrates n’hésitent
pas à voter les textes venant de la direction du Commerce
ou d’autres, en faveur des libéralisations ou des
démantèlements des services publics. Ainsi, seule
une petite minorité de « socialistes »
s’est opposée au projet de la Constitution (9), qui
prône pourtant le libre marché et la libre
concurrence.
J’existe
donc je résiste !
Raoul
Jennar indique également quelques pistes d’alternative.
Elles ne sont pas les moins intéressantes.
D’abord,
il souligne l’importance de dénoncer le mythe de
l’Union européenne. « L’Union
européenne » , écrit-il en
introduction, « s’est révélée
être l’alibi de ce que Pierre Bourdieu appelait une
restauration conservatrice » (10). Et il ajoute une
citation du célèbre sociologue français :
« La social-démocratie convertie au
néo-libéralisme ne souhaite pas cette Europe
sociale. Les gouvernements sociaux-démocrates persévèrent
dans leur erreur historique : le libéralisme d’abord,
le « social » plus tard, c’est-à-dire
jamais, parce que la dérégulation sauvage rend
toujours plus difficile la construction de l’Europe
sociale » (11). Sur ce plan, il se déclare
trahi par la social-démocratie.
Deuxièmement,
Raoul Jennar souligne qu’il peut y avoir une volonté
politique pour inverser la vapeur. Il n’y a pas de fatalité
à accepter le libéralisme, qu’il soit coloré
de « gauche » ou de « droite ».
Il lance, après avoir réaffirmé l’existence
du prolétariat et de la lutte des classes : « Il
faut refonder la gauche pour refonder l’Europe »
(12). Et ceci est différent de la « recherche
électoraliste d’une alternance au pouvoir »
(13).
Troisièmement,
cette réinvention de la gauche doit commencer par la
défense des droits des gens par eux-mêmes. Raoul
Jennar rappelle l’article 35 de la Déclaration des
droits de l’homme et des citoyens, proclamée le 26
juin 1793 : « Quand le gouvernement viole les
droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour
chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le
plus indispensable des devoirs » (14). Et il
conclut : « Nous existons parce que nous
résistons » (15).
Henri
Houben
(1) Raoul
Marc Jennar, Europe, la trahison des élites, éditions
Fayard, Paris, 2004, p.47. (2) Raoul Marc Jennar, op. cit., p.45.
(3) Raoul Marc Jennar, op. cit., p.132-134. (4) Raoul Marc Jennar,
op. cit., p.178-179. (5) Cité par Raoul Marc Jennar, op.
cit., p.176. (6) Pascal Lamy, La démocratie-monde. Pour une
autre gouvernance globale, éditions Seuil, Paris. Nous en
avons dressé la critique sur ce site (voir : Groupe de
travail Europe : La
critique de Pascal Lamy. (7) Cité par Raoul Marc
Jennar, op. cit., p.21. (8) Cité par Raoul Marc Jennar, op.
cit., p.23. (9) Raoul Marc Jennar, op. cit., p.95. (10) Raoul Marc
Jennar, op. cit., p.14. (11) Raoul Marc Jennar, op. cit., p.87.
(12) Raoul Marc Jennar, op. cit., p.186. (13) Raoul Marc Jennar,
op. cit., p.185. (14) Raoul Marc Jennar, op. cit., p.188. (15)
Raoul Marc Jennar, op. cit., p.189.
Raoul
Marc Jennar , Europe, la trahison des élites ,
éditions Fayard, Paris, 2004, 251 pages
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