“L’Irak face à l’occupation”: le premier livre sur la résistance en Irak by Thomas Blommaert Thursday, Jun. 03, 2004 at 1:38 PM |
Dans “L'Irak face à l’occupation” (éditions EPO, www.epo.be ), Mohammed Hassan et David Pestieau analysent une année d'occupation et une année de résistance irakienne. «Les Etats-Unis organisent la liquidation totale de l'économie irakienne», déclarent les auteurs.
Nous sommes le 19 mars 1917, l'occupation britannique de l'Irak en est à son premier jour. «Nos armées n'attaquent pas vos villes et votre pays en conquérantes ni ennemies, mais en libératrices», déclare le commandant en chef de l'armée anglaise, le général F.S. Maude, à la population de la Mésopotamie d'alors.
Presque nonante ans plus tard, George W. Bush tient un discours presque identique: «Nous n'avons aucune ambition en Irak, hormis d'écarter le danger et de rendre le contrôle du pays à sa propre population». Une phrase qui doit bien faire rigoler Mohammed Hassan et David Pestieau. Et encore. Car la situation en Irak est dramatique. Une année après, on se rend compte à quel point les mots de Bush étaient douloureusement creux.
L’Autorité provisoire, placée sous la direction de Paul Bremer, organise une véritable liquidation totale de l'économique irakienne.«Même si demain le dernier soldat était retiré du Golfe et qu'un régime souverain prenait le pouvoir, l'Irak serait encore occupé», met en garde Naomi Klein, l'une des figures de proue du mouvement alterglobaliste.
La mesure qui saute le plus aux yeux, c'est l'«Order 39». Quel est son contenu précis?
David Pestieau. L'«Order 39» constitue carrément un hold-up contre l'économie irakienne. Cette ordonnance précise que deux cents entreprises publiques vont être privatisées, alors qu'il est écrit dans la Constitution irakienne que les secteurs clés de l'économie ne peuvent se retrouver dans des mains privées. Pour cette opération, les Américains se sont inspirés de leur méthode dans la Russie des années 90. Après la chute de l'URSS, on y avait également organisé une vente aux enchères de l'économie. Tout comme à l'époque en Russie, les multinationales peuvent venir piller les richesses irakiennes sans être dérangées le moins du monde. Mais jamais dans l'histoire mondiale, et ni en Afrique ni en Asie, le pillage n'a été organisé à pareille échelle qu'aujourd'hui, en Irak
L'écrivain Tariq Ali écrit que l'Irak «est le premier pays où nous verrons les effets de la colonisation du 21e siècle». Les équipements qui ont été anéantis avec tant de précision doivent maintenant être reconstruits, mais par des firmes privées _ prioritairement américaines.
David Pestieau. La destruction de ces équipements était naturellement en route depuis longtemps. L'Irak a non seulement été mis en ruines à deux reprises, il a également dû subir douze années d'embargo. Cela a sans doute occasionné autant de dégâts au pays. Dans le domaine de l'industrie, de l'enseignement et des soins de santé _ catalogués par l'Unicef, avant la première attaque des Américains, comme les meilleurs du monde arabe.
Mais Tariq Ali a raison, bien sûr. Halliburton, Bechtel et les autres multinationales reconstruisent désormais l'Irak avec l'argent irakien. De même, les moyens libérés par les Nations unies affluent vers ces firmes privées américaines. Quand on connaît les liens entre ces multinationales et le gouvernement américain, et la clique qui entoure Bremer, la boucle est bouclée.
Un an après la fin officielle de la guerre, les Irakiens passent encore plus de la moitié de la journée sans électricité...
Mohammed Hassan. Naturellement, les Américains veulent mener en premier lieu un programme de privatisation, la reconstruction au profit de la population ne les intéresse pas. Privatisation et reconstruction ne vont d'ailleurs pas de pair. Les Américains sont occupés à liquider l'ancien réseau téléphonique irakien et à installer de nouvelles lignes, américaines, bien entendu.
Chaque pièce de rechange vient directement d'une firme américaine. L'approvisionnement en eau, naguère un service public, va être complètement privatisé par les Américains. Et ils remplacent toutes les installations de fabrication irakienne ou généralement française, comme les pompes, par du matériel américain. Naturellement, cela demande pas mal de temps. Alors qu'à l'issue de la première guerre du Golfe, il avait à peine fallu trois mois aux Irakiens pour réinstaller l'électricité à un niveau acceptable.
Aussi l'occupation continue-t-elle à se heurter à une résistance massive. Vous écrivez que les Américains ne s'y étaient pas vraiment attendus. Comment expliquez-vous cela?
Mohammed Hassan. Les puissances coloniales sont par définition arrogantes. Elles n'abordent pas la situation avec le regard de la population ordinaire. Cela vient du fait qu'elles sont elles-mêmes aveuglées par leur puissance militaire, leur propagande et les marionnettes qui se trouvent à leurs côtés. Ajoutez à cela que, pour les Etats-Unis, les Irakiens sont un peuple primitif et barbare qui, en outre, n'a pas les armes pour rendre les coups. Au Vietnam aussi ils raisonnaient déjà comme suit: «Nous allons les terroriser, les bombarder et les massacrer, finalement, ils auront peur et accepteront leur sort.»
Fallujah se mue en symbole de la combativité irakienne?
Mohammed Hassan. Absolument. Aussi forte qu'ait été la résistance à Sadr City (à Bagdad), pour la plupart des Irakiens, c'est Fallujah qui est synonyme de résistance contre les Américains. La révolte y a éclaté plus tôt et était mieux organisée. (Enthousiaste) Ce qui s'est produit à Fallujah est unique. Imaginez, la plus forte armée du monde qui encercle pendant trois semaines une ville de 300.000 habitants. La population de cette ville montre qu'une résistance contre un ennemi aussi puissant est possible.
Dans votre ouvrage, vous vous mettez en quête des sources de cette résistance. Vous examinez les phases du développement de la résistance, mais également l'histoire récente de l'Irak...
Mohammed Hassan. Vous avez la résistance spontanée et la résistance organisée. La résistance spontanée n'a ni logistique ni direction militaire ou politique. Les services de police n'ont généralement pas trop de mal à réprimer cette forme de résistance. Mais, en Irak, on peut difficilement prétendre qu'il s'agit de résistance spontanée.
Les Américains occupent l'Irak avec 135.000 soldats armés jusqu'aux dents, ils ont amené toute une coalition avec eux et ils sont en plus appuyés par des mercenaires. En outre, 69 services de renseignements opèrent quotidiennement afin de déstabiliser le pays et, chaque jour, Paul Bremer reçoit entre 30 et 40 rapports sur l'Irak. Et ce pays de 25 millions d'habitants, totalement brisé par deux guerres et un embargo meurtrier, les Américains ne parviennent pas à l'avoir sous contrôle. C'est pourquoi notre conclusion, après mûre analyse, est-elle que seul le parti Baath (le parti de Saddam Hussein) avait les capacités pour y arriver. La résistance a un but et un programme et elle travaille politiquement, socialement et militairement.
David Pestieau. Il existe naturellement d'autres organisations et il y aurait un front uni. Mais tous les analyses politiques de toutes tendances sont d'accord sur ce point: ce sont les anciens officiers du parti Baath qui dirigent la résistance. Il ne peut en être autrement. Une semaine après la fin de la guerre militaire, la résistance pointait déjà le bout du nez. C'est incroyable. La Belgique, par exemple, avait eu besoin de quelques mois pour mettre sur pied une résistance digne de ce nom contre les nazis. Le parti Baath a tout dirigé pendant des dizaines d'années, aucune autre organisation n'aurait été en mesure de mettre en route la résistance.
«Si seulement nous avions écouté Scott Ritter», doivent se dire les Américains. En 1996 déjà, l'ancien inspecteur en armements disait que l'Irak était occupé à préparer sa résistance d'après-guerre.
David Pestieau. Au cours de ses inspections d'armes, Ritter n'avait pas trouvé la moindre trace d'armes de destruction massive, mais bien des documents sur la fabrication d'explosifs improvisés, sur la préparation d'embuscades, etc. «Ce que j'ai pu observer alors _ et j'en ai également fait part aux services secrets américains _ c'était le travail préparatoire d'une résistance d'après-guerre comme celle que les Etats-Unis affrontent aujourd'hui en Irak», ajoute-t-il.
Ce témoignage de Ritter ne contredit-il pas indirectement le mythe des «terroristes musulmans étrangers qui viennent en masse combattre en Irak»?
David Pestieau. C'est sûr. Par exemple, les Etats-Unis doivent déjà admettre aujourd'hui que, de tous les poseurs de bombes suicides, aucun ne vient de l'extérieur de l'Irak. Bien sûr, des étrangers sont présents et participent à la lutte contre l'occupation, mais il s'agit d'une minorité négligeable.
L'autorité civile en Irak est aux mains de l’Autorité provisoire, mais, du côté irakien, il y a également un gouvernement intérimaire qui prendre la pouvoir en Irak le 30 juin . Quelles sont les similitudes avec le Conseil arabe, qui, sous l'occupant britannique, en 1920, avait une fonction similaire?
Mohammed Hassan. Le Conseil arabe et l'actuel Conseil de gouvernement ont beaucoup de choses en commun, avec la nuance que le Conseil de gouvernement désigné est encore plus grave que son lointain prédécesseur. Les officiers britanniques y jouaient le rôle de metteurs en scène en coulisse et les Irakiens devaient jouer. Aujourd'hui, les Américains font tout, en Irak: aussi bien la mise en scène que le travail des acteurs. Le prétendu gouvernement irakien regarde tranquillement pendant que les Etats-Unis, Bremer et bientôt Negroponte, ambassadeur US à Bagdad décident de tout. L'organe lui-même n'a strictement rien à dire.
David Pestieau. Pour les Britanniques, il était plus facile de coloniser l'Irak de l'époque que ce ne l'est pour les Américains aujourd'hui. A l'époque, il y avait une classe irakienne féodale qui était particulièrement intéressée par cette colonisation. Mais aujourd'hui, quatre-vingts ans plus tard, qui voudrait collaborer avec les Américains? Des opportunistes ou des agents de la CIA comme le nouveau premier ministre Allawi, des profiteurs qui, normalement, devraient croupir en prison. En même temps, les occupants ne parviennent pas à enrôler des Irakiens dans l'armée ou la police. De ceux qui l'on fait, 40% ont été virés et les autres restent aussi passifs que possible. Et 10% travaillent comme infiltrants pour la résistance. Un officier supérieur américain l'admettait encore la semaine dernière.
Ainsi donc, on en vient à la conclusion, comme de nombreux spécialistes, que les Etats-Unis vont encore devoir envoyer massivement des troupes. Certaines sources parlent même de la nécessité d'une armée de 400.000 hommes, en Irak. Cela signifie que la quasi-totalité des troupes terrestres de l'armée américaine devrait être en Irak. Cela créé également des problèmes aux Etats-Unis mêmes. Jeunes gens, enseignants, plombiers, personne ne veut aller se battre en Irak. Une autre option, à laquelle les Américains recourent déjà aujourd'hui, est l'engagement de volontaires. Toutefois, c'est non seulement très cher, mais cela provoque également de la grogne chez les simples GI's. Ceux-ci gagnent quelques centaines de dollars par mois, alors que certains mercenaires reçoivent 1.000 dollars par jour.
Imaginez, les Etats-Unis viennent à bout de la résistance et contrôlent complètement l'Irak. Qu'est-ce que cela signifierait pour le reste du monde?
Mohammed Hassan. La cause de cette guerre était la crise structurelle de l'impérialisme américain. Après la Seconde Guerre mondiale, le Produit intérieur brut (PIB) américain représentait 50% du PIB mondial. Aujourd'hui, 28%. Leur réponse, c'est de pouvoir s'assurer le contrôle de territoires stratégiques. Ainsi, ils mettent la pression sur l'Europe, sur le Japon, mais également sur la Russie et certainement sur la Chine aussi. L'Irak est un cas test. Le pays détient 15% de toutes les réserves pétrolières mondiales, mais 90% du territoire n'a pas encore été prospecté. Si les Américains obtiennent le contrôle de l'Irak, ils vont étendre énormément leur influence sur la région. Dans notre livre, nous parlons de la théorie des dominos. Dans ce cas, l'OPEP va devoir changer de nom et s'appeler l'US-OPEP. Et la seconde phase va pouvoir commencer: le chantage contre l'Europe, le Japon, la Chine et la Russie. En fait, les Européens devraient être heureux qu'un tel peuple, le peuple Irakiens, existe et se bat contre les Américains. Pour leur propre indépendance, mais aussi pour la prospérité de l'Europe de l'Ouest. Un Européen qui ne soutient pas la résistance irakienne, coupe la branche sur laquelle il est assis en compagnie de ses enfants et petits-enfants.
Pour finir, comment se fait-il qu'un Belge, né aux Etats-Unis durant la guerre au Vietnam, et un ancien diplomate éthiopien, en soient venus à écrire un bouquin sur l'Irak?
Mohammed Hassan. Le livre vient après une série d'interviews dans Solidaire. Elles ont suscité tellement de réactions que nous avons estimé que nous devions faire quelque chose de plus, on ne peut aller aussi loin dans une interview que dans un bouquin.
David Pestieau. La richesse du livre, c'est nos contextes différents. Mohammed a une grande connaissance de l'histoire arabe et il est habitué aux médias arabes. Je connais peut-être la presse occidentale un peu mieux. Cela a abouti en permanence sur des confrontations de sources et d'idées. Nous avons rédigé le bouquin ensemble d'un bout à l'autre et nous attendons avec beaucoup d'intérêt les réactions et critiques qu'il va susciter.