arch/ive/ief (2000 - 2005)

Bolivie, douce patrie amère
by Adolfo Gilly Thursday October 16, 2003 at 07:31 AM
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La Bolivie est en train de vivre une révolution. Les mobilisations dans les villes et à la campagne ont pour objectif de faire tomber un gouvernement néolibéral et assassin. Le point de départ unificateur de la lutte fut, une fois de plus, la tentative d'offrir l'exploitation et l'exportation du gaz bolivien aux entreprises multinationales. Mais cette question a tout bonnement concentré toutes les diverses offenses, injures et spoliations que les gouvernements sucessifs ont imposé au peuple bolivien.

Les insurgés de la campagne et de la ville exigent la démission du président Lozada. Ce dernier refuse, avec le soutien ouvert de Washington; de l'armée répressive et des secteurs patronaux boliviens les plus liés à la finance internationale. Ce sont là les trois piliers de l'état-major néolibéral en Bolivie.

Il y a une similitude avec le mouvement populaire en Argentine de décembre 2001; les mouvements populaires exigent que Gonzalo Sanchez de Lozada «s'en aille». Mais à la différence de l'Argentine, ils ne demandent «qu'ils s'en aillent tous ». Les revendications de démission convergent dans la demande d'une Assemblée Constituante et d'un gouvernement provisoire qui puisse la convoquer, autrement dit dans la demande d'une autre république et d'un autre gouvernement.

Tout comme en Argentine hier, personne n'a aujourd'hui en Bolivie la légitimité pour parler au nom de tout le mouvement. Mais, par contre, dans le pays andin, les différents secteurs sociaux en rebéllion sont parvenus à conserver une forte structuration territoriale et sectorielle, des formes d'organisation et de lutte devenues « culturelles », de vieux savoirs insurrectionnels des Boliviens.

D'autre part, en Argentine, il n'y a pas de tradition de révolution, mais bien de grèves et de grèves générales de dimensions exceptionnelles, sans égal en Amérique latine. La Bolivie par contre a depuis l'époque de la Colonie de grandes traditions insurrectionnelles indigènes, paysannes et minières. Ainsi qu'une révolution populaire radicale au XXe siècle; la Révolution d'Avril 1952 où les mineurs armés et le peuple de La Paz ont pris d'assaut les casernes, détruits l'armée et remis au pouvoir le président nationaliste Victor Paz Estenssoro, dont l'élection avait été spoliée.

Le mouvement révolutionnaire qui secoue aujourd'hui la Bolivie couvre tout le pays et a différents foyers: indigènes, mineurs, urbains et populaires. Sa rage et sa bravoure à affronter l'armée, à ramasser ses morts et à repartir à la charge est caractéristique d'un peuple en révolution.

Parce qu'il s'agit d'un peuple qui a accumulé pendant des décennies et des siècles une culture insurrectionnelle dans laquelle tout le monde sait que faire au cours des affrontements puisque ce savoir vient des parents, des grands-parents et des aïeux, proches ou éloignés. Les grands-mères boliviennes indigènes, de jeunes grands-mères pour la plupart, apparaissent sur les images et les photos en train de donner du courage et des pierres à leurs enfants et à leurs petits-enfants afin d'alimenter leurs frondes.

La fronde est une arme ancestrale des insurrections indigènes contre les colons, et c'est la même qui, aujourd'hui, lance des pierres et des cartouches de dynamite contre l'armée. Son maniement s'acquiert dans l'exéprience du travail et dans la vie du laboureur, du pasteur ou du mineur.

Ce que font en ce moment les villes et les quartiers de El Alto, La Paz, Oruro, Cochabamba et les communautés aymaras de l'Altiplano ne s'improvise ni se transmet par une proclamation ou un manifeste. On le sait tout simplement par expérience, c'est là l'amer héritage d'une amère patrie faite de nombreuses générations d'opprimés, d'exclus et d'humiliés qui, dans leurs communautés, dans leurs quartiers et dans leurs centres miniers, ont conservé l'honneur et le respect d'eux-mêmes contre le racisme atroce des Seigneurs, des gouvernants et des politiciens urbains. Ce respect d'eux-mêmes déborde aujourd'hui dans une rage et un élan qui constituent la substance animique de cette nouvelle révolution latino-américaine, de cette insurrection de notre époque dans laquelle, comme certains l'ont dit, la globalisation et le néolibéralisme en avaient terminé avec l'ère des révolutions.

Une révolution n'est pas une fête. C'est un sacrifice obligé et amer. Personne n'y prend part volontairement, mais bien parce qu'il n'y a pas d'autre choix. Aujourd'hui, la globalisation capitaliste et le néolibéralisme financier, qui avaient promis la paix et le paradis, ne sont que la matrice qui engendre d'autres révolutions, avec des sujets nouveaux, héritiers d'anciennes méthodes de combat et motivés par des rages ancestrales. C'est également cette matrice qui engendre des guerres coloniales inégales et cruelles, des résistances sans pitié et sans quartier, comme aujourd'hui en Irak, en Afghanistan, en Palestine et en Tchétchénie... et qui sait où demain?

Dans ce violent et croissant désordre mondiale dont les points focaux sont au Pentagone et à la Maison Blanche, cette nouvelle révolution bolivienne représente une sauvegarde d'un ordre insurrectionnel et de coutumes éprouvées et polies à travers les âges.

Le lundi 13 octobre, tandis que les indigènes aymaras de l'Altiplano s'apprêtaient à marcher en ordre de bataille sur La Paz, dans tout le centre de cette capitale se sont produits des affrontements entre le peuple rebelle et les militaires. A la tombée de la nuit, à travers les radios populaires, la nouvelle a été propagée selon laquelle l'armée se préparait à prendre ce secteur. Les rebelles se sont alors repliés en bon ordre à 20H00, laissant les rues et les places du centre et dressant des barricades dans les accès aux quartiers pauvres des hauteurs de la ville. Ils ont évité, ainsi, le choc frontal. A l'aube du 14 octobre, les tanks ont repris le contrôle de rues désertes...

Le mardi 14, à midi, des milliers de mineurs de Huanuni – le centre minier où fut fondé en 1944 la Fédération syndicale des travailleurs miniers de Bolivie, la principale force ouvrière de la révolution de 1952 et des années suivantes – ont marché sur la ville de Oruro et, ensemble avec le peuple, ont occupé le centre de cette ville (capitale des mineurs) pour ensuite se préparer à converger sur La Paz. Le jour précédent, les petits commerçant des marchés d'Oruro avaient démarré de la paroisse de la Vierge du Socavón, sous la pluie et le froid de l'Altiplano, afin d'occuper les agglomérations voisines et de se disposer, eux aussi, à marcher sur La Paz.

Tout cela n'est à peine que des descriptions, des instantanés, des moments ponctuels révélateurs d'une situation d'insurrection populaire généralisée. Dans ce mouvement convergent diverses traditions de vie et de combat; aymaras, quechuas, urbains, miniers, cocaleros, routiers, artisans, commerçants pauvres et une innombrable multitude de jeunes à qui l'amère Bolivie de nos temps n'offre rien d'autre que la pauvreté et le chômage.

Cette convergence d'états d'esprits, de formes organisationnelles et de visions politiques différentes peut se lire dans des déclarations publiques, l'une, du Mouvement au socialisme (MAS), mené par le dirigeant cocalero Evo Morales; l'autre, du mouvement indigène aymara dirigé par Felipe Quispe, « El Mallku ». Tous deux sont députés.

Le document du MAS, qui exige la démission du président et une Assemblée Constituante, parle des «gens », de la « société civile », d'un « projet de nation », d'une « démocratie incluente »; un vocabulaire éloigné des directions politiques et des partis urbains. Le manifeste de la Confédération Syndicale Unique des Paysans de Bolivie parle quant à elle au nom des « communautés aymaras » et des « communards », elle s'adresse aux « frères et aux soeurs du grand Kollasuyu et du monde » en invoquant « la voix du peuple au visage foncé », en exigeant également la démission du président. Mais elle ne parle pas, comme l'autre, d'une Constituante, ni de « refonder la démocratie ». C'est plutôt un cri de rage ancestral contre l'humiliation, le racisme, la spoliation et l'exploitation, et qui se termine en invoquant les figures de Tupaj Katari et Bartolina Sisa, symboles de la grande insurrection anticoloniale aymara de 1781 qui avait soulevé l'Altiplano et mis le siège de La Paz, une rebéllion qui fut noyée dans le sang par l'armée coloniale espagnole.

Ce sont donc deux insurrections qui convergent dans la défense du gaz, dans la haine envers les forces répressives et dans la démission du président, deux insurrections différentes dans leurs langage, dans leurs objectifs sociaux et dans leur dynamique interne. Il est naturel que ceux qui se reconnaissent dans ces manifestes trouvent bizarre le langage et l'esprit de l'autre. Mais des liens sont rendus possibles par la rebéllion minière et ses organisations, par le peuple indigène urbain de El Alto, par les quartiers pauvres de La Paz, de Oruro, de Cochabamba et des autres centres urbains.

Jusqu'à présent, cette insurrection semble résister grâce à l'incroyable volonté de sacrifice des insurgés, mais elle peine à se donner une direction, si pas unique, au moins unifiée autour de quelques objectifs communs. Les éléments et les exigences de la base existent pourtant pour que cela puisse survenir. Mais les injures étant si anciennes et si diverses, il n'est pas simple de se reconnaître les uns les autres dans la poussière, le sang, le bruit et la furie des affrontements contre l'ennemi qui, lui, réprime tout le monde.

C'est pourtant de cette convergence que semble dépendre le destin de cette révolution des indigènes, des paysans, des mineurs, des travailleurs, des petits vendeurs informels, des pauvres, des étudiants, des voisins, des employés et des sans emploi de Bolivie contre un appareil répressif qui continue à tuer sans pitié et sans mesure.

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De Bolivie, des amis m'ont écrit ce 14 octobre. Ils décrivent la rebéllion. Je retranscris ici l'un de ces messages de La Paz:

«Nous avons vu hier des images des jeunes habitants de El Alto sur la Plaza San Francisco en train d'affronter les policiers, de lancer des pierres avec leurs frondes. El Alto, où se concentre la répression et où a émergé l'insurrection de ces derniers jours, est une ville aymara de composition culturelle et démographique très paysanne. Si nous sommes en train de vivre un nouvelle rebéllion aymara à notre époque, c'est avec de notables coïncidences dans ses formes de lutte avec les mouvements du passé. Les forces insurgées ne sont plus seulement issues de la campagne, elles sont également concentrées dans des villes à moitié paysannes où vit la population indigène qui s'est urbanisée ces 30 dernières années.

Dans le dernier recensement bolivien, plus de 60% des gens se sont déclaré indigènes. Beaucoup d'entre eux ne vivent plus à la campagne, et bon nombre ne parle plus, ou à peine, l'Aymara. Ce sont en grande partie des jeunes, frappés par la grande pauvreté des urbanisations marginalisées. Leur culture est profondément enracinée aymara, et cela s'exprime politiquement en ce moment; la fronde en est un symbole.

Il n'y a pas de directions fortes, et, d'autre part, il y a par contre de fortes impulsions à partir de la base. Ces derniers jours, ce sont les quartiers de El Alto, chacun pour son compte, qui se sont soulevés contre le gouvernement pour exiger la tête de Goni (terme désignant le président). Les leaders ne sont pratiquement pas apparus dans la marche et dans les protestations d'hier. Personne n'a le contrôle, ni Evo Morales, ni El Mallku, ni Jaime Solares de la COB (Centrale Ouvrière de Bolivie), ni les dirigeants de El Alto. Les «bases vecinales» - une forme sociale de racine politique entre le syndicat ouvrier et la communauté aymara – sont dans une terrible furie. Ce sont eux qui revendiquent les intérêts nationaux autour du gaz, et qui ont été le plus fortement touchés par la répression du fait qu'ils sont considérés comme des « Indiens pauvres » dont la vie ne compte pas comme celle des gens des « classes décentes » de La Paz. La répression étatique déployée à El Alto ne peut se comprendre qu'en termes d'une longue histoire de racisme et de violence coloniales et néocoloniales ».

Traduction de l'espagnol: Ataulfo Riera