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Uri Avnery, Israelien de 80 ans et bouclier humain d'Arafat
by Uri Avnery Sunday September 14, 2003 at 08:20 PM
(Traduit de l'anglais : RM/SW)

Uri Avnery, dirigeant de Gush Shalom (Bloc de la Paix) vient, à l'âge de 80 ans, de rejoindre Arafat à La Muqata pour lui servir de bouclier, en signifiant à Sharon qu'il devra d'abord faire couler du sang juif s'il veut tuer Arafat. Nous reprduisons l'article qu'il a écrit juste avant de se rendre à Ramallah.

Ainsi, maintenant c'est officiel : le gouvernement d'Israël a décidé
d'assassiner Yasser Arafat.
Et non plus de l'« exiler ». Et non plus de l'« expulser ou le tuer ».
Simplement de le « transférer ».

Naturellement, l'intention n'est pas de le « transférer » dans un autre
pays. Personne ne croit sérieusement que Yasser Arafat va de lui-même se
rendre et accepter de partir. Lui et ses hommes seront tués « au cours d'un
échange de tirs ». Ce ne serait pas la première fois.
Même s'il était possible d'expulser Arafat vers un autre pays, personne
dans les sphères dirigeantes israéliennes ne songerait à le faire. Comment
donc ? Lui permettre de rendre visite à Poutine, Schroeder et Chirac ? Dieu
nous en garde. Donc le plan est de le transférer vers l'autre monde.
Pas immédiatement. Les Américains l'interdisent. Cela pourrait irriter
Bush. Sharon ne veut pas ennuyer Bush.

Certains se réfugient dans l'idée que ce n'est qu'une résolution sans
effet. On suppose que pour qu'elle soit appliquée, le moment et la façon
sont encore à décider. Mais ce n'est qu'une chimère, une consolation
dangereuse. La décision légitimant l'assassinat est en elle-même un acte
politique d'une portée considérable. Elle a pour but que les Israéliens et
l'opinion publique internationale se fassent à cette idée. Ce qui semblait
être un complot dément de fanatiques a l'air aujourd'hui d'une démarche
politique légitime, ne laissant ouverts que le moment et la manière.
Quiconque connaît Ariel Sharon peut imaginer comment les choses vont se
passer à partir de maintenant. Il attendra l'occasion. Elle peut se
présenter d'une minute à l'autre, ou dans une semaine, un mois, un an. Il
est patient. Quand il décide de faire quelque chose, il est prêt à
attendre, mais il ne déviera pas de son objectif.

Donc, quand l'assassinat prévu sera-t-il exécuté ? Quand un gros attentat
suicide aura lieu en Israël, si énorme qu'une réaction extrême sera
comprise par les Américains. Ou quand quelque chose se produira quelque
part qui détournera l'attention du monde de notre pays. Ou quand un
événement dramatique, quelque chose de comparable à la destruction des
tours jumelles, rendra Bush furieux.
Qu'arrivera-t-il alors ?

Les dirigeants arabes disent que cela aura des « conséquences incalculables
». Mais, en vérité, les conséquences peuvent parfaitement être calculées
bien à l'avance.

Le meurtre d'Arafat apportera un changement historique dans les relations
entre Israël et le peuple palestinien. Depuis la guerre de 1973, les deux
peuples ont fini par accepter l'idée d'un compromis entre les deux grands
mouvements nationaux. Dans les accords d'Oslo, après un processus engagé
par Yasser Arafat pratiquement seul, les Palestiniens ont abandonné 78% du
pays qui s'appelait Palestine avant 1948. Ils ont accepté d'installer leur
Etat dans les 22% restants. Seul Arafat avait la stature morale et
politique nécessaire pour entraîner son peuple avec lui, tout comme Ben
Gourion avait été capable de convaincre notre peuple d'accepter le plan de
partage.

Même dans les crises les plus aiguës depuis lors, les deux peuples sont
restés convaincus qu'à la fin il y aurait un compromis.
L'assassinat d'Arafat mettra fin à cela, peut-être à jamais. Nous en
reviendrons au stade du « tout ou rien » : le « Grand Israël » ou la «
Grande Palestine », jeter les Juifs à la mer ou pousser les Palestiniens
dans le désert.

L'Autorité palestinienne disparaîtra. Israël s'emparera des territoires
palestiniens, avec toute la charge économique et humaine que cela implique.
L'« occupation de luxe », qui permet à Israël d'avoir les mains libres dans
les territoires pendant que le monde paie les factures, sera terminée.
La violence règnera en maître. Ce sera le seul langage des deux peuples. A
Jérusalem et à Ramallah, à Haïfa et à Hébron, à Tulkarem et à Tel-Aviv, la
peur envahira les rues. Chaque mère, en envoyant ses enfants à l'école,
sera rongée par l'inquiétude jusqu'à ce qu'ils rentrent. La terreur de part
et d'autre, une spirale de violence croissante, une escalade incontrôlable
et incessante.

Le séisme ne se limitera pas au territoire compris entre la Méditerranée et
le Jourdain. Le monde arabe dans son ensemble sera en éruption. Arafat le
shahid, le martyr, le héros, le symbole, deviendra une figure mythologique
pour tous les Arabes et tous les musulmans. Son nom deviendra un cri de
guerre pour tous les révolutionnaires, de l'Indonésie au Maroc, un slogan
pour toutes les organisations clandestines religieuses et nationales.
La terre tremblera sous les pieds de tous les régimes arabes. Comparés à
Arafat, le dernier héros, tous les rois, les émirs et les présidents
sembleront des lâches, des traîtres et des mercenaires. Si l'un d'eux
tombe, l'effet domino entrera en action.

L'effusion de sang sera universelle. Toute cible israélienne - avion,
groupe de touristes, institution - sera en danger permanent.
Les Américains ont leurs raisons pour mettre leur veto à l'assassinat. Ils
savent que le meurtre d'Arafat ébranlera très profondément leur position
dans le monde arabe et musulman. La guerre de guérilla qui est en train de
s'étendre en Irak se répandra dans tous les autres pays arabes et musulmans
et dans le monde entier. Tous les Arabes et tous les musulmans seront
convaincus que Sharon aura agi avec le consentement et l'encouragement des
Américains, quelle qu'aura été leur timide opposition verbale. La colère
sera dirigée contre eux. Une foule de nouveaux Ben Laden préparera la
vengeance.

Sharon comprend-t-il tout cela ? Bien sûr que oui. Les nullités politiques
qui constituent le gouvernement peuvent ne pas être capables de voir plus
loin que le bout de leur nez, comme des généraux bornés dont la seule
solution est de tuer et détruire. Mais Sharon sait quelles sont les
conséquences prévisibles et il s'en délecte.
Sharon veut mettre fin à l'affrontement historique entre le sionisme et le
peuple palestinien par une décision claire et nette : un contrôle israélien
rigoureux sur l'ensemble du pays et une situation qui obligera les
Palestiniens à partir. Yasser Arafat est vraiment, comme cela est dit dans
la résolution du gouvernement, l'« obstacle total » à l'application de ce
dessein. Et une période d'anarchie et d'effusion de sang serait une bonne
chose pour parvenir à cette fin.

Et le peuple d'Israël ? Le pauvre peuple, qui a subi un lavage de cerveau,
désespéré et apathique, n'intervient pas. La majorité silencieuse,
meurtrie, se conduit comme si tout cela ne la concernait pas, ni elle ni
ses enfants. Elle suit Sharon, comme les enfants suivaient le joueur de
flûte, tout droit dans la rivière.

Ce silence assourdissant est désastreux. Pour éviter le désastre, il est de
notre devoir de briser ce silence.