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'corporate governement' et dérégulation financière
by raf verbeke Sunday July 20, 2003 at 08:42 AM
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Les mesures de "corporate governements" dans les entreprises est-ce qu'ils vont adoucir les assainisments d 'emploi dans les multinationals ? Frédéric Lordon n' y croit pas.

Frédéric Lordon,économiste, chercheur au CNRS:
«C'est la déréglementation financière qu'il faut revoir»


Par Nicolas CORI et Florent LATRIVE

mardi 15 juillet 2003


«Alcatel, Vivendi, France Télécom : ces groupes sont allés dans le talus parce qu'ils s'étaient fait un devoir d'épouser les injonctions successives de la finance.»

±$??crise des marchés financiers, Claude Bébéar, le fondateur d'Axa, ou Aldo Cardoso, d'Andersen, réclament un renforcement de la corporate governance (gouvernement d'entreprise), c'est-à-dire plus de contrôle des patrons, des analystes, des auditeurs... Pas Frédéric Lordon. Auteur de Et la vertu sauvera le monde... (1), cet économiste hétérodoxe, chargé de recherches au CNRS, estime que ces mesures sont loin d'être suffisantes pour empêcher le déclenchement d'une nouvelle crise. Et qu'elles sont surtout destinées à nous détourner du véritable débat sur les effets délétères de la déréglementation financière.

Quel regard portez-vous sur les discours de capitalistes demandant qu'on contrôle plus les marchés financiers ?

On pourrait être tenté de rire de voir ainsi les gens brûler ce qu'ils ont adoré et d'assister à des révisions doctrinales formidables. Michael Jensen, le théoricien de l'efficience des marchés, trouve maintenant déraisonnable de confier l'allocation du capital au marché. Claude Bébéar, qui a été l'un des promoteurs du capitalisme actionnarial en France, dit tout le mal qu'il pense de la finance. Mais ce serait un rire jaune. Les économistes hétérodoxes qui, de longue date avertissaient des risques de la finance, étaient proprement inaudibles pendant la bulle.

Ensuite, le débat ne va pas au bout de sa logique. Les tenants de la corporate governance expliquent que la crise historique que nous connaissons est imputable à des individus qui se seraient mal conduits. Une fois les égarés remis dans le droit chemin, via quelques modifications à la marge (séparation de l'audit et du conseil, mise en place d'administrateurs indépendants...), les affaires pourraient alors reprendre leur cours. C'est une thèse très insuffisante. Les individus se conduisent comme les structures dans lesquelles ils sont plongés les conduisent à se comporter. Et tant qu'on n'a pas mis en cause les structures fondamentales de la finance, alors on n'a rien changé à la possibilité de nouvelles crises.

Quelles sont ces «structures fondamentales» ?

D'abord la déréglementation des marchés de titres, ensuite la concentration de l'épargne auprès des grands gestionnaires institutionnels, enfin la transformation du régime du contrôle capitalistique qui, par le dénouement des participations croisées, remet la propriété du capital en circulation sur les marchés. Toutes ces structures organisent la vulnérabilité des firmes aux pressions et aux sanctions actionnariales, notamment par la menace permanente d'un enchaînement «baisse des cours-OPA hostile».

Pourquoi les patrons ont-ils accepté, voire demandé, cette déréglementation ?

Selon la théorie standard, les entreprises vont sur les marchés pour y lever les moyens de leur financement. En fait, il n'en est rien. La contribution de la Bourse au financement des entreprises n'est que marginale. Avec la pratique des rachats d'actions aux Etats-Unis, elle est même négative. Si les entreprises ont choisi de passer par la finance, c'est pour mieux s'adonner à la croissance externe. En un ou deux coups, via une OPA ou une OPE, il leur devenait possible de devenir leader sectoriel. Il aurait fallu des décennies à la Générale des eaux pour devenir Vivendi dans le modèle ancien de la «croissance organique».

Les équipes dirigeantes en tirent un sentiment très ambivalent. Elles vivent tous les jours dans l'angoisse d'être une proie, mais aussi dans l'excitation de devenir un prédateur. Et c'est la Bourse, via la fixation du prix de l'action, qui synthétise les conditions de leur survie à la tête de l'entreprise.

Les entreprises dont le cours est au plus bas se font sanctionner par un rachat. Où est le problème ?

La valorisation des entreprises et l'allocation du capital par les marchés sont souvent extravagantes. Les marchés financiers sont un monde de la croyance et de l'opinion, où prévalent les formes les plus élémentaires de la pensée. Les modes managériales les plus contradictoires s'y succèdent. En quelques années, on est passé par le downsizing, la croissance rentable, l'apologie de la nouvelle économie, sa dénonciation, l'encouragement à l'endettement, puis la phobie de l'endettement... Résultat : les entreprises qui sont exposées aux risques d'OPA sont obligées de réorienter leur stratégie en fonction de ce qu'elles imaginent être les attentes de la finance. Alcatel, Vivendi, France Télécom : ces groupes sont allés dans le talus parce qu'ils s'étaient fait un devoir d'épouser les injonctions successives de la finance.

Plus de «corporate governance» n'aurait-t-il pas permis d'empêcher ces désastres ?

Non. Des administrateurs indépendants auraient peut-être accéléré le changement de management chez Vivendi. Mais pas évité les excès de la bulle. Ni permis aux entreprises de résister aux exigences de la finance. C'est bien pourquoi la corporate governance, qui organise la porosité de la firme aux pressions financières, n'est pas la solution, mais le problème. On le voit avec les stock-options, censées inciter les managers à maximiser les cours de Bourse. Comment ? En suivant toutes les modes boursières. Ou bien carrément par la fraude...

Les fonds éthiques ne sont-ils pas un moyen de réguler la finance ?

On est sans doute mieux avec des fonds authentiquement éthiques que sans. Mais l'investissement éthique est soit une belle promesse faite en haut de bulle, soit un alibi, soit un label qui n'engage à rien de vraiment sérieux. De plus, il faut se méfier des régulations qui n'ont pas d'autre ressource que la moralité des agents... Mais votre question est symptomatique du primat du point de vue actionnarial. Toute question sur l'entreprise est posée dans les termes de la finance. Ainsi celle des très hauts salaires des patrons, dont la compétence ne peut être mise en cause que par les actionnaires quand les cours baissent, mais jamais par les salariés quand les licenciements se multiplient.

N'êtes-vous finalement pas nostalgique du capitalisme des Trente Glorieuses ? Avec des entreprises contrôlées par l'Etat, des familles ou des sociétés mutualistes...

Sûrement pas : l'histoire est passée et elle ne bégaiera pas. Elle inventera quelque chose d'original. Aucun système n'est idéal. Celui des participations croisées était stable mais opaque. Cela ne veut pas dire que son opposé dialectique, le «capitalisme de la transparence» et de la propriété éparpillée sur les marchés, soit optimal ! Il faut plutôt résister à l'idée du modèle unique du capitalisme financiarisé, surtout quand on voit de quelles catastrophes il est capable.

Mais que prônez-vous alors, s'il faut se passer des marchés financiers ?

Hélas, je n'ai pas en magasin le modèle alternatif, tout armé, du capitalisme nouveau ! Mon ouvrage est destiné d'abord à ce que le débat sur la crise financière sorte des diversions moralisatrices et des discussions subalternes sur des régulations secondaires (codes de bonne conduite, murailles de Chine...). C'est la déréglementation financière elle-même qui doit être mise en cause. Si l'on doit trouver un mérite à Attac, c'est bien de placer dès le début le débat à ce niveau-là, le seul pertinent.

(1) Raisons d'agir Editions, 2003.