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[Le Raconteur Belge] Economie & justice sociale
by Vincent Decroly Thursday May 08, 2003 at 10:12 AM
vincent.decroly@lachambre.be

[Le Raconteur Belge]

Economie & justice sociale

Peu après la fin de la présidence belge de l'Union européenne, le gouvernement arc-en-ciel annonça ses priorités pour les derniers mois de la législature. Les espoirs de ceux qui croyaient encore en la possibilité que l'aile gauche de la majorité se rachète une conduite en matière sociale avant les élections, ces espoirs-là furent vite déçus… Le bilan de l'arc-en-ciel en matière sociale marque en effet une soumission définitive aux exigences de la " rationalité " économique dominante. Ce qui se dessine en filigrane, derrière cette " Note en 21 points ", inspirée des lignes directrices européennes et du " processus de Lisbonne " qui table sur l'augmentation du taux d'emploi à tout prix, ce n'est pas une logique d'acteur public, guidée par l'intérêt général, mais une logique d'acteur privé, fonctionnant à court terme et basée sur la rentabilité économique.
Les socialistes et les verts ont voté, en rang par deux derrière les libéraux, la réforme fiscale inégalitaire, les aides publiques au patronat, des accords bilatéraux d'investissement à la pelle… L'aile " gauche " de la majorité a bien pondu quelques réformettes, mais dont l'indigence même témoigne, au fond, d'une abdication manifeste face aux exigences du patronat. Quel bilan tirer d'une telle législature ? On ne peut que constater que la précarisation sociale s'effectue de manière relativement symétrique entre celui qui travaille et celui qui ne travaille pas, contribuant ainsi à ce qu'on peut appeler " l'insécurité d'existence " de tous. Coups de sonde.

Le gouvernement crée le label social :
un transfert de la politique vers le supermarché.

Charles Picqué, Ministre de l'économie, et membre du Parti Socialiste, se félicita d'avoir fait voter par le Parlement son projet de loi visant à promouvoir la production socialement responsable. Il s'agit de donner aux entreprises respectant quelques conventions fondamentales de l'Organisation Internationale du Travail la possibilité de se voir délivrer un " label social ", qu'on trouvera alors sur l'emballage de leurs produits. A priori, on devrait applaudir : comment ne pas soutenir l'idée que les entreprises respectent les droits consacrés par ces 8 conventions ?

Et pourtant cette mesure brille surtout par ce qu'elle n'impose pas. A l'OIT furent signées plus d'une centaine de conventions. La plupart sont en vigueur et juridiquement contraignantes, ce qui signifie qu'elles lient la Belgique. Et qu'elles devraient déjà être respectées par les acteurs de la production. Pourquoi alors féliciter, par l'octroi d'un label, les entreprises qui s'engagent à ne respecter que quelques-unes des conventions en question ?

Ce qu'on peut en déduire, c'est que la mesure consacre le règne du consommateur : c'est lui, désormais, qui décidera, dans les allées du supermarché, si on fait du social ou si on n'en fait pas. Il fut un temps où le mouvement ouvrier imposait ses victoires par une loi d'application générale. Aujourd'hui, les socialistes lui préfèrent la volonté toute-puissante du consommateur.

Ce mécanisme du label social, enfin, n'est même pas un grain de sable dans la machine à faire du profit. D'une part, les accords de libre-échange (ABI, AGCS…) passés par le gouvernement belge ne font généralement même pas mention de ces 8 conventions de base de l'OIT. MR, PS et Ecolo avaient promis de les évoquer dans quelques cas exceptionnels (celui des futurs ABI, actuellement en négociation), mais, vérification faite, cette mention sera purement subsidiaire et non obligatoire. Il s'agira uniquement de clauses " sociales " ou " environnementales " qui apparaissent comme autant de pincées de sucre dans un bol d'arsenic… D'autre part, rien n'empêchera demain les entreprises de diversifier leur production, en fabriquant des produits " sociaux " d'un côté, au prix de revient plus élevé, et des produits non " sociaux " de l'autre, coûtant moins cher à la fabrication et permettant de récupérer les coûts des produits " sociaux ". Finalement, tout le monde est content : l'entreprise ne perd aucun client, elle peut continuer à piétiner les droits fondamentaux, et tous les consommateurs, de gauche ou de droite, sont satisfaits ! Vive le socialisme !

Le gouvernement offre des étrennes aux entreprises privées.

Globalement, le montant des aides publiques directes et indirectes aux entreprises privées est presque aussi élevé que les recettes fiscales que les pouvoirs publics reçoivent de ces entreprises…
Les aides consenties aux chefs d'entreprise sous forme de réductions de cotisations patronales à la sécurité sociale sont passées de 78,1 milliards FB (1,936 milliard d'euros) en 1999 à 150,6 milliards en 2001 !
Et pendant que les verts, les socialistes et les libéraux ouvrent les caisses de l'Etat au patronat, les fermetures d'entreprise et les licenciements collectifs se multiplient. La gauche, c'est par où ?=

Plus de travail avec moins de travailleurs.

Le " crédit-temps ", est, lui, une l'initiative de la ministre Laurette Onkelinx, compétente en matière d'emploi et également membre du Parti Socialiste. Il prétend aménager la possibilité - temporaire - de travailler moins pour des catégories déterminées de personnes, sans souffrir d'une trop grande perte de salaire. Pendant ce temps-là, la politique de redistribution du travail et de réduction du temps de travail reste au point mort, sauf dans les services publics. En l'absence de l'obligation de remplacer les travailleurs temporairement absents, la charge de travail pour ceux qui restent à leur poste ne fait qu'augmenter, tandis que l'effet sur le taux de chômage, lui, reste nul. On est bien loin de la réduction collective du temps de travail. Mais figure-t-elle encore dans les programmes ?=

Le gouvernement est irrité par les incivilités des pauvres…

Le 3 avril dernier, la majorité a adopté le projet de loi de " lutte contre les incivilités et les violences urbaines ", concocté par le trio Duquesne-Verwilghen-Picqué. L'objet de cette nouvelle loi est de permettre aux autorités communales d'infliger des amendes aux auteurs d'" incivilités " telles que les " souillures, tags et crachats ", les " odeurs, (les) bruits ", les " comportement agressifs ", les " vols à l'étalage "…
Le projet de loi part du constat que la " sanction pour comportement incivique existe peu " parce que les parquets, souvent, s'abstiennent de poursuivre. Il considère ensuite que cette absence de sanction génère 1° " un sentiment d'impunité dans le chef de l'auteur, qui peut conduire à la récidive et l'escalade ", 2° " un sentiment d'abandon pour la victime " et 3° " un sentiment d'impuissance chez les policiers ". L'impuissance des policiers, c'est toujours quelque chose que tous les gouvernements trouvent scandaleux. Emus sans doute par la souffrance psychologiques des braves pandores de nos villes, les pères du projet de loi donnent aux policiers communaux et à leurs auxiliaires le droit de punir directement l'auteur des faits litigieux, sans jugement, sans procédure judiciaire, sans garanties procédurales, et, bien sûr, sans droits de la défense. Les entreprises de gardiennage sont même associées à cette répression arbitraire, puisque, sans aller jusqu'à pouvoir verbaliser elles-mêmes, elles " pourront faire rapport à l'autorité verbalisante "…
Ces amendes sont dites " administratives ", par opposition à des amendes " pénales ", qui supposent, elles, l'intervention de l'autorité judiciaire et les garanties d'impartialité qui s'y attachent. C'est au nom de l'efficacité et de la rapidité de la sanction que la majorité a adopté pareil dispositif.

… mais attendri par celles des patrons.

Pratiquement en même temps fut entreprise une autre réforme : celle de la loi Renault. Cette dernière, datant de 1998, impose à l'employeur de respecter des procédures d'information et de consultation des travailleurs lorsqu'il entend licencier collectivement ou fermer l'entreprise. Jusqu'à présent, la sanction liée au non-respect par l'employeur de ses obligations était une amende administrative, dont on vient de voir qu'elle est infligée directement par l'administration, sans aucune procédure judiciaire. Et bien, désormais, la sanction est " judiciarisée ", c'est-à-dire qu'il appartient au juge de sanctionner les infractions commises par l'employeur. Ce n'est donc qu'après une longue procédure judiciaire que l'employeur, qui aura fait appel aux meilleurs avocats, sera éventuellement sanctionné, le temps jouant évidemment contre les travailleurs.
Les arguments d'efficacité et de rapidité, mobilisés pour justifier la sanction administrative des crachats et des odeurs, s'effacent ici devant des considérations plus nobles : il s'agit de préserver les droits de la défense de l'employeur et de garantir l'impartialité de la procédure, et donc de remplacer le mécanisme de la sanction administrative par une procédure pénale classique. Entre le tagueur du métro et le patron qui vire 500 personnes pour le profit des actionnaires, l'arc-en-ciel a choisi son camp. Autant le savoir.