[Le Raconteur Belge] Affaire 'Dutroux, Nihoul ...': un discours public cadenassé by Vincent Decroly Wednesday May 07, 2003 at 11:24 PM |
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[Le Raconteur Belge]
Droits
des victimes - Affaire "Dutroux, Nihoul & consorts" Un
discours public cadenassé Au
début, l'affaire Dutroux n'était pas une affaire, tout
au plus un gros fait divers. Toutes les petites filles et jeunes filles
disparues en Belgique, et dont les visages étaient reproduits
à des milliers d'exemplaires sur des avis de recherche, avaient
donc été enlevées par un même pervers, aidé
d'une poignée de complices. Surprenant, d'accord, mais rien de
polémique là-dedans. Au fur et à mesure que l'enquête
avance, cependant, il apparaît de plus en plus clairement que
le fait divers risque de prendre une ampleur insoupçonnée.
La petite bande à Dutroux ne serait que la partie émergée
d'un iceberg pédocriminel constitué en réseaux
et rassemblant du beau monde. La presse fait ses choux gras de cette
perspective, la presse à sensation fait son boulot (elle exagère),
et le pays est en émoi. La
première vraie polémique intervient avec le dessaisissement
du juge Connerotte, qui donne lieu à la Marche blanche. C'est
là que naît la division factice entre le camp de la raison
et celui de l'émotion. Des centaines de milliers de gens défilent
dans les rues de Bruxelles, dans un climat où l'émotion
est effectivement très présente, pour exprimer leur incompréhension,
toute rationnelle pourtant : voilà un homme qui obtient des résultats
là où tout l'appareil judiciaire pataugeait depuis des
années, et c'est lui que l'on sanctionne ? Certains chuchotent
même que c'est précisément parce qu'il a obtenu
des résultats qu'il est mis à l'écart. Rien de
tout cela, réplique le camp autoproclamé de la "raison",
qui applaudit dans le dessaisissement de Connerotte la décision
d'une justice sereine qui ne se laisse pas influencer par la populace
échauffée. Les
choses se tassent un peu pendant les travaux de la commission parlementaire
"Dutroux, Nihoul et consorts", censée calmer le jeu
et dégager des responsabilités. Plusieurs intellectuels
critiquent déjà ce qu'ils perçoivent comme une
mise en spectacle des rouages démocratiques, mais leurs voix
se perdent dans le tumulte des découvertes parfois ahurissantes
de ladite commission. Ce n'est que début 1998, un an et demi
après l'arrestation de "Dutroux, Nihoul et consorts",
que la bombe éclate réellement. Lorsque
le quotidien De Morgen révèle que les enquêtes sur
les déclarations des témoins X ont été stoppées
net en été 1997, une guerre s'installe dans l'espace médiatique
belge. D'une part, De Morgen et Télémoustique, qui affirment
avec force documents et témoignages à l'appui que les
enquêtes sur les témoignages sous X ont été
stoppées net lorsqu'elles se mettaient à avancer trop
bien. Dans l'autre camp, à peu près tous les autres médias,
Le Soir illustré et Au Nom de la Loi (RTBF) en tête, qui
estiment que les enquêtes sont menées correctement, que
les témoins X délirent, et que ceux qui les croient sont
des tenants du "grand complot" qui se laissent malencontreusement
guider par des émotions exacerbées. Au passage, encombrés
par leur grande rationalité, ces tenants de la raison oublient
de réfuter adéquatement les indices concrets de sabotage
des enquêtes avancés par les "croyants", ils
exagèrent les témoignages les plus sensationnels des témoins
X, voire en inventent certains pour montrer à quel point il s'agit
de "délires pornographiques". Pour décrédibiliser
les accusations des témoins X, parfois trop horribles pour être
entendues, tous les moyens semblent bons, y compris le mensonge. A
la longue, la loi du nombre aidant, le discours sur cette affaire commence
à être complètement verrouillé. Dans l'espace
public belge, médiatique comme intellectuel, une seule version
de l'affaire semble prévaloir : celle de Dutroux comme pervers
isolé, et de Nihoul comme escroc fanfaron qui passait par là
et qui a failli être la victime innocente de circonstances malheureuses.
Tout ce qui va à l'encontre de ce dogme est dans un premier temps
ridiculisé, puis ignoré dans un silence assourdissant. C'est
dans ce contexte de plomb que resurgit de temps en temps une information
judiciaire sur une affaire qu'on avait déjà presque oublié.
Nihoul dispensé de Cour d'assises, Carine Russo renvoyée
devant un tribunal pour une colère légitime ? Les juristes
applaudissent, une nouvelle fois, la sérénité de
l'institution judiciaire, heureux que l'émotion lui soit étrangère.
Et gare à ceux qui osent critiquer ses sacro-saintes décisions
: on ne remet pas en cause une décision de justice, c'est contraire
à l'Etat de droit ! " Au contraire, " s'insurge
Anne-Marie Roviello, " c'est un droit et même une obligation
démocratique de critiquer les décisions de justice si
des éléments factuels le permettent. Surtout pour les
journalistes, qui sont censés dire le vrai. On confond à
tort le fait de critiquer une décision et le fait de s'y opposer
dans la pratique, de ne pas la respecter dans les faits. " Anne-Marie
Roviello est professeur de philosophie à l'ULB, où elle
enseigne notamment l'éthique et la philosophie de la communication.
Elle est l'auteur d'un livre au sujet de la désolation de l'espace
public dans le cadre de l'affaire Dutroux. Dans cet ouvrage, elle analyse
avec précision tous les mécanismes de la désinformation
et de la marginalisation de ceux qui continuent de poser des questions
gênantes. " Il est évidemment légitime de
faire preuve de prudence a priori, surtout lorsqu'on entend des accusations
aussi terribles que celles que portaient les témoins X. Mais
à l'épreuve des faits, il faut être capable de changer
d'avis. Au début, comme tous les intellectuels, je mettais en
garde autour de moi contre le populisme qui semblait émerger
dans le cadre de l'affaire Dutroux. Apparemment,
l'étouffement de cette affaire n'empêche pas grand-monde
de dormir. Dans un pays qui ne brille déjà pas par la
richesse de son paysage intellectuel et de ses débats d'idées,
l'affaire Dutroux n'existe carrément plus, elle est retournée
à son statut de fait divers, une histoire sordide qui ne mérite
pas que des intellectuels se penchent sur elle. Ceux qui s'y risquent
s'exposent au discrédit. " Les intellectuels susceptibles
de se positionner dans ce genre d'affaire sont en général
des gens de gauche, plutôt libertaires, " explique Anne-Marie
Roviello. " S'ils s'engagent dans cette affaire, on a vite fait
de les assimiler aux tenants d'un retour de l'ordre moral, chose qu'ils
veulent éviter à tout prix. C'est une forme d'intimidation,
comme lorsqu'on accuse de populisme toute personne publique qui ose
faire une déclaration qui va dans le sens de l'hypothèse
d'un réseau pédocriminel. Même chose avec le "grand
complot": du moment qu'on met en doute la version officielle, on
est par définition un tenant du grand complot, qui inclurait
tout ce que le pays compte de beau monde. " Mais, justement,
sans grand complot, comment expliquer cette unanimité dans le
dogme du "prédateur isolé"? " Un complot
ne doit pas du tout être grand pour fonctionner. Il suffit que
quelques médias et institutions soient infiltrés par le
crime organisé, à quelques endroits stratégiques,
pour que le système fonctionne. Pas question de fantasme à
ce propos : tous les spécialistes du monde judiciaire, notamment
au niveau européen, s'accordent à dire que la criminalité
organisée infiltre les institutions, c'est un tout simplement
fait. Pourquoi en serait-il autrement dans cette affaire ? Ces quelques
points stratégiques peuvent faire suivre tout le reste. Dans
les médias, ce n'est pas très compliqué à
comprendre. L'affaire est devenue trop complexe et elle a duré
trop longtemps. Rares sont les journalistes qui la maîtrisent
encore, surtout dans un contexte d'urgence permanente. De plus, ils
ne restent pas éternellement sur cette affaire. Il arrive que,
suite à un coup de fil au rédacteur en chef, on demande
à un journaliste de s'occuper d'autre chose. Donc, difficile
pour eux de faire leur travail. Alors, il répètent ce
qu'écrivent les autres, ils hurlent avec les loups. Ou plutôt,
en l'occurrence, ils se taisent avec les loups. " En
attendant, les jeux semblent faits. Il paraît peu probable que
Nihoul soit renvoyé, en appel, devant les assises et que Marc
Dutroux se mette soudain à faire des révélations
fracassantes. L'affaire qui porte leur nom finira donc, comme tant d'autres,
en fantôme qui continuera de hanter l'histoire politico-judiciaire
de ce pays. Mais combien de fantômes peut abriter un si petit
royaume ?
Dans un tel vide, même une bombe atomique passe inaperçue.
Rempli de faits aussi concrets qu'accusateurs, tous solidement étayés
par des références officielles, le livre "Les Dossiers
X" est tout simplement ignoré par les médias du camp
de la raison, qui jugent sans doute déraisonnable de se pencher
sur un tel foisonnement de faits. L'opinion publique n'est apparemment
pas entièrement dupe, puisque le livre se vend très bien,
mais dans l'espace public, dans le discours officiel, tout est définitivement
cadenassé. Ceux qui osent encore dire qu'il y a une foule de
preuves contre Nihoul, ou que la majeure partie du témoignage
de X1 s'est vérifiée sur le terrain de l'enquête,
sont regardés de travers d'un air apitoyé. Il y a des
sujets qu'on n'aborde plus.
C'est lorsque j'ai constaté que les parents des enfants disparus
faisaient preuve d'une grande intelligence politique, et aussi que les
faits qu'ils évoquaient s'avéraient toujours solides,
que j'ai commencé bouger. Il y a eu également le dessaisissement
de Connerotte. Rappelons tout de même qu'avant lui, rien n'avait
été découvert dans cette affaire, et qu'après
lui, il ne s'est absolument plus rien passé. "