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Récit d'un bouclier humain à Baghdad
by Jan Wednesday April 30, 2003 at 03:54 PM
jan@steun.be

Le pire dans tout cela, c'est qu'il y a deux entrepôts de 10 000 m2 chacun, remplit de médicaments n'attendant qu'à être distribués aux hôpitaux le plus vite possible. Mais seulement le problème est que cela appartient au ministère de la santé qui n'existe plus pour l'instant, et personne ne peut les prendre, ni les hôpitaux, ni la Croix -Rouge, ni le Croissant Rouge, ni les docteurs européens volontaires.

Bel et bien en vie à Amman!

Bonjour, à tous ceux qui ont soutenu les boucliers humains (et à tous ceux qui ne l'ont pas fait).
J'ai quitté Bagdad jeudi matin avec grande tristesse.

Partir de cette ville où j'ai vécu deux mois d'intenses émotions en tout genre ne fut pas chose très facile, très agréable pour moi : La ville vit dans ces conditions de chaos, d'anarchie, de tristesse, de révolte, de protestation, de peur, de mensonges, de propagande pro américaine, où le sentiment d'être un être humain est réduit à néant.

Que ce soit du côté des iraquiens qui se sentent encore plus prisonniers, plus impuissants et moins entendus qu'ils ne l'étaient sous l'ancien régime ou que ce soit du côté des soldats américains qui traitent la population iraquienne comme du bétail à qui l'on donne de la nourriture sous sachets au lieu de restaurer l'électricité et l'eau, que l'on parque les uns derrière les autres
pour les fouiller, séparant les manifestants iraquiens, de plus en plus nombreux, d'eux-mêmes par des barbelés, agrandissant et renforçant de jour en jour le "périmètre de sécurité" pour lesmarines autour des hôtels Sheraton et Palestine.

Les hôpitaux sont surchargés de travail, de morts, de blessés graves et n'ont plus rien pour opérer car, d'une part, les pilleurs ont tout dévalisé (médicaments, anesthésiques, stéthoscopes, appareils électroniques en tout genres pour l'aide respiratoire ou les opérations chirurgicales, bandages, seringues, aiguilles... plus rien, plus rien du tout...). Et d'autre part, et le plus graves, les soldats n'ont pas bougé le petit doigt pour empêcher cela, alors qu'ils étaient a 500m de là, prétextant que ce n'était pas leur travail, qu'ils n'avaient pas reçu l'ordre d'intervenir.

Par contre, ils interviennent avec brio, sans recevoir d'ordre de quiconque, pour bombarder avec leurs tanks ou les bombes à fragmentations, pour mitrailler avec leurs fusils des voitures ou desbus de civils, des ambulances avec des femmes sur le point d'accoucher à l'intérieur, le jour même, ainsi que les jours suivants, de la soit disant "libération". Ce sont ces "libérateurs"
qui remplissent chaque jour les hôpitaux de cadavres. Ce sont eux qui remplissent des camions et des frigos entiers d'enfants morts, certains d'une balle dans la tête... (j'aimerais tellement vous dire que je vous mens en disant cela, mais j'ai vu les images, les photos, et de mes propres yeux...).

Le pire dans tout cela, c'est qu'il y a deux entrepôts de 10 000 m2 chacun, remplit de médicaments n'attendant qu'à être distribués aux hôpitaux le plus vite possible. Mais seulement le problème est que cela appartient au ministère de la santé qui n'existe plus pour l'instant, et personne ne peut les prendre, ni les hôpitaux, ni la Croix -Rouge, ni le Croissant Rouge, ni les docteurs européens volontaires. Et comme d'habitude, les soldats ne peuvent pas ou ne veulent pas, intervenir alors qu'il est de leur devoir d'assister l'aide humanitaire aux civils le plus rapidement possible selon la convention de Genève.

Et pendant ce temps-là, des hommes, des femmes, des enfants meurent chaque heure qui passe... Ils n'ont même pas mis un tank ou quelques soldats pour protéger l'entrepôt d'éventuels pilleurs, alors que dès le premier jour, ils ont placé des centaines de soldats et véhicules blindés autour du ministère du pétrole et que deux jours après la raffinerie était occupée, je me demande bien pourquoi ! ! !

La vie reprend peu a peu à Bagdad, les restaurants et les bureaux de tabacs ouvrent de plus en plus, mais les conditions sont encore très précaires, car ni eau, ni électricité ne sont encore disponibles.

La plupart des gens ressortent dans la rue après quelques jours cloîtrés chez eux, terrorisés par le fait que les soldats Américains leur fassent du mal. Mais bien évidemment, aucun journaliste ne s'intéresse à ce constat flagrant, la plupart d'entre eux est trop occupée à interviewer les soldats ou à prendre le thé avec dans l'hôtel... Certains passants discutent avec le peu de soldats dans les rues, les enfants veulent voir leurs armes ou demandent leurs montres ou un peu d'argent. Certains parents répriment leurs gosses, car ils s'approchent ou discutent avec les soldats.

Les marines occupent principalement les alentours du Sheraton et du Palestine Hôtel, devenu le campement principal pour eux, car c'est là où se trouvent les médias, la moitié d'entre eux étant désormais américains (CNN et FOX news qui ont suivi les troupes depuis le début). Ainsi, ils peuvent faire croire au monde entier qu'ils contrôlent la ville entière, la situation. Ils peuvent commencer leur travail de propagande écoeurante, car il n'y a plus de télévision iraquienne, en dehors d'une qui est basée au Koweït et bien sûr dirigée par les Américains où l'on peut voir, en boucle, un brave GI aider un petit enfant iraquien blessé au bras ou d'autres aberrations du même genre...

Les soldats sont aussi basés à l'université de Bagdad (autant dire que l'année pour les étudiants iraquiens est foutue), aux entrepôts de nourriture, sur les centrales électriques, les centrales hydrauliques, les palais présidentiels, la raffinerie, bref tous les sites ou les boucliers humains étaient installés (mis à part les palais présidentiels). Certains d'entre eux étaient encore sur les
sites lorsque les troupes sont arrivées, mais personne ne s'est fait arrêter, ni tuer, ni blesser, ils ont juste quitté le lendemain sans problème la centrale hydraulique, qui fût toujours en fonction pendant les bombardements grâce à son générateur. Et comme par hasard, ce même jour, l'eau potable ne fonctionnait plus dans les hôpitaux...

Est-ce que le mouvement des boucliers humains a été efficace ? ?

Je pense que oui dans un certain sens : Aucun bouclier humain n'a été tué, ni même blessé (bien que des éclats d'obus sont passés très près de certains d'entre nous), les sites où nous étions ne furent pas bombardés, alors qu'a Bassora et dans d'autres villes, la coalition a bombardé les centrales électriques et hydrauliques dès la première heure des bombardements, et aucun bouclier humain n'était là-bas.

Cela est peut-être une preuve que nous n'étions pas si insignifiants pour les gouvernements anglais, américains, espagnols et australiens que la majorité des personnes le pensait. Tout le monde ne nous donnait aucune chance de survie, pourtant au final les quelque 100 boucliers sont tous rentrés chez eux sains et saufs.

Bien sûr, certains disent que de toute façon, ces sites humanitaires n'auraient pas été bombardés avec ou sans la présence de bouliers humains, que notre action n'a servi à rien.

À ceux-là je leur rétorque que notre présence est loin d'avoir été vaine : Premièrement, nous avons pu témoigner aux civils iraquiens de notre solidarité avec eux, spécialement ceux habitant juste à côté de nous, que nous étions prêts à risquer nos vies a chaque instant afin qu'ils puissent vivre, afin qu'ils ne soient pas bombardés et si nous avons pu sauver ne serait ce qu'une vie, et bien nous avons accompli notre mission. Et les habitants autour de nos sites l'ont bien compris : ils nous ont exprimé chaque jour leur gratitude par des applaudissements, des remerciements, des regards de respect, des sourires, des présents de la part des enfants, des invitations à prendre le thé, à venir manger chez eux, et le jour où nous avons reçu des bombes américaines autour de la centrale, les habitants nous ont prié de partir, car cela devenait trop dangereux, non pas pour eux, mais pour nous. Voilà ce qu'est la bonté et la beauté de ce peuple voila ce que vous ne lirez jamais sur l'Irak dans d'autres journaux occidentaux. Voilà pourquoi je suis fier d'être resté, de
voir une autre réalité que celle que l'on veut nous imposer, fier d'avoir écouté mon coeur, d'être allé jusqu'au bout de mes convictions et dans ce sens également, je ne suis pas venu pour rien.

Deuxièmement, nous avons pu montrer au monde entier que nous avons pu survivre à cette guerre, sans armes, sans défense, sans aucun média pour nous soutenir durant la guerre, notre seul moyen de nous en sortir était de croire en ce que nous faisions, et nous nous en sommes sortis, nous étions par ailleurs les seuls à manifester lorsque les marines sont entrées dans Bagdad, et beaucoup de journalistes et de soldats nous ont détesté après cela. Tandis que nous recevions des louanges de la part de nombreux iraquiens qui n'avaient pas le courage, la culture et le statut de citoyen occidental que nous avions, c'est pour cela que nous pouvions nous permettre de parler en leur nom, nous savions que les soldats ne pouvaient rien nous faire. Le directeur de l'hôtel Sheraton était si fier de notre opposition quotidienne face aux marines qu'il a décidé de ne pas nous faire payer les chambres, alors que nous étions une trentaine de boucliers à habiter là-bas pendant une semaine, qu'il aurait pu nous expulser pour laisser la place aux soldats ou aux journalistes, mais il n'a rien fait de cela, il a préféré perdre de l'argent pour nous transmettre sa gratitude envers nous. Même ici a Amman, en Jordanie, les gens nous reconnaissent, car ils nous ont vu à la télé et nous portent toute leur admiration et leur soutien pour ce que nous avons fait, certains même veulent nous inviter à manger.

Enfin, le seul moyen de savoir si notre mouvement a été efficace, aurait été de rester sur le site des télécommunications : Nous avions quelques boucliers humains présents jusqu'à la veille des premiers bombardements le 20 mars. Mais les organisateurs iraquiens les ont "expulsés" de peur qu'ils soient les premières victimes des bombardements. Ils ne voulaient vraiment pas que nous soyons des martyrs de la guerre, au contraire de ce que beaucoup de personnes croyaient. Ce site ne fut pas bombardé durant la première semaine, alors cela devrait être l'une des premières cibles logiques d'une guerre, alors pourquoi si tard ? ? Est-ce parce que quelqu'un aurait pu prévenir l'armée de l'inoccupation de ce site par les boucliers ? ? ? C'est justement là où nous aurions pu savoir si oui ou non, nous avons servi concrètement à quelque chose, mais seul le Pentagone à la réponse et je ne pense vraiment pas qu'il dira un jour que nous les avons gênés dans leurs stratégies militaires.

Voilà le constat que j'ai pu faire en partant jeudi de Bagdad : pas de fleurs, pas de grands bras ouverts, seulement un choc culturel terrible pour les iraquiens, le doute et l'attente de voir qui va être à la tête du pays (bien qu'ils sachent pertinemment que ce sera Bush d'une manière ou d'une autre). Les visages bas et durs ont remplacé leur formidable sourire, et peut être bientôt la colère et la haine qui risquent de s'installer contre les américains. Alors quand je vois ou j'entends que les iraquiens manifestent leur joie à Basra ou a Bagdad, cela me fait vraiment sourire d'un côté et me révolte de l'autre, encore plus contre les médias qui ont peur de montrer la vérité, ils prennent un infime échantillon de population et en font une généralité qu'ils propagent dans le monde entier. Les seuls grands gagnants de cette guerre en Irak sont les Kurdes car pour la première fois depuis des décennies ; ils voient leur pays libéré du joug de Saddam, mais cela personne ne le montre non plus.
Voilà, je vous laisse pour l'instant, mais j'ai encore beaucoup de choses à vous dire, alors à ce soir.

Luis Miguel FUSTE, 19 avril 2003
http://www.boucliershumains.org/article.php3?id_article=46

Le journal d'un bouclier humain français
by Natacha Wednesday April 30, 2003 at 11:48 PM

Le journal Luis, bouclier humain français à Bagdad pendant la guerre : http://paxhumana.info/rubrique.php3?id_rubrique=48