Dr Colette Moulaert, Journal de bord, Bagdad, 22 mars by Colette Moulaert Monday March 24, 2003 at 01:07 PM |
Tour de deux hôpitaux
Le matin, je fais un tour jusqu'à l'hôpital Al Mansour avec la délégation algérienne qui apporte du matériel. C'est surtout pour voir la ville, qui montre en face de l'hôtel, de l'autre côté du Tigre, le ministère de l'urbanisme et le parlement, debout mais éventrés, complètement détruits à l'intérieur. La vie continue beaucoup trop calme, aucun signe de nervosité, chacun vaque à ses occupations, la plupart des hommes ont évacués femmes et enfants à la campagne et restent seuls à la maison avec les problèmes domestiques de vaisselle, préparation de nourriture, lessive. Ils ont des réserves de nourriture pour plusieurs jours. Nadia, notre amie algérienne, éclate de rire en racontant comment ses amis irakiens se débrouillent.
Le soir, nous allons jusqu'au bout de la rue Al Saddoon où je pensais qu'une bombe était tombée hier. C'était juste, un bâtiment touché mais surtout, les vitres des appartements en face. Combien de blessés par le souffle de la déflagration et les bris de verre ? Les Américains clament beaucoup trop vite que c'est une guerre propre qui ne fait aucune victime civile, pour eux les habitations populaires ne comptent pour rien .
Nous allons à l'hôpital Yarmouk, l'hôpital universitaire qui a reçu le plus de blessés cette nuit. Avant 1990, cet hôpital était un des meilleurs du monde arabe, les médecins venaient de partout pour s'y former. Avant cette guerre, l'hôpital était un hôpital général. Maintenant, il ne reste que la maternité et la réanimation, le reste est dévolu aux blessés et aux urgences, les malades sont partis à la maison ou vers d'autres hôpitaux.
A 15h, nous avons été accueilli avec chaleur par le sous-directeur de l'hôpital, le docteur Faysal Al Sarraf, qui nous fait faire une partie du tour de chirurgie. L'hôpital est calme, mais le calme entre deux tempêtes : les médecins et infirmiers se détendent un peu dans la cour ; ils attendent la nouvelle vague de blessés.
Cette nuit, ils ont du soigner 101 blessés (environ la moitié des blessés de Bagdad), parmi lesquels des femmes et d'enfants ; tous les patients sont des civils qui ont été blessés, la plupart dans leur maison. La plupart des patients arrivent en ambulance (il n'y aurait pas eu d'ambulance touchée comme nous le craignons). Les ambulances sont sorties une centaine de fois. Quelques patients arrivent en voiture privée. 12 blessés sont arrivés en même temps à l'hôpital, à 21h.
Ils ont du opérer 12 blessés graves, dans l'abdomen, le thorax et surtout orthopédiques, avec des lésions multiples dues aux débris de missiles qui sont tombés dans les quartiers. Ces blessures sont difficiles à traiter parce que pas nettes, et s'infectent facilement. La grande majorité de ces patients sont sortis le plus rapidement possible pour faire la place à la prochaine vague de cette nuit qui s'annonce encore plus intensive, est-ce possible ? Ils sont rentrés soit à la maison soit orientés vers d'autres hôpitaux .
Personnel de santé très motivé
Le personnel de l'hôpital est prêt à faire face à la nouvelle attaque. « Tout le personnel est prêt à travailler 24h sur 24 », nous explique le docteur Faysal Al Sarraf, « nous avons fait 3 équipes prêtes à fonctionner pendant 12 heures, et puis essayé de se reposer. Certains restent à l'hôpital, d'autres qui ont une famille retournent à la maison. Durant l'attaque de cette nuit, tout a fonctionné normalement. Les femmes ont accouché, un enfant a été opéré d'appendicite, la dialyse fonctionne, la réanimation. Un jeune de 21 ans est mort d'une attaque cardiaque de peur des bombardements. »
Nous visitons la salle des urgences. Une salle de 8 lits, qui recoit les patients et les oriente rapidement vers d'autres secteurs. Il y a 22 salles d'opération, 150 spécialistes et 300 résidents (les post gradués). L'hôpital a quatre ambulances et les patients peuvent ainsi être transférés par des ambulances de réanimation. Dans Bagdad, il y a 100 ambulances prêtes à fonctionner. « Nous sommes préparés depuis des années à faire face malgré l'embargo qui rend l'attaque plus facile », nous dit-on. Un autre médecin nous raconte : « J'étais là hier et toute la nuit, j'ai reçu les patients pour les transférer vers d'autres hôpitaux si nécessaire. Hier, nous avons reçu ici 101 patients blessés, tous des civils. (Les militaires ont leur propres hôpitaux.) Ces personnes venaient de leur maison, blessés par des fragments tombés du ciel. Trois infirmières sont tombées et ont été choquées par une déflagration importante qui a brisé quelques vitres de l'hôpital. »
« La détermination des Irakiens est contagieux »
Un médecin nous raconte : « Je n'ai pas dormi depuis deux jours. J'ai vu le sang couler, nous devions nettoyer toutes les demi heures le sang dans la salle d'urgence. » Comment le personnel tient le coup ? « Cette nuit, nous avons travaillé 5h sans nous arrêter une seconde, sans manger, sans boire un verre d'eau, sans se plaindre de la fatigue. Nous tenons le coup mais s'il y avait plusieurs centaines de patients, nous ne pourrions plus rien faire. Les blessures de guerre sont multiples et très graves. Nous avons du matériel, mais qui risque de manquer très rapidement si les cas arrivent à un tel rythme. Pour les sutures, nous gardons les bouts de fil avec l'aiguille que nous restérilisons. Nous n'avons pas d'anesthésiques locaux. Nous manquons de flamazine pour les brûlés, mais même si nous en avions, les blessures ne pourraient pas être lavées avec de l'eau stérile, les risques de septicémies (infections généralisées) sont énormes… »
19h. Cela recommence à canarder, Bagdad est entourée d'un épais écran de fumée noire et épaisse, les sirènes hurlent. Nous finirons par être comme les Irakiens et continuons à taper sans nous retourner. Leur calme et leur détermination sont contagieux.
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