Nicaragua: Voyage au cœur d'une «maquila» by RISBAL Monday January 06, 2003 at 10:21 AM |
risbal@collectifs.net Bruxelles, Belgique |
Le reportage ci-dessous, réalisé pendant douze jours dans une usine de sous-traitance dont on ne cite pas le nom, nous montre comment on travaille et on vit, ce que l'on ressent et ce que l'on pense dans ces zones franches qui se répandent aujourd'hui dans tout le Nicaragua pendant qu'on nous annonce qu'elles vont « développer » le pays.
LUNIVERS
CONCENTRATIONNAIRE Par
Yanina Turcios Gómez, Envío (Nicaragua), octobre 2002.
J'ai passé
douze jours dans une maquila de sous-traitance de la zone franche située
dans le parc industriel Las Mercedes de Managua. Bien que mon séjour
ait été relativement court par rapport aux longs mois et
années que des milliers de femmes - et d'hommes - passent dans
ces camps de concentration, l'expérience, aussi valable qu'épuisante,
m'a donné l'occasion de connaître de l'intérieur un
"monde" qui caractérise déjà le Nicaragua. Devant
la porte dentrée L'entrée
dans la zone franche ressemble aux rues du tumultueux marché oriental
de Managua, un dimanche après un jour de paye. C'est impressionnant
de voir des milliers de femmes et d'hommes franchir l'entrée principale,
à peine une ruelle étroite. Tous les jours entrent et sortent
par là quelques vingt mille personnes. Cinq mille autres entrent
par une entrée différente. De chaque
coté des entrées sont installées de petites échoppes
où on peut trouver aussi bien un équipement sono qu'un cachet
de panadol [espèce d'aspirine]. L'endroit n'est pas plus grand
qu'un pâté de maisons, mais c'est toujours bondé aux
heures d'entrée et de sortie. Aux heures d'entrée, les gens
s'entassent autour des vendeuses qui proposent en criant du café
et du pain beurré ou d'autres qui tapotent des tortillas, vendues
seules ou avec du lait caillé. Certains préfèrent
quelque chose de plus consistant : de la viande avec du gallopinto [coq]
ou du riz et des haricots. Il y a aussi ceux qui ont seulement de quoi
acheter un biscuit et une tasse de café. Les gens qui ont davantage
de temps mangent dans l'entreprise, dans les cantines, là où
ils peuvent s'asseoir. D'autres personnes déjeunent sur le chemin
de l'usine. Á
LA RECHERCHE D'UN EMPLOI Le lundi,
le mardi et le mercredi sont les jours où il y a le plus de monde
devant les portes du complexe industriel. Une foule de gens arrive à
la recherche de travail. Les uns auront la chance d'être sélectionnés
du premier coup ; d'autres continueront pendant des mois à venir
avec l'espoir que "peut-être demain
" La première
condition pour la personne qui sollicite un emploi est d'avoir sa carte
d'identité. Vers 7 heures
du matin plusieurs microbus et camionnettes sont déjà stationnés
à l'entrée de la zone franche. Ils serviront à transporter
ceux qui sont sélectionnés par les représentants
des différentes entreprises qui ont besoin de main-d'uvre.
Les personnes chargées de l'embauche choisissent quelquefois au
hasard ou se décident pour ceux qui ont leurs papiers le plus en
règle. Moi, j'ai été sélectionnée par
les représentantes d'une des maquilas où j'ai été
inscrite avec trente autres. De l'entrée principale de la
zone franche jusqu'à l'usine, il y a la distance de deux grands
pâtés de maisons avec quelques usines disséminées.
L'une est l'usine Rocedes, la seule qui a son nom sur un panneau ; les
autres, on ne voit pas leur nom. Une fois montées dans les véhicules,
nous nous sommes toutes regardées, pleines dappréhension.
Bien que recommandée et sûre d'obtenir ce travail, j'étais
gagnée par la nervosité générale. La camionnette
s'arrêta devant le grand bâtiment où j'allais travailler.
Cela me fit penser à la structure d'un camp de concentration, comme
ceux que j'avais vus dans les films. Bien qu'installées dans un
complexe vaste et protégé, chaque entreprise prend ses propres
mesures de sécurité. Celle où j'allais travailler
était complètement entourée de grillage. Dans la
partie supérieure du grillage, des rouleaux de fil de fer barbelé
la protègent plus encore des voleurs les plus hardis. A l'entrée
principale de l'usine, il y a des jardins avec des pelouses et des palmiers
nains qui embellissent le bâtiment. Selon les données de
2001, cette usine a une superficie couverte de plus de 10.000 m2 et accueille
quelques 1 300 travailleurs et travailleuses. L'HORAIRE
ET LES "DIX COMMANDEMENTS" Aux extrémités
des deux entrées, on peut lire en grands caractères l'horaire
et les "dix commandements" de l'entreprise. Horaire :
7 h 00 à 17 h 15 et de 0 h 40 à 7 h 15 PRÊTES
ET PRÉVENUES Vers 7 h
05, les travailleurs et les travailleuses se trouvaient déjà
à leurs postes et on ferma les deux portes. Une des femmes nous
demanda de nous mettre sur cinq files. Elle parlait comme le font ceux
qui appellent par haut-parleurs les médecins dans les hôpitaux
et les passagers dans les aéroports. Elle parlait en marchant et
elle répétait tout sans nous regarder. Elle parla
des horaires d'entrée et de la stricte ponctualité. Elle
parla du pointage et de la couleur de la carte : nous devions pointer
sur le côté bleu les quinze premiers jours du mois et sur
le côté rouge les quinze jours suivants. Elle répéta
plusieurs fois cette histoire des deux couleurs, en nous demandant si
nous comprenions. « Si on perd sa carte, ce n'est pas l'entreprise
qui est responsable, mais le travailleur. S'il vient travailler et ne
pointe pas parce qu'il a perdu sa carte ou qu'il ne la trouve pas, la
journée ne lui sera pas payée parce que, sans sa carte,
il n'y a aucune trace pour savoir s'il est venu ou non. Et on ne peut
pas avoir une autre carte ». Elle nous expliqua qu'il y avait des
casiers pour ranger ses affaires et que celles qui le voulaient devaient
apporter leur propre cadenas. Le point sur lequel elle insista le plus
et qu'elle répéta plusieurs fois, fut celui du respect des
deux contremaîtres, l'un nica [nicaraguayen] et l'autre taiwanais.
Toutes les autorisations nous seraient données par l'un ou par
l'autre. Avec tous ces avertissements, nous étions prêtes
pour entrer dans l'usine. ON NOUS
PARLE EN CRIANT Nous sommes
entrées dans l'usine en file indienne. Les travailleurs et les
travailleuses nous observaient avec curiosité. On nous a fait monter
au second étage, dans une salle avec de vieilles machines à
coudre, un ventilateur vieux lui aussi et des affiches sur les murs avec
des dessins qui expliquent les bonnes manières de faire. Comme
si elle était un magnétophone, la jeune fille nous répéta
encore une fois presque tout ce qu'elle nous avait déjà
dit. L'unique nouveauté dans son explication était le type
d'autorisations que nous pourrions demander. Il existe
deux sortes d'autorisations d'absence : l'une pour résoudre un
problème personnel pris sur les vacances et l'autre
pour aller à l'hôpital. Dans ce dernier cas, si cela prend
plus de deux heures, c'est considéré comme une autorisation
pour motif personnel. Quelque soit la permission à demander, il
y a des heures prévues pour cela : le matin avant 8 h 00 et l'après-midi
entre 13 h 00 et 14 h 00. En dehors de ces horaires, on ne peut pas en
demander. Une fois
dans la salle des vieilles machines, on m'a demandé mes papiers.
Entre elles les responsables parlent normalement, avec nous c'est en criant.
Mon unique réaction était de les regarder fixement dans
les yeux. Leur manière de s'adresser à celles qui demandent
un poste de travail est toujours grossière. Elles nous crient dessus
en nous faisant sentir que nous sommes incapables de comprendre ou d'apprendre.
Elles nous parlent en nous faisant sentir que nous sommes venues pour
demander l'aumône. DESTINATION
: SECTEUR DE L'EMBALLAGE. Après
avoir réglé quelques cas, une responsable des nouvelles
arrivées m'a appelée d'une manière désagréable
et m'a demandé mes papiers. Elle les a emmenés et elle est
revenue un moment après : « Doña Fidelina vous appelle
». C'était la chef des ressources humaines. J'ai parcouru
un couloir interminable au milieu du bruit des machines à coudre.
Doña Fidelina m'a demandé si j'avais une carte d'assurance
ou un récépissé de paiement. « Non, parce que
je n'ai jamais travaillé, ici c'est mon premier travail. Nous,
nous sommes foutues, non ?
». Elle a résolu le problème
ainsi : « La seule solution est de ne pas vous faire figurer dans
l'usine comme assurée, à condition que vous promettiez de
ne le dire à personne, et de faire très attention à
vous à l'intérieur de l'usine et sur le chemin jusqu'ici.
Parce que, s'il vous arrive quelque chose, l'entreprise n'assumera pas
et nous dirons que nous ne savons rien et qu'il ne s'est rien passé
». J'allais
travailler dans le secteur de l'emballage. Selon Doña Fidelina,
c'était le moins dangereux et ce qui demandait le moins d'expérience.
Déjà, j'avais mal à la tête. Entendre ces deux
femmes répéter plusieurs fois la même chose sans nous
dire qui restait et qui n'était pas admise, maintenait l'atmosphère
très tendue. J'ai signé
le contrat. C'était pour un mois, avec un salaire de base de 960
cordobas mensuels [environ 63 euros], plus le paiement d'heures supplémentaires.
Je serais payée le 15 et le 30 de chaque mois. Sur les 34 sélectionnées,
28 furent embauchées. Les moins âgées et les moins
expérimentées furent choisies. Dans le groupe de l'emballage
où j'étais restée, nous étions six. Quatre
n'avaient jamais travaillé nulle part. Les autres furent placées
comme plieuses, dans la laverie et trois dans les différentes chaînes
de production. Nous sommes
sorties de cette salle en file indienne. Au fur et à mesure, chacune
était laissée à son poste de travail. Les autres
travailleuses nous regardaient sans rien dire. Il ne manqua pas d'hommes
pour nous siffler au passage ou faire des commentaires qu'ils considéraient
comme des compliments. Les six du groupe de l'emballage, nous avons dû
traverser toute l'usine jusqu'à son extrémité. La
majorité des filles de ce secteur s'arrêtèrent de
travailler et se mirent à chuchoter, quelques-unes nous sourirent,
d'autres nous firent des clins d'il et d'autres ne nous regardèrent
même pas. On nous présenta au contremaître nicaraguayen,
un certain Leoncio et de nouveau on insista sur quelques points du règlement
que nous avaient déjà répétés les femmes
de l'embauche. BRUIT,
PELUCHE ET CHALEUR Le contremaître
nous répartit en divers endroits. Deux allèrent aux tables
où lon marque les tailles des chemises : en bas de la poche
et au col. Ce sont des auto-collants transparents. A ces tables, on colle
aussi le prix et l'étiquette de la marque. Après on met
les pièces dans des sacs. Moi, j'ai été envoyée
au contrôle de qualité avec trois autres. Léoncio
demanda à une jeune femme de nous expliquer ce que nous devions
faire. Le travail consistait à contrôler des vestes. On travaillait
sur une commande de la J.C. Penny. « Il ne faut pas qu'il y ait
des fils qui pendent, il faut que la veste soit bien repassée,
sur la doublure il ne doit pas y avoir des restes de craie, vous devez
faire très attention à la jointure des coutures, et veiller
à ce que les raies soient parfaitement raccordées ».
Ces vestes étaient en tissu rayé : les raies devaient aller
dans le même sens et les coupes devaient correspondre. Sinon, "ça
ne passait pas" et la pièce était notée défectueuse.
Selon les défauts qu'on lui trouvait au repassage, au lavage ou
dans les coutures à la machine, "ça ne passait pas".
La jeune femme qui nous expliqua tout ce processus nous parla gentiment. Le bruit
était insupportable et les peluches qui pullulaient dans l'air
- les vestes étaient encoton doublées d'ouatine - me produisirent
aussitôt une allergie. Devant le contrôle de qualité,
il y avait une des chaînes de production. Presque aucune femme n'utilisait
un masque de protection, il n'y en avait que quatre. J'ai demandé
si l'entreprise les fournissait. « Bien sûr que non »,
me dit-on. « Si tu en veux un, il faut que tu l'achètes.»
Pour contrôler
les vestes, nous devions aller les prendre chez les repasseurs, sur des
tubes qui avaient des rouleaux. On nous donnait les vestes six par six.
Le travail de repassage se fait à deux : le repasseur et la plieuse
ou la repasseuse et le plieur. Le contremaître comptait le nombre
de pièces qu'on nous remettait pour déterminer la production
de chaque employé. On travaillait à la chaîne : d'abord
les chaînes de production, ensuite le repassage, ensuite le contrôle
de qualité et enfin l'emballage. Aux tables
du contrôle de qualité et d'emballage, deux employées
se trouvent au début de la table de repassage et réalisent
le contrôle de qualité. Derrière elles, deux autres
"manient le pistolet", c'est-à-dire qu'elles mettent
le prix sur la chemise avec un petit pistolet, deux autres encore font
le "collage des lettres", c'est-à-dire la taille en auto-collants
dans la poche et sur le col. Ensuite deux autres mettent dans des sacs
selon la taille. A la fin,
il y a celles qui mettent les chemises selon leur taille dans des boites.
Celle qui remplit les sacs doit veiller à ce que la taille corresponde
bien, et celle qui range dans les boites doit veiller à ce que
le sac et la taille soient corrects. Sinon, on la renvoie à la
"correction". Les différentes travail-leuses conviennent
ensemble que si une chemise est mal faite, on la renvoie immédiatement,
sans attendre qu'il y en ait plus de trois, parce que si plusieurs sont
défectueuses, il y a perte de la prime de production et obligation
darriver plus tôt. Tout ce qui n'est pas correctement fait
est lobjet dun blâme et on le paye par une réduction
de salaire. LES ANCIENNES,
LES NOUVELLES ET LA PEUR Il existe,
en fait, trois groupes de pouvoir dans l'usine : le groupe des contremaîtres
étrangers (taiwanais), le groupe des contremaîtres nationaux
et le groupe des employées, divisé en anciennes et nouvelles.
Les conflits les plus fréquents ont lieu pour des raisons de travail
; ensuite pour des raisons sentimentales, principalement des bagarres
entre les femmes à cause des hommes. La relation entre les nouvelles
employées et celles qui sont depuis plus longtemps dans l'entreprise
est difficile. Tu arrives pour conquérir une place et les autres
ne veulent pas te la céder. Les premiers jours sont durs pour les
nouvelles qui sont confrontées aux anciennes et aux contremaîtres. Constamment
on te coupe l'herbe sous les pieds. Les premiers jours, et devant les
contremaîtres, l'attitude des anciennes est de t'aider pour ton
apprentissage, mais dès que le contremaître tourne le dos,
la manière change et on t'ignore. Quand tu veux te placer pour
commencer ton travail, on te dit de te pousser de là parce que
si quelque chose est mal fait, on va nous en accuser. La sanction est
la suppression de la prime de production et ainsi, comme on ne te laisse
rien faire, tu n'as plus qu'à "fermer ta gueule". Peu
à peu, commence le processus de la peur. On te dit ensuite: «
Ce n'est pas comme cela qu'il faut se mettre parce que le chinois n'aime
pas ça ; et s'il voit que tu ne travailles pas, il va te renvoyer
rapidement. On n'aime pas les fainéantes, on va te remettre à
ta place. » On te parle
ainsi pour te faire peur. On ne peut pas nier que certaines choses qu'on
te dit sont vraies, mais d'autres non. Il s'agit d'une série de
mensonges pernicieux qui viennent des travailleuses les plus anciennes
et se transmettent aux nouvelles qui peu à peu les répètent
à celles qui arrivent. Un cercle vicieux de mensonges et de vérités
se constitue ainsi. J'ai eu la possibilité de constater les mensonges
et les vérités et aussi les demi-vérités et
les demi-mensonges. Généralement, le groupe des anciennes
travailleuses s'est spécialisé dans les méchancetés
et les mauvais coups pour que les nouvelles se fassent réprimander,
d'autant plus si celles-ci font preuve d'habileté dans le travail. ÊTRE
COMME LES AUTRES, ÊTRE ACCEPTÉE Quand les
femmes arrivent dans ces usines, elles doivent chercher comment survivre.
Cest l'unique manière est d'être acceptée par
le groupe dominant. Cela les oblige à changer leur manière
d'être, leur manière de traiter les autres et très
souvent, même leur manière de penser. Souvent, elles font
les mêmes ruses, les mêmes gestes et adoptent la manière
de parler et les attitudes de celles qui prédominent, cherchant
à se comporter comme la majorité. La mode dans l'habillement
s'impose et toutes veulent porter le même modèle de jeans
et de corsage, les mêmes sandales, les mêmes fards. Les chemises
du même style s'achètent et se vendent par douzaine, souvent
de la même couleur. Toutes en uniforme. Les conversations
aux tables de travail tournent autour des problèmes du foyer et
des problèmes avec le fiancé. Et toujours, quelque nouveau
ragot qui court dans l'entreprise. Quand le jour de la paye approche,
elles parlent de combien elles vont avoir, à quoi elles vont utiliser
cet argent, les dettes qu'elles ont à cause des dépenses
imprévues de la maison
Dans leur majorité, les jeunes
femmes qui travaillent dans le secteur qui m'a été attribué,
sont des adolescentes de 17 ou 18 ans. Les plus âgées ont
25 ans et sont arrivées à l'usine, il y a 6 ou 7 ans. En
majorité, pour ne pas dire toutes, elles ont déjà
des responsabilités de famille. Il y a des femmes de 22 ans avec
3 ou 4 enfants. Et celles qui n'avaient qu'un seul enfant commencent dès
leur arrivée à sortir avec un garçon de l'usine et
peu de temps après, elles sont enceintes. C'est un cas très
fréquent pour la majorité des employées de l'usine. Les relations
entre employés et employées sont habituelles, plus encore
quand la fille et le garçon sont nouveaux. Non seulement il y a
des couples d'ouvrières et d'ouvriers, il y a aussi des couples
de contremaîtres, nicaraguayens et étrangers. Pour ces derniers,
les conjoints sont dans la même usine, mais travaillent dans des
secteurs différents. Dans la maquila, se retrouvent des surs,
des cousins, des belles-surs et toutes les variantes de la parenté
et de parrains et marraines. Les uns sont amenés par les autres
et recommandés aux chefs par les personnes de la famille. Les maquilas
sont pleines de familles élargies, à la recherche de subsistance
pour les proches et apparentés. VENDRE,
ACHETER ET AVOIR FAIM Il y a aussi,
parmi les employées, les relations basées sur le commerce.
Dans l'entreprise il existe un vaste marché clandestin : on vend
et on achète des biscuits, des bonbons, des chocolats, des chewing-gums,
des bijoux de pacotille, et des médicaments simples zepol,
tiamina [vitamines], dolofor [aspirine], et petits pansements pour les
ampoules qu'on attrape aux mains dans certaines tâches et aux pieds
parce qu'on reste debout très longtemps. Tous ces produits sont
très demandés et les vendre représente un bon gain.
Si une pastille de panadol [sorte d'aspirine] se vend à l'épicerie
un peso, dans l'usine ça coûte le double. C'est un marché
clandestin, car l'entreprise défend de faire entrer dans l'usine
un quelconque aliment et les achats au bar pendant les heures de travail
sont formellement interdits. Le plus gros
des travailleurs arrive à l'usine vers 6 h 30 pour avoir la prime
quon reçoit si on arrive au moins dix minutes avant la sonnerie
de l'entrée. Pour pouvoir arriver si tôt on doit se lever
à 4 h du matin pour préparer la nourriture qu'on emmène
pour la journée, et très souvent aussi celle qu'on laisse
toute prête à la maison. Entre 9 et 10 h, tout le monde est
déjà mort de faim, parce que depuis le moment où
lon arrive jusqu'à midi, l'heure du déjeuner, il n'y
a aucune pause. Les gens
ont cherché des alternatives à la faim pour pouvoir respecter
l'horaire, très souvent de 15 heures d'affilée, et ils introduisent
habilement dans leurs vêtements des sucreries à manger ou
à vendre. Aussi bien manger que vendre en cachette demande de faire
très attention. Si le contremaître te voit, tu es renvoyée.
En parlant avec des filles qui étaient déjà dans
l'entreprise depuis longtemps, je leur ai demandé pourquoi elles
se cachaient sous les tables pour manger quelque chose. Elles m'ont raconté
l'"histoire bien connue" d'un contremaître qui avait renvoyé
une fille : « elle avait été idiote car elle n'avait
pas jeté le bâton de l'esquimau qu'elle était en train
de manger ; il l'a vue et l'a envoyée en haut (la direction et
le secteur administratif). Et quand quelqu'un va en haut, c'est pour rentrer
chez lui ». Les tables
sont les témoins muets de tout ce qui se grignote dans l'usine
aux risques et périls des travailleuses. Sous les tables, elles
se font passer depuis des petits gâteaux jusqu'à des tortillas
avec du porc frit et du fromage amené de chez elles. Le plus cruel
est de voir le contremaître prendre trois fois par jour du café
et manger des biscuits dans la réserve. J'ai pu expérimenter
cela pendant les deux jours où on m'a envoyée dans la réserve
pour remplir des sacs avec des "baleines", ces petites pièces
qui durcissent les pointes du col des chemises. Les contremaîtres
nicaraguayens sont ceux qui s'en prennent le plus aux travailleuses, bien
qu'ils participent à ce marché clandestin. Notre contremaître
vendait des petits pansements et du zepol, très demandé
pour s'en frotter les tempes. Constamment, les femmes se plaignent de
maux de tête et elles ont l'habitude de s'en mettre à 10
h. du matin et à trois heures de l'après-midi quand elles
travaillent debout depuis déjà plusieurs heures. CRIS,
VIOLENCE ET BEAUCOUP DE PEUR Les motifs
des rappels à l'ordre sont nombreux : se trouver hors du poste
de travail, être en retard pour l'objectif prévu, arriver
en retard de façon injustifiée, manquer un jour de travail
sans justification, bavarder beaucoup, aller plusieurs fois aux toilettes,
demander beaucoup d'autorisations pour sortir de l'entreprise
La manière
des contremaîtres nicas et étrangers de te rappeler à
l'ordre est la même. Tout se fait avec des cris pour que ce rappel
à l'ordre soit entendu par les autres : on impose ainsi respect
et crainte. A mon avis les contremaîtres nicas sont plus chinois
que les Chinois dans les mauvais traitements à légard
des travailleurs et des travailleuses. C'est parce que les Chinois exigent
des Nicas cette attitude, sinon, ils les renvoient aussi. Dans beaucoup
de cas, les rappels à l'ordre n'ont pas pour but d'améliorer
le travail ; ils sont seulement une manière d'insulter et de dévaloriser
le travail que nous faisons. Les deux phrases favorites que j'ai entendues
des Chinois sont : « Mauvais, mauvais ! Vous, être des ânes,
des ânes ! » et « vous, avoir cervelles d'oiseaux, vous
pas comprendre ! ». Ils sentent bien que ce sont les plus grandes
offenses qu'ils peuvent te dire. Ces mauvais
traitements ont été un modèle imposé par le
cercle des dirigeants taiwanais qui réside dans le pays depuis
le plus de temps. Une des filles m'a raconté que, quand un nouveau
taiwanais arrive, il ne te traite pas mal comme ça. Il te traite
avec respect ; il t'ouvre même la porte pour que tu rentres ; ils
sont courtois. Après, ils changent sous l'influence des autres
qui les forcent à être grossiers et finalement, s'ils le
peuvent, ils te donnent même un coup de pied. En réalité,
je ne sais pas si la culture asiatique est violente, mais les contremaîtres,
hommes ou femmes, sortent très facilement de leurs gonds avec des
expressions violentes et injustifiées. La majorité des fautes
que commettent les employés dans la zone franche ne sont pas une
raison suffisante pour les voir réagir par exemple en envoyant
un tourne-vis à la figure d'un garçon. Le contrôle
de soi ne parait pas faire partie de leur rationalité et ils décident
très facilement de te renvoyer, même s'il n'existe aucun
motif pour cela. Cette possibilité
crée une peur incroyable chez tous les travailleurs. Une camarade
m'a dit : « je crois que beaucoup de ces filles n'ont jamais eu
aussi peur, même de leur père et de leur mère ensemble,
que de Yu, le contremaître chinois ». Les travailleurs finissent
par supporter les cris comme quelque chose de naturel et pour quelques
uns, même s'ils se fâchent, la seule chose qu'ils sachent
dire, c'est : « Il nous fait ch..., cet homme ! ». LES TOILETTES,
UN REFUGE MULTI-USAGES Pour les
travailleurs et les travailleuses de l'usine, les toilettes sont l'endroit
où se déchargent beaucoup plus de besoins que les seuls
besoins physiologiques. C'est le lieu où on se réunit pour
manger un biscuit ou un bonbon, pour fumer une cigarette ou pour s'accorder
une pause. C'est l'endroit des confidences, où on se défoule
de la colère devant les rappels à l'ordre des contremaîtres,
et même où on répand des larmes de colère et
d'impuissance devant la répression et les punitions qui font l'atmosphère
de toute la journée. Ici on trouve la paix, même si c'est
pour quelques instants ; le contremaître ne vient pas jusqu'ici. Bien que
cet endroit manque de la plus minimale condition d'hygiène, il
est considéré comme un refuge. Les souffrances s'y accumulent,
comme les tas de morceaux de tissus et de papiers sales presque de la
taille des cuvettes de wc, pour la plupart détériorées.
Dans les cuvettes, il y a d'épaisses croûtes, les fonds sont
tout noirs, l'humidité est permanente et les murs donnent l'impression
de n'avoir pas été repeints depuis la construction de l'usine.
Sur tous les murs, on lit des messages comme en écrivent des collégiens,
depuis les insultes jusqu'aux déclarations d'amour ou les aveux
d'infidélité. On nettoie
les toilettes, du moins on essaye de le faire, seulement quand quelqu'un
visite l'entreprise. Alors, on les lave, on met des rouleaux de papier
hygiénique et des distributeurs de savon liquide pour les mains,
bien que pour qu'ils durent plus longtemps, on leur fait un trou si petit
que l'ampoule que tu attrapes à force d'appuyer sur le bouton est
plus grande que la goutte de savon que tu arrives à sortir. Dans
cette entreprise, il y a trois toilettes, chacune avec neuf wc. Pendant
les douze jours où j'ai travaillé à l'usine, un jour
seulement j'ai vu que la femme de ménage les lavait. Cela m'a surpris.
Ensuite j'ai entendu des employés: « Va savoir qui va venir
! » Ce jour-là sont arrivés des fonctionnaires du
ministère du travail accompagnés ni plus ni moins que de
Gilberto Wong, secrétaire exécutif de la Corporation des
zones franches du Nicaragua, la plus haute autorité qui, par ses
traits orientaux, passait inaperçu avec une rare humilité
au milieu des Asiatiques qui l'entouraient de grandes révérences. APRES
QUINZE HEURES, TOUTES LES DOULEURS ÉCLATENT L'horaire
normal est de 7 h 00 à 17 h 15. Au-delà, les heures de travail
sont considérées par l'entreprise comme des heures supplémentaires.
Dans les périodes creuses, celles où il y a peu de production,
il n'y en a pas. Etant donné que dans l'hémisphère
Nord, destination des vêtements que fabriquent les maquilas nicaraguayennes,
il y a quatre saisons différentes, il y a beaucoup de variétés
dans les vêtements que nous confectionnons. Les commandes changent
beaucoup, ce qui multiplie les tâches et les rendent plus longues
et plus dures. Dans le secteur
de l'emballage, zone où le plus souvent on sort à 19 h 15
en horaire normal, on doit laisser les tables toujours propres. Sans aucune
chemise à repasser. Au mois de juin, quand j'étais là,
nous avons travaillé jusqu'à 22 h. Un autre groupe travaillait
toute la nuit. De temps en temps, on leur donne la journée pour
se reposer. Tout dépend du rythme de travail ou des dates de livraison
du produit. Ces journées de plus de 15 heures de travail (de 7
h à 22 h) sont absolument épuisantes physiquement pour les
travailleuses. Elles n'ont que 40 minutes de repos pour aller déjeuner
et encore 40 minutes, vers 20 h, pour le dîner. Quand la nuit tombe,
les douleurs se font plus aiguës et toutes sortes de lamentations
jaillissent. Elles ont toutes mal à la tête et les pieds
gonflés qui ne supportent plus le poids de leur propre corps. Les
douleurs de dos abondent. Celles qui ont des problèmes de circulation
ont des varices sur le point d'éclater. Tout le monde, sans distinction
d'âge ou de sexe, a mal quelque part. Et dans la trousse à
pharmacie de notre secteur, la seule chose qu'il y ait c'est de l'alquaseltzer
et du coton. L'HEURE
DES RÊVES A la fin
de l'après-midi, les visages qui le matin étaient frais
et maquillés, sont maintenant éteints et les esprits sont
échauffés par les disputes, les erreurs commises, les gestes
malheureux. La susceptibilité naît de la fatigue. Il ne manque
pas non plus de groupes qui plaisantent pour ne pas sentir la longueur
du temps, pour le tuer. Parmi les femmes, le thème le plus courant
à ces heures-là est de dire qu'elles vont se retrouver sans
mari parce qu'elles arrivent tellement fatiguées chez elles que
la seule chose qu'elles font c'est de se jeter sur leur lit pour dormir. C'est aussi
l'heure des récriminations contre le milieu dans lequel elles sont
nées : « Si j'étais née dans un autre monde,
je n'aurais pas besoin de travailler ici et je serais bien assise, chez
moi, avec mes enfants et avec mon mari ». Ou bien d'exprimer des
rêves aussi simples qu'impossibles : « Qu'est-ce que je donnerais
pour arriver chez moi, trouver un repas prêt et chaud, les draps
lavés et quelqu'un qui m'apporterait à manger au lit ».
D'autres rêves sont plus ambitieux : « Ah! si je pouvais entrer
à l'Université et préparer un métier ». La réalité
est que beaucoup de femmes et d'hommes en entrant dans la maquila arrivent
en rêvant de trouver une promotion dans le travail. Ce n'est pas
possible. L'image que vendent les propriétaires, c'est qu'ici on
gagne beaucoup d'argent avec un travail très accessible. Après,
l'envie de faire des heures supplémentaires pour avoir un meilleur
salaire devient une vraie drogue. Après, longtemps après,
on comprend qu'il n'y aura pas de promotion, mais seulement la routine,
l'enlisement et un corps presque handicapé. LE MINISTÈRE
DU TRAVAIL : L'ALLIÉ DES ENTREPRISES Selon le
Code du travail, on ne peut faire que neuf heures supplémentaires
par semaine. Dans le secteur de l'emballage, nous travaillons trente-six
heures supplémentaires par semaine. Avec une moyenne de quinze
heures de travail quotidien et sans une alimentation adéquate,
il est très difficile de pouvoir résister à ce rythme. Le fait d'abuser
du travailleur et de ne pas respecter le Code du travail est connu du
ministère du travail (MITRAB), qui doit veiller aux droits des
travailleurs et contrôler les employeurs. Cependant dans l'actuel
modèle économique, le MITRAB s'est converti en protecteur
et allié des entreprises et des corporations de la zone franche,
en faisant la sourde oreille aux demandes des travailleurs. « Tu
mets plus de temps à arriver jusqu'au ministère que l'entreprise
n'en met à s'en apercevoir. En revenant à l'usine, tu te
retrouves avec ton renvoi dans les mains sans que rien ne te protège.
La zone franche et le MITRAB, c'est la même chose » me dit
une jeune femme. Le ministère
comme instance régulatrice des employés et des employeurs
devrait assumer un rôle moins politique et davantage d'arbitrage.
Il ne peut pas continuer à être le mouchard des actions des
travailleurs et le gardien des intérêts des maquilas de sous-traitance.
Le ministère doit donner plus d'importance au salaire minimum et
savoir réellement quelle grille salariale existe dans le secteur
de la maquila. Les réclamations et les commentaires des travailleurs,
quand ils touchent leur salaire chaque quinzaine, démontrent qu'ils
n'ont aucune connaissance de la loi, qu'ils ne comprennent pas pourquoi
ils gagnent cela ou pourquoi on leur fait des déductions pour l'assurance
sociale alors que dans beaucoup de cas ils ne sont même pas inscrits
à l'assurance. LES HEURES
SUPPLEMENTAIRES OBLIGATOIRES Dans cette
usine, les heures supplémentaires ne sont pas optionnelles, elles
sont obligatoires. Celui qui ne les fait pas est renvoyé. On n'est
pas consulté. Vers 14 h , on passe la feuille des heures supplémentaires
et la seule chose que tu dois faire est de la signer. Pour éviter
que quelqu'un du secteur de l'emballage ne sorte de l'usine à l'heure
de la sonnerie, à 17 h 15, le contremaître garde sous clef
les cartes de pointage des employés. Ainsi, personne ne peut sortir,
même pas en se cachant. Pour ne pas rester à faire des heures
supplémentaires, il faut que tu demandes une permission au contremaître,
lequel dans la majorité des cas te dit non ; et si par hasard il
te la donne, ce doit être une raison de force majeure et tu dois
le convaincre. Le paiement
pour une heure supplémentaire est de 9,92 cordobas [environ 0,66
euros]. Cela dans le cas où on te les paye, parce que selon les
travailleuses il y a eu des heures supplémentaires pour des travaux
très durs qui ne leur ont jamais été payées.
Selon les commentaires de quelques femmes qui ont travaillé dans
d'autres entreprises, celles-ci leur payent des heures supplémentaires
quand ça leur chante ; dans d'autres entreprises on ne leur remet
pas de feuille de paye, on leur donne seulement l'argent et elles ne savent
pas ce qu'elles ont gagné et ce qu'on leur a déduit. La réalité
est qu'on ne sait pas comment fonctionnent les heures supplémentaires,
ni comment elles sont calculées, étant donné qu'il
y a des périodes où on travaille la semaine complète
y compris le samedi et le dimanche et que la variation dans le salaire
n'est d'à peine 100 cordobas, alors que cela aurait dû être
plus étant donné le nombre de jours et la grande quantité
d'heures supplémentaires. Il y a des travailleurs et des travailleuses
qui arrivent chez eux à minuit ou 1 h du matin et qui doivent être
debout de nouveau à 4 ou 5 h. L'épuisement physique est
incroyable et nombreux sont ceux qui à 10 h commencent déjà
à prendre des cachets de super-vitamines pour pouvoir tenir le
coup pour le reste de la journée. LA PRESSE
A L'HEURE DU DEJEUNER Selon l'horloge
de l'entreprise, la sonnerie pour le déjeuner est à midi.
C'est l'heure du désordre, de l'affolement total. La majorité
des gens sortent comme des fous en courant comme si quelque chose à
l'intérieur les poussait à s'enfuir. C'est la course pour
arriver les premiers au bar pour acheter de la nourriture ou de la boisson
qui accompagnera ce qu'ils ont amené, tout préparé
de chez eux. Les achats se font dans deux bars et sur des tables où
on vend des enchiladas, tacos, churritos [variétés de galettes
de maïs] et des fruits. Les bars n'ont pas de condition d'hygiène.
Ce qui abonde le plus, ce sont les mouches et comme les bars sont à
côté des réserves, il faut y ajouter des rats et des
souris. Les cuisinières préparent la nourriture, la servent
et manient l'argent sans se laver les mains. Presque toujours on vend
à crédit en payant à la quinzaine, mais comme ce
n'est pas très rentable, beaucoup de travailleurs préfèrent
amener la nourriture de chez eux. Les cantines
se remplissent de gens qui mangent et discutent. Ceux qui n'ont pas trouvé
de place s'assoient sur l'herbe sous les palmiers nains de l'entrée.
Il faut manger en 40 minutes. Quand retentit la sonnerie pour retourner
au travail, les zones de repas sont jonchées d'assiettes sales,
de sacs et de restes, comme la rotonde de Santo Domingo après un
10 août. Un repas
normal avec boisson coûte onze cordobas. La ration de tacos, enchiladas,
tajadas avec du fromage, ou une banane avec du fromage coûte cinq
cordobas. La plupart des gens se regroupent pour acheter un litre et demi
de boisson gazeuse ; c'est plus rentable que d'acheter un verre. En plus
de la nourriture et des boissons, les deux bars vendent aussi des serviettes
et du papier hygiéniques, des cigarettes, des bonbons et des chewing-gum. Quand il
y a des heures supplémentaires à faire, l'entreprise prend
en charge le dîner des travailleurs. Mais ils disent tous: «
ça sort de notre poche..., des heures supplémentaires qu'on
ne nous paye pas ». Alors les repas sont commandés dans un
des bars de l'entreprise. Dans un des nombreux dîners que j'ai pris
avec les filles qui travaillaient avec moi, on nous a donné la
nourriture dans un carton. Ce jour-là, nous avons eu du porc frit. Quand l'une
d'entre elles mordit la viande, le centre était verdâtre,
mais on ne lui a pas permis d'acheter autre chose dans le bar et elle
n'a rien eu à manger. Comme on ne sait pas l'heure exacte de sortie
- est-ce que ce sera tôt ou est-ce que ce sera tard ? - généralement
on n'emporte rien de préparé de chez soi pour le dîner.
Je n'ai pas pu savoir si ce sont ceux du bar ou les contremaîtres
qui décident de la nourriture que mangeront les employés,
mais ceux-ci se plaignent presque toujours de la mauvaise qualité. L'HEURE
DES ODEURS A 17 h, c'est
l'heure des odeurs. Où que tu passes, ça sent les déodorants,
les crèmes de beauté, la pâte dentifrice, les parfums
les plus variés qui se mélangent avec les mauvaises odeurs
de toute une journée de travail. Dans les toilettes, les femmes
s'entassent devant les lavabos pour se laver les dents, pendant que beaucoup
se maquillent. C'est impressionnant de voir comment la fatigue n'empêche
pas les soins corporels. Le vendredi, que ce soit ou non un jour de paye,
il y a encore plus de temps consacré à la vanité.
C'est le jour de rendez-vous des couples. Généralement,
le vendredi, il y a peu d'heures supplémentaires. On dit que c'est
une politique de l'entreprise, bien que, quand moi j'ai travaillé
à l'usine, ça ne s'est pas passé comme ça. LA FOUILLE
ORDINAIRE Tous les
jours à la sortie, il n'y a pas seulement le rite du pointage ;
il faut aussi passer par une fouille corporelle. Pour les hommes, c'est
un surveillant qui le fait ; pour les femmes, une femme de cette même
entreprise de surveillance et une Chinoise de l'usine. Le premier jour,
comme j'étais nouvelle, je suis sortie à 17 h 15 avec le
gros des travailleuses. J'ai pointé ; je ne savais rien de la fouille
à la sortie. J'ai seulement vu la file et les femmes qui sortaient
par la porte des piétons et les hommes par l'entrée des
véhicules. Comme j'étais distraite parce que je regardais
passer la foule de gens qui sortaient d'autres usines à coté,
je ne faisais pas attention aux camarades qui allaient devant. C'est quand
mon tour est arrivé que j'ai eu peur. La Chinoise, une femme très
petite qui ne m'arrivait pas à l'épaule, commença
à me tâter en me passant la main depuis le pubis jusqu'en
haut des fesses et ensuite depuis le pubis jusqu'en haut du ventre. J'étais
envahie par une sensation de dégoût et ma peau se hérissa.
Un violent désir de la frapper et de pousser des cris m'envahit
; ce fut une sensation désagréable que je n'avais jamais
ressentie, même pas lorsque dans la rue je me suis trouvée
avec des voyous pervers qui te disent des grossièretés.
Pendant un instant, j'ai pensé qu'on n'avait touché que
moi et que j'étais la seule qui avait réagi comme ça.
Mais les camarades qui sont arrivées le même jour que moi
partageaient mes sensations: « Oh là là ! C'est horrible,
cette Chinoise qui te touche » a dit l'une d'elles. Et une autre:
« Moi, j'ai travaillé dans d'autres usines et jamais on ne
m'avait fait ça ! ». LA FOUILLE
Á CORPS POUR S'IMPOSER La manière
de palper de la Nica était différente de celle de la Chinoise.
J'ai compris que cette manière de violenter chaque femme est aussi
une manière de démontrer que les patrons peuvent faire ce
qu'ils veulent avec les ouvrières. De plus c'est une forme de contrôle
qui n'a pas de sens : les jeans que je portais - ceux de presque toutes
- étaient très ajustés. Comment pourrait tenir à
l'intérieur de mon pantalon une chemise à manches longues
? Impossible. Bien que
cette fouille devienne une routine pour les travailleuses, je ne m'y suis
pas habituée pendant les douze jours où je suis restée
dans l'usine. A chaque fois que j'entendais la sonnerie de sortie, j'avais
mal à l'estomac, en pensant seulement ce que j'aurais à
subir pour pouvoir sortir dans la rue. Il y a eu des jours où le
dégoût me coupait l'appétit, je ne dînais pas
et j'arrivais chez moi avec encore cette horrible sensation. J'ai clairement
vu que la plus grande violence est faite aux femmes. Les hommes, on les
fouille, mais un surveillant nicaraguayen leur tâte seulement les
jambes. Selon la direction, la fouille ordinaire cherche à éviter
que des travailleurs n'emportent des pièces. Dans les conversations
que j'ai eues avec les femmes, elles racontaient que, dans certaines usines,
ceux qui prennent des pièces de l'usine sont toujours des hommes
qui les sortent en se les mettant comme des couches. La majorité
les approuve pour ces fauches: « C'est bien qu'ils volent. De toutes
façons, ils le font pour nous, et pour quelques malheureuses pièces
qu'ils prennent, ce n'est vraiment pas une grosse perte ». Naturellement,
ce sont des vols sporadiques, et le commerce des pièces se fait
entre les travailleurs de l'usine eux-mêmes. COLÈRES
ET HUMILIATIONS Les contrôles
font partie d'une politique d'humiliation. Un jour, avant 10 h, nous voulions
désespérément sortir et le contremaître tenait
nos cartes sous clés. Quand nous l'avons entouré toutes
ensemble, chacune de nous cherchant sa carte pour pouvoir sortir plus
vite, il prit tout le paquet et furieux le lança violemment sur
une autre table. Les cartes s'éparpillèrent sur le sol,
nous avons dû nous jeter par terre et nous nous les arrachions des
mains, pendant que le contremaître riait de son exploit. Est-ce l'excès
de travail que ces messieurs disent avoir qui est la cause de leur comportement
inhumain ou celui-ci est-il dû aux exigences que l'administration
leur impose ? Dans leur majorité, ceux qui maintenant sont contremaîtres,
sont arrivés dans l'entreprise comme le reste des travailleurs.
Cela a été le cas pour une jeune femme qui avait commencé
à travailler en même temps que nous dans l'emballage. Quelques
jours après, elle ne supportait déjà plus le travail,
qui lui paraissait très dur, et elle décida de démissionner.
Mais quand elle se présenta à la direction des ressources
humaines pour donner sa démission, une des femmes chargées
de l'embauche lui demanda de supporter quelques jours de plus, parce que
la fameuse Madame Fidelina recherchait une nouvelle employée ayant
fait des études, pour en faire son assistante. Et la candidate,
c'était elle. COMMENT
"CHANGER" DE PERSONNALITÉ Le lendemain
la femme qui allait donner sa démission n'est pas venue travailler.
Nous avons pensé qu'elle était partie, mais à midi
nous l'avons vue aller déjeuner avec l'élite de l'entreprise,
le personnel des ressources humaines. Ils ont une table seulement pour
eux et aucun autre employé ne peut s'y asseoir. Comme pour nous
elle continuait à être notre camarade de travail, nous nous
sommes réjouies de la voir. Elle, non. Elle avait déjà
"changé". Elle est passée à côté
de nous et nous a seulement dit sèchement: « Bonjour ! »
et elle est allée à la table select. « ça lui
est déjà monté à la tête » avons-nous
commenté. Peu de temps
après, j'ai pu parler avec elle. La pauvre femme m'a expliqué:
« On m'a interdit d'entrer en contact avec vous, on me demande de
me souvenir que j'ai un niveau complètement différent de
celui des gens inférieurs ». Il est évident que les
investisseurs asiatiques prétendent créer dans les zones
franches une stratification de classes. Serait-ce que dans leur pays ils
appartiennent à la classe supérieure qu'ils font semblant
d'avoir au Nicaragua, ou serait-ce qu'ils veulent nous faire revenir à
l'époque de l'esclavage, réduisant nos droits à force
de nous mépriser? CONTRATS
NON RESPECTÉS En signant
le contrat dans ces entreprises, le poste où l'on doit travailler
donne lieu à un accord mutuel entre employeur et employé.
On signe le contrat selon son expérience si on en a, dans le secteur
où eux ont besoin de personnel. Beaucoup de celles qui viennent
demander du travail ont déjà une idée de l'endroit
où elles seront, ou disent où elle veulent être placées. Selon le
ministère du travail, pour qu'un employé soit changé
de poste, même de manière occasionnelle, il doit y avoir
un accord mutuel. Cependant les travailleuses réalisent des tâches
qui ne figurent pas dans les contrats. On te met dans n'importe quel secteur
pour que tu ne restes pas à ne rien faire. Nous, à l'emballage,
on nous a mis dans d'autres secteurs parce que les accessoires qui doivent
être collés sur les chemises n'étaient pas arrivés.
D'abord, on nous a mis toute une matinée dans le secteur des cantines
pour assembler les boîtes en carton dans lesquelles on emballe les
chemises Perry Ellis. Le carton était préparé par
des marques pour faire les pliures des boîtes et des couvercles.
A chacune de nous, on a donné cinq caisses ; chaque caisse avait
250 pièces et nous devions assembler 1250 boîtes. A première
vue, la tâche paraissait facile et peu fatigante. Pourtant, deux
heures après, on avait des fourmillements dans le dos et des blessures
à chaque main, quelquefois même profondes, à cause
du frottement avec le carton. JOURNÉES
Á LA BLANCHISSERIE Ce jour-là,
on nous envoya après le déjeuner au secteur de la blanchisserie.
Le travail consistait à laver les endroits des chemises qui étaient
signalés comme ayant des tâches de saleté ou de graisse.
Il y avait ces jours-là une commande de chemises blanches. Nous
devions les blanchir avec du chlore et de l'acétone. Dans la laverie,
nous avons passé deux jours et demi de 7 à 19 h et nous
avons continué dans le secteur de l'emballage. Après
deux jours passés à la laverie nous avions les mains complètement
fendillées. L'acétone et le chlore combinés sans
aucune protection nous brûlèrent les mains et nous avions
des champignons sur les doigts et les ongles. Dans la blanchisserie, où
28 femmes lavaient sans arrêt, la chaleur était insupportable.
Nous étions à côté des chaudières et
le feu et la fumée se concentraient là. Il y avait aussi
les soufflets très bruyants qu'on utilise pour nettoyer les pièces
qui ont beaucoup de peluches. Le paiement
est à la production et le minimum de chemises que tu dois laver
est de 700. Si tu ne les laves pas, tu perds le droit à la prime
de production. Chaque fois que tu en as lavé une certaine quantité,
une employée en note le nombre. Cette méthode pourrait paraître
juste, mais il arrive aussi que, si tu n'es pas bien vue de celle qui
note, elle change le nombre de ta production et tu ne peux rien y faire. Moi, j'étais
mal vue d'elle, parce que chaque fois que j'allais chercher des chemises
pour les laver, elle m'en notait moins ou elle ne me notait rien du tout.
Il arrivait la même chose à d'autres camarades. De notre
côté, nous ripostions en trouvant des trucs pour augmenter
le nombre. Nous humidifions beaucoup de chemises qui n'étaient
pas sales pour donner le change et arriver à un plus grand nombre.
Quand le soir tombe, la vie empire dans la laverie. La lumière
naturelle s'en va et tu n'y vois presque plus. En hiver, les femmes sont
trempées, parce que la partie supérieure de la laverie n'est
pas couverte et il y pleut à torrent. EN DANGER
DÈS QUE TU PRENDS LE BUS Pendant les
douze jours qu'a duré l'étude que j'ai faite, j'ai voyagé
en autobus du transport urbain collectif, ceux qu'utilisent à 100%
les travailleurs de la maquila. Pour pouvoir respecter l'horaire, le seul
moyen est de se lever très tôt. Je prenais le bus à
6 h 15. Ils étaient bondés, les gens accrochés aux
deux portes. Ce sont de vieux autobus, dans un état déplorable,
où voyager est très dangereux. L'amoncellement des passagers
permet à des équipes de pickpockets, hommes et femmes, d'opérer
avec succès. Cela permet aux hommes de tripoter les femmes. Un jour,
pressé par l'horaire d'entrée, je suis montée dans
le premier autobus qui s'est arrêté. Il était bondé.
Je suis montée par l'arrière et j'ai pu trouver de la place
seulement sur le marchepied, accrochée à la porte. Quelques
pâtés de maisons plus loin, l'autobus freina si brusquement
que je tombai à la renverse dans le caniveau. Le receveur de l'autobus
me cria : « Vous êtes des idiotes, vous ne vous tenez même
pas, et après on dit que c'est de notre faute ». Personne
ne m'aida à me relever. Je n'avais guère envie de reprendre
cet autobus, mais c'est le seul choix qu'ont les travailleuses : secouer
leurs vêtements et remonter dans le véhicule qui leur a fait
du mal. Dans l'usine, j'ai entendu dire que d'autres entreprises de la
zone franche Las Mercedes, ont leurs propres autobus et parcourent certains
quartiers de la capitale pour aller chercher les travailleuses sans aucun
coût pour elles. Je n'ai jamais pu vérifier cela. LES MAQUILAS
VONT-ELLES NOUS DÉVELOPPER ? Ce récit
se termine là. Je ne voudrais pas qu'il s'en dégage une
critique destructrice. J'ai seulement voulu raconter mon expérience
pour que tout le monde puisse s'imaginer ce que des milliers et des milliers
de femmes et aussi d'hommes vivent ou ont vécu quotidiennement
pendant des semaines, des mois, et des années dans plus de quarante
maquilas qui existent déjà au Nicaragua, industries dont
on attend le "développement" de notre patrie et de notre
peuple. *Traduction
DIAL.
DES ENTREPRISES SITUÉES EN ZONE FRANCHE
Voyage au cur dune «maquila»
1 - Respecter l'heure d'entrée et de sortie. On ne doit pas abandonner
son poste de travail sans permission.
2 - Les absences pendant le travail sont formellement interdites. On ne
peut s'absenter de son poste de travail qu'avec l'autorisation de son
chef direct.
3 - Sont formellement interdits les jeux de hasard, les boissons alcoolisées
et les bagarres à l'intérieur ou aux abords de l'usine.
4 - Il est formellement interdit de prendre du matériel ou des
objets appartenant à l'entreprise sans permission et d'endommager
ce qui est propriété de l'entreprise.
5 - Il est formellement interdit de cracher et de jeter des ordures sur
le sol.
6 - On doit maintenir l'hygiène et la propreté de l'usine
et de ses abords.
7 - On doit présenter un papier officiel du ministère de
la santé (MINSA) quand on demande une autorisation d'absence pour
avoir des soins médicaux.
8 - Il est interdit de porter des armes à feu et des objets dangereux
dans l'usine.
9 - On doit veiller avec la plus grande attention à sa propre sécurité
et à celle de ses compagnons de travail.
10 Pour la réglementation du travail, nous observons les
dispositions particulières de l'entreprise.
Les questions étaient les mêmes pour toutes: « Où
habitez-vous? Quelle expérience avez-vous ? Pourquoi avez-vous
quitté votre précédent travail ? Avez-vous des problèmes
pour rentrer tard chez vous ou pour faire des heures supplémentaires
? Êtes-vous mariée ? Combien d'enfants avez-vous ? »
J'ai du mentir pour me mettre sur le même plan que mes futures compagnes
: « J'ai arrêté mes études avant la fin de la
troisième année du secondaire, je suis mère célibataire
et je ne reçois aucune aide du père de mon fils, c'est ma
mère qui soigne mon enfant, c'est la première fois que je
travaille, je n'ai aucune expérience de travail dans la maquila
et si on me donne ce travail, je pourrais nourrir ma famille
».
J'ai dit tout cela. Dans la salle, nous étions 34 jeunes, des femmes
en majorité. J'étais la plus âgée dans un groupe
dont la moyenne d'âge était de 18 ans. Les papiers essentiels
qu'on demande sont : la carte d'identité, la carte d'assurance,
l'extrait de naissance et deux photos. Pour les autres, deux lettres de
recommandation, casier judiciaire, notes et diplômes d'études,
on te donne un mois de plus.
Le principal point du règlement qu'on nous communiqua était
que nous travaillerions après l'horaire normal (17 h 15) si nous
n'avions pas de problème de transport. « Ici, à l'emballage,
la sortie est à 7 h 15. Dans certaines occasions, vous resterez
à travailler encore plus tard. Cela représente deux heures
supplémentaires. Les heures des samedis et dimanches sont payées
comme heures supplémentaires ». Et cet autre avertissement:
« Une des recommandations principales est de ne pas établir
de relations avec les travailleuses plus anciennes et de vous maintenir
éloignées d'elles parce qu'elles sont très rusées
». On nous a demandé à toutes si nous avions des enfants
et qui s'en occupait, en cherchant à savoir s'il n'y aurait pas
par la suite de problèmes pour des demandes de permission. On nous
rappela que nous serions un mois à l'essai et que c'était
seulement si nous faisions très sérieusement notre travail
que nous resterions dans l'entreprise.
Ramener cette demi-douzaine de vestes est une tâche périlleuse.
L'endroit par lequel tu passes est étroit et tu peux te brûler.
La chaleur est insupportable à cause de la vapeur produite par
les machines à repasser et par la concentration des gens. Quatre
carreaux (1,20 m) seulement séparent une machine de l'autre et
par là passent ceux qui travaillent au contrôle de qualité
pour aller chercher les pièces repassées, ceux qui sont
chargés de porter les pièces salies au lavage, ceux qui
sont chargés de porter les pièces à la réparation
« retour à la machine » disent-ils et
les contremaîtres de secteurs. Ce quil faut bien remarquer,
c'est que dans une entreprise de plusieurs milliers de personnes qui contient
une grande quantité de produits chimiques et d'explosifs, il n'existe
pas de plan d'évacuation en cas de tremblements de terre ou d'incendie,
et qu'il n'y a ni extincteurs ni équipes d'urgence.
A 17 h 15, quand retentit la sonnerie de sortie pour les secteurs de chaîne
de production - où on coud et on assemble les chemises - le gros
des travailleuses et des travailleurs sort, plus de mille. Tout le monde
prévient : « Tu as ta carte ? » et tout le monde la
cherche avant la sonnerie pour être les premiers dans la file.