arch/ive/ief (2000 - 2005)

Marées noires: Un océan de profits
by Roseline Vachetta Friday December 27, 2002 at 12:02 PM
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S'il est un secteur qui se montre, tant dans son organisation que dans ses résultats, excellent élève de la mondialisation capitaliste, c'est bien celui du transport maritime. Roseline Vachetta, membre de la commission de la Politique régionale, des Transports et du Tourisme du Parlement européen, revient ici sur cette question.

S'il est un secteur qui se montre, tant dans son organisation que dans ses résultats, excellent élève de la mondialisation capitaliste, c'est bien celui du transport maritime. Roseline Vachetta, membre de la commission de la Politique régionale, des Transports et du Tourisme du Parlement européen, revient ici sur cette question.

Certains bateaux poubelles concentrent tous les ingrédients et toute l'opacité de la mondialisation capitaliste. Ainsi, autour du Prestige, on retrouve : richissime armateur grec, société écran libérienne, pavillon de complaisance des Bahamas, équipage asiatique, bureaux de contrôle et de vérification des procédures nautiques étatsuniens et français, fioul lourd russe, gestion de la catastrophe par les Etats espagnol et français. Première forme généralisée de délocalisation à grande échelle vers le tiers monde, le transport maritime a connu une expansion de 430 % en 30 ans et surtout une baisse de coûts de 30 % ces dix dernières années... Une chaîne de complaisance qui développe le profit maximum pour certains et la misère sans fin pour de nombreux autres.

Les pavillons de complaisance

Les pavillons de complaisance assurent à la fois la totale opacité des circuits et la diminution draconienne des coûts. L'immatriculation des navires de complaisance (30 % de la flotte en 1970) représente aujourd'hui 60 % des navires dans 27 Etats répertoriés par l'International Transport Federation. En toute légalité, comme le rappelait Daniel Paul, président de la commission d'enquête parlementaire sur la sécurité maritime des produits dangereux et polluants. Je le cite : "La convention de Genève de 1958 sur la haute mer et la convention sur le droit de la mer en 1982 donnent une totale liberté aux Etats pour fixer les conditions d'attribution de leur nationalité aux bateaux. Tout au plus faut-il un lien substantiel entre chaque navire et l'Etat en question. Mais il n'existe aucune précision sur la nature et la réalité de ce lien. Une commission d'enquête britannique, en 1970, concluait que le principe de la libre- immatriculation n'est en réalité qu'un dispositif destiné à servir des fins économiques. Elle citait comme avantages la facilité d'attribution du pavillon, des impôts et taxes nuls ou dérisoires, la faible puissance politique des Etats en question, la liberté d'armer les navires avec des équipages étrangers ou encore l'absence de volonté politique de contrôler sérieusement les armateurs."

Bref, ces Etats sont pour la plupart des paradis fiscaux (secret bancaire absolu, pas de législation fiscale). Pas d'impôt sur les revenus des transports, pas de contrôle ni sur les navires, ni sur la cargaison, encore moins sur les conditions de vie et d'emploi des équipages. Ce système, qui multiplie les acteurs, rend très longue et quasi impossible la recherche des responsabilités en cas d'accident. Un vrai rêve de capitaliste !

Une chaîne de catastrophes

Entre 110 et 130 naufrages se produisent chaque année, dont un très grave. Avec certaines conséquences que l'on connaît bien maintenant : destruction des plages, des écosystèmes, de l'économie locale, anéantissement de la faune.

Les mers et océans sont aujourd'hui les dépotoirs de l'économie capitaliste : dégazages en pleine mer, abandons d'épaves, pertes de containers au contenu inconnu, pollutions des estuaires dues aux productions industrielles intensives... Un cauchemar pour le futur ! Mais là aussi ce sont les populations des pays les moins développés qui paient le tribut le plus lourd. En Afrique, par exemple. A l'Ouest, près du Golfe de Guinée, du Congo ou du Cameroun, les compagnies pétrolières exploitent à bas prix l'or noir qu'elles transportent sans aucun respect de la vie humaine ou de l'environnement. Ce sont pollutions quotidiennes et marées noires permanentes ! A l'Est, les mêmes revendent, à la Somalie et à l'Ethiopie notamment, des résidus de résidus pétroliers, à la composition plus que douteuse, interdit d'usage en Europe, mais qui là-bas vont servir de combustibles polluants et dangereux dans les centrales thermiques.

Des sociétés de main-d'oeuvre sans scrupules offrent des marins du Sud de la planète et permettent leur exploitation incontrôlée. Le salaire est faible. Il n'y a pas de couverture sociale ni de formation. Il est dangereux de se rebeller ou de se syndiquer. Les papiers d'identité peuvent être confisqués. Souvent il y a multitude de nationalités sur un même navire (dix-sept sur l'Erika), rendant difficile la compréhension des consignes, mais aussi la solidarité active. Si le coût du transport maritime est peu élevé pour les armateurs, affréteurs et tout autre agent de ce business infernal, il est terrible pour les marins : six d'entre eux meurent chaque jour en mer, ce qui fait de ce métier l'un des plus dangereux du monde ! Vingt-neuf navires ont été abandonnés en France entre 1997 et 2000 avec l'équipage à bord.

La situation peut durer des semaines, sans salaires, sans droits, sans pouvoir quitter le port. Les travailleurs vivent alors de la solidarité des syndicats, de l'association des marins en détresse, de la population. Enfin, la complaisance joue un rôle essentiel sur l'ensemble des professions maritimes. Pressions sur les capitaines - il faut aller toujours plus vite -, d'où les dégazages en mer ou les "raccourcis" délicats. Economies sur les salaires, sur les matériaux de construction et de réparation des navires. Là aussi les délocalisations sont nombreuses. Le coût de la construction d'un navire est moindre à Séoul qu'à Saint-Nazaire... D'où les fermetures fréquentes de grands chantiers, comme à La Ciotat, ou l'éparpillement en une multitude de sociétés privées, comme à Saint-Nazaire.

La responsabilité des Etats

A chaque grande catastrophe, grandes déclarations. Mais de la déclaration radicale au geste courageux, il y a loin ! Pour preuve, l'Organisation maritime internationale (vingt années d'existence et de bons et loyaux services auprès des grands Etats qui la composent !) se réunit ces jours-ci avec un ordre du jour très chargé : comment lutter contre le terrorisme, comment multiplier les contrôles, quelle technique inventer pour connaître le contenu des containers sans les ouvrir ? Mais de nouveaux dispositifs pour empêcher de nouvelles marées noires, pas question ! Après le naufrage de l'Erika cependant, deux "paquets" de législations européennes ont été adoptés.

Le premier vise à renforcer le contrôle des navires par l'Etat dont dépend le port : par l'inspection des navires âgés de plus de quinze ans et munis d'une simple coque et par le bannissement des eaux européennes des navires les plus dangereux déjà immobilisés plus de deux fois. Il durcit les conditions faites aux sociétés de classification pour l'octroi de leur agrément. Enfin, un règlement échelonne la suppression des simples-coque selon leur âge et leur tonnage entre 2005 et 2015.

Le deuxième renforce le contrôle du trafic maritime (création de boîtes noires sur les navires et de ports refuges à la charge des Etats). Il prévoit la création d'un fonds d'indemnisation complémentaire en cas de pollution pétrolière maritime, alimenté par les grands importateurs de pétrole et les armateurs. Enfin, un règlement autorise la création d'une Agence européenne de la sécurité maritime. Les directives n'ont toujours pas été transposées dans le droit de chaque Etat, ce qui les rend inapplicables. A ce jour, en France, il y a moins de 100 inspecteurs maritimes pour plus de 1 000 kilomètres de côtes, ce qui ne permet l'inspection que de 12 % des navires à risque. Les ports refuges ne sont pas créés. Quant à l'Agence européenne, faute d'accord entre gouvernements sur sa localisation, elle n'existe pas. Avec 4 000 navires répertoriés à risque par la commissaire européenne, la prochaine marée noire, c'est pour tout de suite !

Les saigneurs de la mer ont encore de beaux jours devant eux ! Même si cette législation européenne était appliquée, elle ne résoudrait pas grand- chose. Calquée sur une législation protectionniste en vigueur aux Etats-Unis, elle est profondément discriminatoire pour les pays pauvres. En effet, interdire l'accès aux ports européens des navires poubelles, ce n'est pas les supprimer, c'est autoriser toutes les futures catastrophes dans les pays qui n'ont pas les moyens de mettre en oeuvre une telle législation. Même si les mesures annoncées permettent d'augmenter le prix des sanctions, les pollueurs peuvent continuer d'engranger les profits, la suppression des pavillons de complaisance n'est pas à l'ordre du jour. En France, par exemple, il existe des territoires qui permettent l'immatriculation de complaisance. Il s'agit de Kerguelen, Wallis et Futuna. Les pollueurs voient les contraintes ne peser que bien légèrement sur leurs profits. La chaîne des responsabilités n'est pas plus claire et les coupables toujours aussi bien protégés.

D'autres choix sont possibles

Il faut rompre radicalement toute la chaîne de complaisance. L'océan doit cesser d'être une zone de non droit ! Les liens entre le propriétaire du bateau et l'Etat doivent être clairs, les contrats avec l'affréteur définis, les statuts des personnels conformes aux règles de l'Organisation internationale du travail (OIT). Toutes les sociétés écrans, qui échappent à toutes les législations, doivent être déclarées illégales. Les sanctions pénales doivent être à la mesure des dégâts causés. Il est scandaleux que les victimes du naufrage de l'Erika n'aient été remboursées à ce jour qu'à moitié et que Total - qui a réalisé vingt-deux milliards de francs de bénéfices en 1999, dépensé 800 millions de francs pour corrompre les gouvernants des pays producteurs et pour financer hommes politiques et personnalités en France même - n'ait pas payé toutes les conséquences de son irresponsabilité.

La mer, l'océan sont nos biens communs, des patrimoines de l'humanité. De leur "bonne santé" dépend en partie la survie de la planète. Nous ne pouvons les laisser à la merci du pillage capitaliste. Il faut un véritable service public de la mer. C'est ambitieux à inventer mais nécessaire. Cela passe par des chantiers navals publics, avec des personnels formés, au statut stable, des choix de construction aux services des besoins, notamment celui de navires répondant à des normes de sécurité élevées. Cela demande, par exemple, une réorientation des chantiers de Saint-Nazaire, qui fabriquent essentiellement des bateaux pour la poignée des plus riches de la terre en mal de voyages de luxe. Cela signifie des suivis techniques approfondis des navires, depuis leur construction jusqu'à leur destruction.

Cela implique un nombre suffisant d'inspecteurs correctement formés, indépendants, et un corps de gardes-côtes européen. Cela signifie une codification précise, avec des normes sociales élevées, de la profession des marins du monde, dans le cadre de l'OIT. Un plan de destruction des 4 000 navires décrétés à risque doit de toute urgence être décidé. Obtenir cela, qui est simplement juste, demande une lutte acharnée. Les syndicats de marins, les coordinations contre les marées noires, différentes associations y travaillent. C'est difficile, car il faut d'abord aller à la recherche d'informations camouflées dans une jungle savamment inorganisée. C'est pourquoi une coordination permanente de toutes les associations locales serait utile, au niveau européen et mondial, pour organiser une résistance têtue et large à cette forme déjà achevée de la mondialisation capitaliste. Au Parlement européen, nous organiserons, début 2003, une rencontre avec les acteurs de ce secteur qui auront toute leur place dans les prochains forums sociaux, à Porto Alegre et à Saint-Denis, pour inventer une autre mer possible !

Tiré sur site de Rouge, hebdo de la LCR, http://www.lcr-rouge.org