Entre "lungos" et "señoritos": une vision colombienne du Venezuela by RISBAL Thursday December 26, 2002 at 11:35 AM |
risbal@collectifs.net Bruxelles, Belgique |
Hector Mondragon nous offre ici une vision croisée des luttes dans le secteur pétrolier au Venezuela et en Colombie.
Entre
"lungos" et "señoritos" Par
Héctor Mondragón, 23.12.02. *
Dans la raffinerie de pétrole
de Barrancabermeja, on appelle lungos les ouvriers destinés
au travail manuel difficile. Quasi tous sont intérimaires et
vivent dans les bas quartiers. Quand ils font grève, les systèmes
automatisés garantissent une production minimum, même si
la majorité des ouvriers qualifiés se joignent à
la protestation, car, durant ce temps, l’usine ne s’arrête pas,
les directeurs, ingénieurs et superviseurs maintenant les opérations
pour quelques semaines moyennant des "plans de contingence". Actuellement, le syndicat
des travailleurs du secteur pétrolier de Colombie, la USO,
prépare une grève pour répondre à l’offensive
du gouvernement Uribe et d’Isaac Yanovich, le banquier des investissements
privés nommé président de l’entreprise publique
ECOPETROL.
Les ouvriers, qui, moyennant leur lutte, obligèrent à
créer l’entreprise nationale ECOPETROL, ont résisté
durant ces 25 dernières années à sa privatisation,
en payant un lourd tribut: 100 dirigeants et activistes syndicaux assassinés
(4 en 2002, année durant laquelle furent assassinés 160
syndicalistes en Colombie), 2 disparus, 10 séquestrés,
31 détenus (6 d’entre eux encore en prison) et 250 licenciés
(dont 11 il y a peu). Dans des conditions aussi
difficiles, les ouvriers du pétrole colombiens préparent
leur grève pour début 2003. La victoire du mouvement dépendra
de leur capacité à stopper la production. Pour cette raison,
grande est l’activité du syndicat et du gouvernement pour gagner
à leurs côtés les ingénieurs et les superviseurs.
Si ces derniers ne font pas grève, les ouvriers n’auront pas
d’autres choix que de bloquer les usines, une action qui implique d’affronter
la répression militaire qui en 1971 – tous s’en souviennent –
élimina d’une balle l’ouvrier Fermín Amaya quand il allait
stopper la raffinerie de Barranca. Dans le pays voisin, au
Venezuela, c’est le monde à l’envers. Là-bas, les lungos
travaillent intensément alors que l’appel à la grève
est suivi avec ferveur et sans vaciller par les directeurs. Le 2 décembre,
la direction de la raffinerie de PdVSA [l’entreprise nationale du pétrole
vénézuélienne, NdT], dès les premières
heures, bloqua l’entrée de la raffinerie empêchant, avec
des véhicules, le passage des travailleurs, des lungos,
de ceux qui massivement se présentèrent à leur
poste de travail. La même direction générale de
la raffinerie fut rejointe par le personnel exécutif en charge
des relations du travail pour empêcher le passage. Mais ce sont les ordinateurs
contrôlant la gigantesque industrie pétrolière automatisée
qui ont été la force de la grève au Venezuela.
Bien qu’officiellement PdVSA soit une entreprise publique, ses ordinateurs
sont dans les mains de l’entreprise mixte (privé-public), Intesa,
où une grosse partie du savoir-faire technique est en possession
de son associée privée, la Science Aplications International
Corporation S.A.I.C., une transnationale informatique qui compte
parmi ses administrateurs les ex-secrétaires d’Etat étasuniens
à la Défense William Perry y Melvin Laird, les ex-directeurs
de la CIA John Deutch, Robert Gates et l’Amiral Boby Ray Inman (ex-directeur
de la National Security Agency) et des militaires retraités
comme les généraux Wayne Downing (ancien commandant en
chef des Forces spéciales des Etats-Unis) et Jasper Welch (ex-coordinateur
du Conseil de Sécurité Nationale). C’est depuis les centres
informatiques que le hold-up des bateaux pétroliers a été
dirigé. Plusieurs capitaines de bateaux l’appuyèrent,
même si, de toute façon, les embarcations étaient
obligées d'accoster, étant donné qu’aucun ne bouge
s’il n’est pas dirigé depuis les centres informatiques de commandement.
Les ordinateurs arrêtèrent des opérations clés
des raffineries et les fournitures de gaz vital pour l’industrie métallurgique
de l’Est. Ce sont des lungos de Guayana qui durent récupérer
le gaz. Le personnel à gros
salaires, privilégiés et commissions de managers, chefs
du personnel, ingénieurs et capitaines de bateau se sont convertis
en une arme efficace de contrôle politique des transnationales
qui veulent privatiser l’industrie pétrolière du Venezuela
(et en Colombie et en Equateur et au Brésil …). Une telle classe moyenne,
ayant un pouvoir d’achat, est aujourd’hui la base de la droite en Colombie
et au Venezuela (et vote pour Bush, pour Aznar ou Berlusconi). C’est
la force électorale d’Uribe Vélez et du coup d’Etat de
Fedecamaras [la fédération patronale vénézuélienne,
NdT]. Si Washington utilise la
manière forte en Colombie et un gant de velours au Venezuela,
dans les deux cas, cette politique est soutenue par cette classe "moyenne",
qui, comme Bush, est sourde à entendre les meurtres de syndicalistes
en Colombie, mais crie si on touche à un cheveu d’un directeur
ou d’un capitaine vénézuélien, cette classe "moyenne"
qui se tait si on enlève la terre aux deux millions de déplacés
en Colombie, mais hurle si la loi des Terres menace les fincas
improductives des propriétaires fonciers vénézuéliens. Le 16 septembre, les paysans
colombiens furent cruellement traités quand ils se mobilisèrent
sur le bord des routes: nourriture brûlée, eau potable
refusée, encerclements par les militaires, leaders arrêtés,
trois disparus, des délégués internationaux solidaires
déportés. Sept des dirigeants de la mobilisation ont été
assassinés depuis, un autre disparu et plusieurs harcelés
ou menacés de mort. L’accusation … "bloquer les routes".
Au Venezuela, les blocages ("trancazos") réalisés
avec leurs Mercedes Benz ou leur BMW par les classes moyenne et supérieure,
ont été respectés. A Cali, en Colombie, les
travailleurs des entreprises publiques luttent contre la privatisation.
Les jeunes travailleurs, apprentis du SENA, se battent pour que cet
institut reste public. Leurs marches et manifestations sont sans cesse
et brutalement attaquées. De cela, les grands médias internationaux
ne disent rien, ils ne parlent pas non plus des affrontements quotidiens
qui se produisent sur la côte des Caraïbes, quand une entreprise
électrique privatisée essaie de couper l’électricité
de milliers d’endettés. Ni les protestations populaires, ni la
répression d’Etat ne sont relayés par les médias
internationaux car l’image que les médias projettent de la Colombie
est celle d’un pays de terrorisme et de drogue. Le classe "moyenne"
devrait cependant regarder ailleurs. Car elle peut devenir la victime
de ses héros. Ça a été le cas en Argentine
avec le corralito. Quand tout le peuple s’est mobilisé,
uni, contre les banquiers et a été dénoncé
pour cela par les médias. Mais tant que ceci ne se
produira pas, nous verrons les señoritos de l'Est de Caracas,
du Chicó de Bogota et de Miami, être les chéris
des médias. * Héctor Mondragón
est économiste et activiste colombien.
Une vision colombienne
du Venezuela
Traduction (esp-fr): Frédéric
Lévêque
RISBAL