Les Argentins qui ne descendirent pas des bateaux - 510 ans dans le "corralito" by RISBAL Wednesday December 04, 2002 at 11:53 AM |
risbal@collectifs.net Bruxelles, Belgique |
La blague est vieille : les Mexicains descendent des Aztèques; les Péruviens, des Incas ; et pour ce qui est des Argentins? Ils descendent des bateaux. Jusqu'en 1994, la Constitution argentine ordonnait aux pouvoirs de l'État de "maintenir une relation pacifique avec les Indiens et de promouvoir leur conversion au catholicisme". Aujourd'hui, les choses ont changé sur le papier, mais la réalité continue obstinément: même en temps de campagne électorale, les indiens ne font pas partie de l'agenda des politiciens. Certains pensent que l'appauvrissement du pays permet, paradoxalement, aux Argentins de reconnaître que la blague du bateau n'est absolument pas une réalité.
Les indiens, 510 ans
dans le corralito (1) Par Cecilia Gonzalez* La blague est vieille : les Mexicains
descendent des Aztèques; les Péruviens, des Incas ;
et pour ce qui est des Argentins? Ils descendent des bateaux. Jusqu'en
1994, la Constitution argentine ordonnait aux pouvoirs de l'État
de "maintenir une relation pacifique avec les Indiens et de promouvoir
leur conversion au catholicisme". Aujourd'hui, les choses ont
changé sur le papier, mais la réalité continue
obstinément: même en temps de campagne électorale,
les indiens ne font pas partie de l'agenda des politiciens. Certains
pensent que l'appauvrissement du pays permet, paradoxalement, aux
Argentins de reconnaître que la blague du bateau n'est absolument
pas une réalité. BUENOS AIRES, ARGENTINE - Il
est né il y a 43 ans dans la province de El Chaco et
répond au nom Felipe Cerón. Il s’identifie comme indien
toba, un des 20 peuples originaires qui habitent encore l'Argentine
(voir
carte de répartition des ethnies), et il vient d’être
père pour la septième fois. Paradoxes de la vie, son
fils est né juste le 12 octobre, le jour du 510ème
anniversaire du début de la conquête espagnole. "Je
vais l’appeler Cristóbal", plaisante ce petit homme
brun, à la parole lente, arrangeant quelques chaises à
la porte de sa maison dans le quartier Presidente Derqui, à
une heure et demie du centre de Buenos Aires. Il ne nommera pas l’enfant Cristóbal,
mais ne pourra pas non plus le baptiser sous le nom de Doiqui, nom
toba qui signifie "miraculeux", parce que jusqu'à
aujourd'hui l'État argentin empêche les indigènes
d'utiliser leurs noms originaux. "Ils disent que ces noms
sont incompréhensibles, que ce sont des noms de choses, et
ils ne veulent pas les enregistrer". Ils n’ont même pas le droit d’utiliser
leurs noms. Les quelques un million d’indigènes argentins,
dispersés dans des communautés dans 21 des 23 provinces
voient défiler l'histoire de leur pays sans faire partie des
priorités de l'agenda politique national. "La lutte
commence à prendre forme, on ne peut plus cacher davantage
les aborigènes argentins", confie Felipe, installé
dans cette communauté de 32 familles toba qui, il y
a six ans, ont obtenu que l'archevêché leur donne le
terrain où, depuis lors, ils essayent de récupérer
le sens de la coexistence et du travail communautaire de leurs ancêtres. Il semblerait que certaines victoires
ont été acquises. La même année où
l'Armée Zapatiste de Libération Nationale est apparue
au Mexique, la lutte indigène argentine s’est développée
et les peuples ont obtenu la reconnaissance par l’Etat d’une série
de droits, au moins sur le papier. C’est que jusqu’au 10 août 1994,
la Constitution argentine en la matière mandatait le Congrès
"à maintenir une relation pacifique avec les Indiens
et à promouvoir sa conversion au catholicisme". Le
texte changea durant le gouvernement Menem pour reconnaître
la préexistence des peuples indigènes argentins, garantir
le respect de leur identité et le droit à une éducation
bilingue et interculturelle, reconnaître leur personnalité
juridique pour leur donner la possession des terres qu'ils occupent
traditionnellement et pour arranger la cession d’autres terres. Mais
dans la pratique, ces droits ne sont pas appliqués. "C'est un État qui a
systématiquement nié la présence indigène
et même s’il a changé le cadre légal pour y inclure
des droits spéciaux, il ne les a pas mis en pratique",
explique la chercheuse Morita Carrasco, membre du Groupe d'Études
sur les aborigènes. "Ils continuent à nous ôter
des territoires", complète l'indien kolla Mario
Barrio, "parce que quand ils y trouvent des richesses, ils
nous déplacent". C'est pourquoi, les Mapuches installés
en Neuquén n'ont pas pu gagner la bataille qu’ils mènent
depuis une décennie contre l'entreprise espagnole Repsol
YPF pour éviter qu'elle continue à polluer l'eau
et le sol de leurs territoires en exploitant les hydrocarbures. C'est
pourquoi, les Guaranís de Misiones n'ont pas
obtenu que l'entreprise argentine El Moconá cesse de
détruire des arbres. Avec la Constitution dans la main, les
Indiens devraient avoir gagné à l’avance ces batailles
et beaucoup d’autres mais, insiste Barrio, tout reste sur le papier. Pur désert Cela a l’air d’une plaisanterie. Les
huarpes de la province de Mendoza faisaient déjà
partie de l'histoire, ils étaient une des nations indigènes
éteintes. Mais "ils ont réapparu
soudainement". Il y a cinq ans, un prêtre italien
a révisé les registres de mariage d'une des régions
viticoles de Mendoza, et a trouvé que les noms de famille de
ceux qui s’étaient mariés il y a trois siècles,
et qui s’étaient identifiés comme indiens, correspondaient
aux noms de famille actuels d'une communauté qui vivait dans
une lagune. C'étaient les huarpes,
qui pratiquaient les mêmes cérémonials de survie
que leurs ancêtres, à partir de la pêche et de
l'ensemencement de blé, et qui, depuis lors, ont entamé
un processus de récupération culturelle. Ils ont exigé
leur reconnaissance juridique comme communauté, la province
fit un décret-loi pour exproprier les terres, les acheter et
les restituer aux indigènes. Cela semble être une fin heureuse,
mais cela ne l’est pas vraiment, explique Tomás Natiello, membre
de l’Equipo Nacional de Pastoral Aborigen. "Pourquoi
il n'y a pas eu de problèmes pour donner la terre? Parce qu’il
s’agit d’un pur désert, aucune entreprise n'avait d'intérêts
là-bas". "Nous n’avons
pas les mêmes droits" Outre le territoire, les indigènes
argentins exigent du respect et un traitement égalitaire, mais
le chemin paraît encore long. Un cas récent : à l'aube
du 17 août passé, une centaine de policiers a envahi
la communauté indigène Toba Nam Qom, dans
la province de Formosa, située dans le nord de l'Argentine.
Vêtus de vêtements civils,
ils ont investi des maisons, ont frappé des gens, ont
arrêté une trentaine de personnes, parmi elles une femme
enceinte dont l’accouchement a été avancé de
deux mois après les faits. Tout cela, sans mandat. On a appris ensuite que les gardes
sont entrés pour rechercher les hypothétiques assassins
du policier Juan de la Cruz, dont le corps avait été
retrouvé un jour plus tôt dans lesalentours
de la communauté Toba. L'histoire est consignée de
manière partielle dans les journaux. Timoteo Francia la reconstruit.
Peau foncée, yeux fendus, avec un long profil qui le ferait
passer sans problème par un descendant direct des Aztèques,
cet aborigène explique que les prisonniers ont été
torturés, et que la communauté continue à être
surveillée par la police. Les autorités ne reconnaissent
pas cette violation des droits humains commise contre les indigènes,
un cas qui a déjà été dénoncé
par des organisations locales et internationales. "S'il y eu de présumées
implications dans les abus policiers, cela n'auraient pas été
exagéré", a expliqué le ministre
du gouvernement de Formosa, Elvio Borrini, au journal local
El Comercial le 1er septembre. "L'attaque contre notre
communauté démontre que nous n'avons pas les mêmes
droits que les non indigènes", dit Francia. "Mon pays n’a
pas d’identité" Une vieille blague parcourt l'Argentine:
les Mexicains descendent des Aztèques; les Péruviens,
des Incas ; et pour ce qui est des Argentins? Ils descendent des bateaux.
Cette tentative de résumer l'histoire argentine uniquement
à partir de l'arrivée massive d'Espagnols et d’Italiens
démontre qu’il y a un problème d'identité, alerte "C'est pourquoi si tu demandes
à un Argentin ce qu’il pense de son pays, il te répondra
qu’il ne l’aime pas, cela n’est pas le cas, par exemple, avec les
Mexicains. Nous avons vécu en tournant le dos à notre
histoire, en croyant que tout a commencé avec l'indépendance,
en 1810, et non 11 mille ans avant le Christ, et tant que tous les
Argentins ne reconnaîtront pas ceci, le pays est foutu. "Pour pouvoir te mettre debout,
tu dois avoir une base historique, c'est pourquoi pour moi, il est
important que l'Argentine se fonde une histoire beaucoup plus riche
que celle du débarquement des bateaux. A part cela, si nous
l'avons fait, c’est parce qu'ils nous ont jetés d’Europe, cela
aussi il faut le rappeler", dit ce jeune descendant d'Italiens. *** Le
510ème anniversaire de l'arrivée des Espagnols
en Amérique a servi aux organisations sociales, qu’elles soient
de droits humains, de travailleurs ou d’indigènes, pour une
fois de plus élever la voix. A l'Université
des Mères de la Place de mai, sa dirigeante, Hebe de Bonafini,
a décrit la Campagne du Désert qu’a dirigée,
en 1879, le président Julio Argentino Roche pour en finir avec
les aborigènes de la Patagonie. Juste
un siècle plus tard, engagé dans d’autres types de disparitions,
le dictateur Jorge Rafael Videla rappela et applaudit "le geste". Douleur
partagée L'"Europe de l'Amérique" est
en crise et ne sait pas comment en sortir. Il y a un an, sa monnaie valait un
dollar, elle vaut aujourd'hui presque quatre fois moins, et beaucoup
d'Argentins se demandent encore ce qui s’est passé. Les indigènes n'ont pas ce type
de préoccupations. Ils voient même la crise économique
avec optimisme. Les élections présidentielles
arrivent. Elles sont programmées pour le 30 mars de l’année
prochaine, bien que tout peut arriver dans un pays qui vit une telle
instabilité depuis décembre de l’an passé. Les indigènes n’apparaissent
pas dans les discours des candidats, mais cela ne leur importe que
très peu. "Nous n'achetons à personnes les petits
miroirs colorés des offres politiciennes, et nous ne nous allierons
à personne", dit le dirigeant mapuche. "Nous
ne croyons pas dans les aumônes du péronisme ni dans
les mensonges du radicalisme", ajoute Marisia Alma, une indigène
kolla avec un sourire permanent dans le regard. La crise, thème
central en Argentine, ne surprend ni n’alarme Jorge Nan, de l'Association
de Communautés Indigènes Mapuches. "Mais
nous ne pouvons pas non plus nous taire, parce que quand les intérêts
internationaux étranglent les gouvernants de l'Argentine c'est
bien, ah!, mais qu'il ne faudrait pas que nous parlions de souveraineté
et d'autodétermination parce que, disent-ils, nous violons
les lois de l'Etat.". Juan Bautista Aramallo, président
du Centre Kolla, est plus ferme : "Mais qu’est-ce qui
peut nous alarmer dans cette crise alors que nous savons ce qu’est
le corralito depuis 510 ans?", nous interroge-t-il. "A
nous, il n’est pas nécessaire de nous raconter ce qu’est la
faim, le déracinement, la souffrance. Nous, cela fait 510 ans
que nous vivons les effets de la globalisation, la soumission et l'esclavage".
Les Indiens sont d’accord sur le fait que si la crise ne les affecte
pas particulièrement, c’est dû au fait que les 20 nations
aborigènes argentines considèrent selon leur cosmovision
l'accumulation de richesses comme un axe de la pensée occidentale. "Nous n'avons jamais eu d'argent
en banque, notre philosophie n'est pas d'accumuler de la richesse,
mais de vivre en harmonie avec la (Mère) nature",
dit le kolla Mario Barrio. "Les
aborigènes ne sont pas nés avec des entreprises, ils
n'ont pas de banques, ils n'ont rien", signale le toba
Felipe Cerón, "ceux qui souffrent sont ceux qui vivent
pour accumuler. Ici sont déjà passés Perón,
les coups d’Etat militaires, la dictature, (Carlos) Menem, et, nous,
nous continuons notre vie". Kolla, Enrique Mamaní
n'est pas tellement optimiste. "Nous sommes nombreux à
dire que cela ne nous importe que très peu, que cela fait 510
ans que nous luttons,
et que cette crise n’est qu’une étape de plus, mais que dans
la profondeur de la crise davantage de frères meurent parce
que si avant les dirigeants pouvaient résoudre la situation
sociale des blancs, maintenant ils ne peuvent plus et donc encore
moins répondre à nos réclamations, nous restons
une fois de plus en queue de peloton". Le journaliste Prises Natiello y voit
un avantage substantiel: "Comme l'Argentine est maintenant
aussi pauvre que les autres pays de l'Amérique latine, il est
plus facile de mettre dans la tête des gens qu’il y a aussi
des indigènes. Il y a 10 ans, personne ne l'aurait cru." * Article original paru dans La Jornada
– supplément Masiosare, le 10.11.02. Traduction : Frédéric
Lévêque. Note du traducteur : (1) Le corralito, c’est la mesure
de gel partiel des comptes bancaires pris en décembre 2001.
Les Argentins qui ne descendirent
pas des bateaux
Ils ont accusé huit indigènes,
sans preuves, dans le cadre d’un processus judiciaire en cours.
"Il est évident
que cette situation nous rapproche des non indigènes",
assure le dirigeant mapuche Miguel Leudan. Il devient didactique
: "Il paraît que quand on endommage quelque chose à
quelqu’un et qu’il le dit à un autre, cet autre ne le comprend
pas jusqu'à ce qu’à lui aussi on lui endommage quelque
chose. Nous avons souffert des centaines d'années, et maintenant
les non indigènes vivent la même chose. Comme nous durant
des siècles, on touche à leur dignité".
"Los Argentinos que no bajaron de los barcos"
http://www.jornada.unam.mx/2002/nov02/021110/mas-cecilia.html