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Le National Post soupçonne Jean Chrétien de complicité avec le terrorisme
by un commando « Critique immuable » Wednesday November 20, 2002 at 01:10 AM

Ce texte porte les causes du terrorisme... dans la foulée des déclarations de Jean Chrétien à ce sujet et de la réaction du National Post.

Il y a un an, quand des intellectuels ont osé dire que la cause du terrorisme est ultimement la misère du monde, entre autres dans le but de ralentir le va-t-en-guerre, on les a trouvés pathétiquement hors d'ordre, au pire on les a taxés d'irresponsables qui ne savent pas être reconnaissant envers la démocratie de pouvoir dire de telles sornettes. Bref, on considérait que la guerre au terrorisme pouvait supporter la critique marginale des intellectuels. Eh bien ce n'est plus le cas ! Car tout le monde le sait maintenant : la guerre contre le terrorisme est restée vaine parce qu'elle n'a pas permis de vraiment circonscrire un front de résistance de l'ennemi ; parce qu'elle demeure sans butin - sauf les quelques malchanceux détenus illégalement aux USA et à Guantanamo, qui sont en nombre inadmissiblement élevé compte tenu de l'illégalité de cette détention - , et parce qu'elle s'est avérée impuissante à rassurer le peuple américain, qui subit encore les conséquences de mises en alerte nationales qui n'ont d'autres fondements, de l'aveu même de l'État américain, que de simples rumeurs de menace. Tout porte à croire que les coups de scalpel ont contribué à disséminer le cancer, peut-être même à le généraliser, et que la machine à rayons X est en panne. C'est dans ce contexte inavouable qu'il se trouve tout de même des hommes d'État qui commencent maintenant à se demander comment agir à long terme sur les dispositions qui favorisent le terrorisme tout en continuant la guerre sainte contre celui-ci. En l'occurrence, on a pu entendre notre Premier ministre dire dans la semaine même du 11 septembre 2002 que la misère du monde n'était pas étrangère à l'émergence du terrorisme... on venait donc d'entendre Chrétien acquiescer à ce que plusieurs personnes crient dans le désert depuis belle lurette.

Il n'en fallait pas plus pour que les néolibéraux intégristes se mettent à hurler contre l' « irresponsabilité » du Premier ministre. Mais la situation est maintenant plus ingrate pour ces partisans du va-t-en-guerre : s'il y a un an les conjectures des intellectuels à propos des causes complexes du terrorisme pouvaient être ridiculisées sous le souffle de la politique d'exception, les voilà aujourd'hui obligés de tenter de penser puisque l'État - sous la figure du p'tit gars de Shawinigan - set met lui-même à penser.

Leur première intervention à la suite de celle de Chrétien a consisté à mettre sur pied, dans le National Post, un laboratoire de sophistique consacré à l'invalidation de la proposition « la cause du terrorisme est la pauvreté » (cf. D. Gratzer, « Terrorism, not poverty, is the enemy » et Mark F. Proudman, « Crimes of the Rich », National Post, 14 septembre 2002). À en croire ce journal, cette opinion compte parmi celles qui sont les plus dangereuses et requiert une réflexion thérapeutique soutenue pour l'éradiquer. Bien sûr, le même journal est certainement prêt en tout temps à sonder les croyances des gens quant à l'utilité d'une attaque contre l'Afghanistan ou l'Irak afin de faire plébisciter informellement ces opérations même s'il sait bien que tout le monde est dans le brouillard et n'a en fait aucun moyen de justifier son opinion à cet égard. En tout cas, pour les intégristes du célèbre journal, une chose est claire à propos de l'opinion du Premier ministre : ils ne vont pas ouvrir la boîte de Pandore du sondage dans l'espoir de voir le sens commun rabrouer l'opinion du Premier ministre sur les causes du terrorisme. C'est probablement parce qu'il n'est pas sûr du tout que les résultats iraient dans le sens d'une condamnation du p'tit gars de Shawinigan, que le National Post devient aussi condescendant à l'égard du bon peuple, soucieux qu'il est de bien faire comprendre qu'il y a des choses que l'on ne peut apprendre que de la parole autorisée et, en fait, autoritaire, ce qui n'est pas étonnant : l'autoritarisme étant l'autre face du populisme. Quoi qu'il en soit, sur la question de la cause du terrorisme, nos amis se sont enfin décidés à dire la « vérité ».

Ce que le National Post nous fait découvrir est que la pauvreté n'est pas la cause du terrorisme puisqu'il aurait toujours été le fait de gens aisés. D'ailleurs, on le sait, les pauvres sont trop occupés à survivre pour même imaginer une révolution - propos méprisant mais dont le contenu de vérité échappe à celui qui le formule. Manifestement pressés par la nécessité de montrer la différence qu'il y aurait entre les gens aisés qui deviennent terroristes et ceux - comme nos écrivaillons du National Post - qui ne le deviennent pas, ces docteurs néolibéraux en sont réduits à bricoler le postulat suivant : les gens aisés qui en viennent à poser des actes terroristes sont des intellectuels qui, souvent, « n'ont même pas travaillé une seule journée de leur vie », comme le dit avec conviction M. Proudman. Fort d'une citation de Raymond Aron, Proudman précise sa pensée et affirme que la cause du terrorisme est « l'anxiété de statut de l'intellectuel révolutionnaire ». Dit plus franchement, c'est le fait de souhaiter que le monde change, et d'avoir cette idée avec le minimum de réalisme permettant de constater que les plus miséreux ne savent pas souvent que ce soit même possible, qui fait de l'intellectuel, qui a ces mauvaises pensées, littéralement, un proto-terroriste. Il est évident que nos néolibéraux, ne considérant pas la pauvreté comme un échec de la société mais les pauvres comme des serfs, ont tendance à voir leur « déviance » comme celle de sous-hommes, c'est-à-dire comme celle d'hommes, par essence individualistes, qui sont malheureusement diminués du fait même d'être dépourvus de la puissance de voir de manière durable à leur intérêt. Cela dit, l'intellectuel de gauche ou l'islamiste terroriste qui sont mis sur le même plan - c'est que les intellectuels partageraient avec la noblesse (Proudman fait ici référence à Ben Laden) cette tendance ignoble à la fainéantise - sont l'expression de « déviances » beaucoup plus dangereuses selon nos amis néolibéraux. Quant à savoir plus finement comment l'intellectuel qui serait un terroriste accompli serait lui-même la cause de sa décision pathologique en faveur de la terreur, c'est le grand silence. Alors que l'on cherche compulsivement à comprendre pourquoi un malheureux délirant décide de massacrer sa famille - ce qui autorise le voyeurisme le plus dégoûtant - , aucune trace des causes fines, c'est-à-dire des justificatifs du terroriste n'ont ici droit de cité. On nous laissera émettre l'opinion que d'oser parler des justificatifs des terroristes pourrait ouvrir le ronron de la sphère publique sur un débat de fond à propos du politique. Et c'est là le vrai danger du terrorisme et, du coup, des intellectuels, par essence proto-terroristes, selon nos amis. Si ce n'était de la relique qu'est la Charte des droits et libertés, les gens du National Post auraient très bien pu en appeler, au nom de la guerre préventive de l'État administratif - post-politique - contre le terrorisme, à l'arrestation de tous ceux qui ont vaguement l'idée de changer le monde : ils sont la cause du terrorisme et nos amis ne croient pas devoir justifier ce point de vue. Nul doute que la stérilité de la guerre contre le terrorisme, guerre extrêmement coûteuse et donc de plus en plus contrainte symboliquement par l'obligation de résultats, a contribué depuis un an à faire passer l'intellectuel non aligné de clown pathétique à terroriste potentiel dans le discours des mollahs du néolibéralisme. Mais comme la plupart des intellectuels post-11-septembre-2001, nous résisterons de la façon dont nous avons toujours résisté - en ajoutant notre fiel non-mortel mais ô combien humiliant. Nous réitérons notre engagement à débusquer la répugnante imbécillité là où elle est, en l'accablant de son propre nom avec les seules armes de la raison.

Rappelons pour le bénéfice des cerveaux jetables du National Post, à titre essentiellement pédagogique, qu'Aristote, déjà, au nom d'une forme d'intelligence réaliste, avait ouvert grandement le champ sémantique du concept de cause en distinguant quatre types de causes, ce que notre Premier ministre semblait savoir lui-même de manière implicite ou instinctive quand il a affirmé que la pauvreté (que nous appellerons en aristotéliciens de circonstance, la cause « matérielle  ») n'était certes pas la seule cause du terrorisme. Bien sûr, notre Premier ministre sait également, à l'instar du National Post, que la cause efficiente du terrorisme est le terroriste. Mais il est remarquable de l'avoir entendu dire, un peu, quelle pouvait en être la cause matérielle. On ajoutera que dans l'horizon d'une herméneutique aristotélicienne, la cause finale - qui dans ce cas-ci fusionne avec la cause formelle - du terrorisme est le rappel urgent et radical du politique, ce que les ultra-libéraux veulent faire oublier, comme nous l'avons dit plus tôt. On peut bien appeler à la rescousse Raymond Aron pour réaffirmer que la bile noire des intellectuels, sécrétée par la croyance révolutionnaire, est la source de la décision du terroriste en faveur du terrorisme, il faut tout de même admettre que cette croyance et ses conséquences dans l'agir sont expressifs d'une volonté de brusquer le champ du vivre-ensemble-administré, en faveur du retour du politique. Il n'y a pas un seul projet politique digne de ce nom qui ne se soit aussi traduit par un recommencement radical, c'est-à-dire impliquant une certaine violence symbolique ou réelle. Il n'est donc pas étonnant que le terroriste tragiquement impuissant devant un monde social de plus en plus administré prenne des moyens démesurés pour rappeler expressivement la qualité de rupture dont peut s'autoriser l'implication réellement politique dans ce qui n'est plus politique mais se fait passer pour tel.

Tout le monde démocratique est happé par la profondeur de son incapacité à se comprendre d'un point de vue politique. Nos démocraties jouent à refonder périodiquement la représentation citoyenne dans des gouvernements qui leur avouent pourtant du même souffle leur impuissance proprement politique, c'est-à-dire leur incapacité de remettre en cause le cours des choses par des décisions politiques. Chaque politicien de nos démocraties avoue chaque jour être dans l'incapacité de décider quoi que ce soit d'ordre politique et de le réaliser, sous prétexte que mille facteurs (économiques le plus souvent) l'en empêchent. Nos démocraties ne voient pas la suprême ironie du fait qu'elles font la sourde oreille à la signification pourtant purement politique de la décision terroriste. Elles laissent l'armée des administrateurs de la société libérale répéter que sa signification est circulaire : le terrorisme est causé par le terroriste. Pour les administrateurs de la pensée à qui la démocratie confie son besoin d'explications des causes, le terrorisme n'est même pas d'essence pathologico-criminelle - il n'est pas le fait de sous-hommes pris dans la névrose de l'insatisfaction de leurs désirs «  causés » par de multiples facteurs sociaux que l'on cherche à comprendre avec la seule fin d'exercer un meilleur contrôle social. Le terrorisme est le mal radical, parce qu'il allie la violence et le politique pour rappeler que la violence peut réinstaurer le politique contre la tendance vers une administration universelle de la misère des hommes. On peut bien penser que ces fous du politique exagèrent et que l'on vit encore dans des sociétés, malgré tout, politiques. Soit. Mais cette modération ne doit pas prendre à la légère l'aveuglement des néolibéraux contemporains qui ont voulu donner une explication causale du terrorisme qui soit une alternative à celle proposée par Jean Chrétien, car cela les a menés finalement à affirmer que la libre pensée est la grande cause aveugle (matérielle, formelle, efficiente mais non finale) du terrorisme.

Contre ce rappel de l'essence politique du terrorisme, on pourrait faire valoir que le terrorisme des islamistes ne revendique ultimement que le salut des martyrs et, du coup, n'affirme que la conviction d'une transcendance de la vérité de la communauté des hommes par rapport à la société réelle. Mais justement, c'est là que notre guerre contre le terrorisme devient encore plus troublante que tous les terrorismes. Si nos sociétés présumées politiques ne croient pas qu'il soit important de condamner l'exception islamiste parmi les terrorismes, à travers l'idée qu'il s'agit là d'une expression de refus qui dépasse la dialectique du politique, alors nos sociétés exposent comment elles ne font plus elles-mêmes de place à la signification politique de la dissidence radicale. Elles sont sur la pente d'un totalitarisme encore plus dangereux que ce qui n'est au fond que l'utopie existentiellement exacerbée des terroristes religieux. L'ironie est que l'on doit admettre que ceux-ci, en dernière instance, auront contribué à l'explicitation de cette tendance.

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P.S. Ce texte n'est pas un endossement du terrorisme. Mais il est certainement une réflexion compréhensive à propos du terrorisme. En cela, il n'est pas simplement un texte qui prétend se pencher «  objectivement » sur les causes du terrorisme. Bien que nous comprenions la stratégie de la « distanciation scientifique » utilisée par moult intellectuels pour faire entendre les nuances de leur point de vue, point de vue, en dernière instance éthico-politique avec une clause de réserve morale (toujours énoncée en tête de leur prise de parole), nous croyons que cela fait le jeu du « moralisme du plus fort  » instauré par Bush - lorsqu'il déclare par exemple : « ceux qui ne sont pas avec nous (qui sommes moralement purs) sont contre nous ». C'est précisément parce que le phénomène terroriste dépasse de fait le point de vue moral pour forcer l'éclosion du point de vue politique, que l'on ne peut peut-être plus jouer le jeu de la confession morale antiterroriste devant ceux qui ont substitué le moralisme à la légitimité politique pour rendre encore plus dangereuse la mobilisation de la pure puissance répressive. Désormais, on ne devrait pas seulement prétendre saisir les causes du terrorisme, mais prétendre comprendre sa signification politique. Comprendre, ici, veut dire : ne pas hésiter à considérer le point de vue terroriste en voyant comment il est une injonction au devoir de légitimisation auprès de la société qu'il agresse. C'est précisément cela qui est nié dans tout le bricolage idéologique hystérique depuis un an. Il ne faudra pas nous faire enfermer sous prétexte que nous affirmons que la cause finale du terrorisme est de secouer la société administrée qui fusionne avec le moralisme hystérique, par le moyen d'une violence qui rappelle l'essence du politique à la société. Car il faudrait alors faire enfermer moult penseurs contemporains. Incidemment, un Habermas a déjà affirmé ceci à propos du terrorisme :

« Although this may be very unpopular view, I think we must say that terrorism is not an irrational phenomenon (...) in its own way, it is an attempt to reaffirm politics in the face of pure administration » (Peter Dews, Autonomy and solidarity : Interviews with Jürgen Habermas, 1986, pp. 71-72)


Il s'agissait de la misson 51 contre l'opération américaine « liberté immuable ».

Ce texte a été écrit par un auteur qui tient à rester anonyme et qui ne doit pas être confondu avec Chantal Hébertt. Il oeuvre pour la nouvelle opération de réflexion radicale : « Critique immuable ». N'hésitez pas à vous rendre aux quartiers généraux de la résistance de la raison : http://www.critiqueimmuable.org.